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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1858"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/1858revuebritann05saul 


EEYHE 


BRITArSISlQï 


n 


TYPOGRAPHIE  HENNUYER,    RUE   DU    BOULEVARD,    7.   BATIGNOLLES. 

fSoulovard  extérieur  de  l'aris. 


REVUE 


BRITANNIQUE 


REVUE  INTERNATIONALE 

CHOIX  D'ARTICLES 

extraits  des  meilleurs  écrits  périodiques 

DE  LÀ  GRANDE-BRETAGNE  ET  DE  L'AMERIQUE 

COMPLÉTÉ  PAR  DES  ARTICLES  ORIGINAUX 

SOUS  LA  DIRECTION  DE  M.  AMÉDÉE  PICHOT. 


ANNÉE  1858. -HUITIÈME  SÉRIE. 

TOME    CINQUIÈME. 


PARTS 

AU  BUREAU  DE  LA  REVUE,  RUE  NEU VE-SAINT- AUGUSTIN ,  60. 


ROTTERDAM 


CHEZ    M.    Kl.  AME  H  S, 
Libraire-Édileur. 


MADRIP 

CHEZ  BAILLY-BAFLLIÈRE, 

Libraire  de  Leurs  Majestés. 

NOUVELLE-ORLÉANS,    A   I.A  LIBRAIRIE  NOUVELLE. 

1858 


SEPTEMBRE  1858. 


REYUE 


BRITANNIQUE 


QUESTION  COLONIALE.  -  HISTOIRE  CONTEMPORAINE. 


L'ALGÉRIE 


00 


LAFRIQUE  FRANÇAISE. 


§1". 

Il  est  sur  les  bords  de  la  Méditerranée  certains  points  où  l'O- 
rient et  l'Occident  semblent  se  donner  rendez-vous.  Là,  tout 
frappe  d'étonnement  le  voyageur  qui  y  aborde  pour  la  première 
fois.  Par  Orient,  nous  n'entendons  pas  précisément  ce  que  les 
cartes  de  géographie  désignent  sous  ce  nom  ;  c'est  une  dénomi- 
nation que  nous  appliquons  aux  pays  qui  portent  le  cachet  du 
mahométisme  et  du  christianisme  grec,  tandis  que,  par  Occi- 
dent, nous  voulons  indiquer  ces  contrées  civilisées  de  l'Europe 
moderne,  oii  le  costume,  l'architecture  et  toutes  les  manifesta- 
tions extérieures  de  la  vie  sociale,  quoique  différentes  entre 
elles,  sont  cependant  uniformes  lorsqu'on  les  oppose  à  celles 


6  REVUE    BRITANNIQUE. 

OÙ  domine  soit  le  Koran  soit  le  christianisme  oriental.  Ainsi, 
d'un  côté,  rOccident  pour  nous  s'étend  jusqu'au  rivage  le  plus 
oriental  de  la  Baltique  et,  en  longeant  le  Danube,  jusqu'à  Bel- 
grade; et  d'un  autre,  l'Orient  embrasse  tout  le  nord  de  l'Afrique 
jusqu'au  détroit  de  Gibraltar. 

De  ces  points  de  rencontre,  bien  peu  sont  plus  remarquables 
que  Gibraltar  même.  Le  pas  mesuré  des  sentinelles  en  habit 
rouge,  les  débits  de  bière  et  de  porter,  les  steamers  anglais  qui 
l'approvisionnent  de  charbon,  les  groupes  de  jeunes  officiers  qui 
se  réunissent  pour  aller  chasser  sur  le  Calpé  forment  un  des  côtés 
du  tableau  ;  les  fruits  et  les  marchandises  d'Afrique,  le  juif  de 
Mogador  en  babouches  et  accroupi,  le  Maure,  la  tête  ceinte  du 
turban,  se  promenant  sur  l'esplanade  où  des  pyramides  de  bou- 
lets alternent  avec  des  touffes  vertes  de  palmiers  nains,  en  for- 
ment l'autre  ;  tandis  que  le  contrebandier  andalous  et  le  muletier 
au  classique  sombrero,  à  l'inséparable  cigarito,  sont  comme  des 
chaînons  intermédiaires  pouvant  se  rattacher  presque  indiffé- 
remment à  l'Orient  ou  à  l'Occident.  Malte  est  un  autre  lieu  où 
les  traits  caractéristiques  de  l'Orient,  rapprochés  de  leurs  con- 
traires, présentent  un  contraste  non  moins  frappant.  Les  quais 
sont  couverts  de  matelots  grecs  aux  calottes  rouges,  aux  hauts- 
de-chausses  bleus  ;  le  langage  parlé  aux  marches  de  Nix  man- 
(jiare  est  un  arabe  corrompu  ;  les  toits  des  maisons  sont  plats  ; 
mais  dans  les  rues  circule  une  population  européenne  des  plus 
variées,  au  milieu  de  laquelle  l'élément  anglais  prédomine. 
Un  troisième  point  de  rencontre,  c'est  Venise.  Qui  n'a  entendu 
parler  de  l'effet  des  orchestres  militaires  autrichiens  sur  cette 
place  dont  les  caractères  principaux  sont  les  arcades  byzan- 
tines et  les  brillantes  mosaïques  de  Saint-Marc  ?  Il  est  facile  de 
se  figurer  quel  singulier  rapprochement  offrent  une  station 
de  chemin  de  fer  avec  tout  son  mouvement  et  un  couvent  de 
moines  arméniens  dans  une  île.  Nous  pourrions  à  cette  liste 
ajouter  quelques  noms,  tels  qu'Athènes,  Corfou  et  naturelle- 
ment ('onstantinople  ;  mais,  de  tous  les  théâtres  où  l'Orient  et 
l'Occident  se  coudoient,  aucun  ne  présente  un  spectacle  plus 
merveilleux  qu'Alger.  Te  serait  rester  do  beaucoup  au-dessous 
de  !;i  vérité  que  de  présenter  Alger  comme  la  Malte  française  ou 
le  Gibraltar  français,  et  cela  non  pas  seulement  parce  qu'Alger 


l' ALGÉRIE.  7 

est  plus  grand  et  plus  populeux  que  la  ville  du  Hocher,  ou 
parce  que  sa  magnifique  ceinture  de  verdoyantes  villas  manque 
absolument  à  la  Valette  ;  ni  à  Malte  ni  à  Gibraltar  on  ne  re- 
marque un  contraste  aussi  saisissant  que  celui  qui  existe  entre 
les  allures  de  la  plus  vive  des  nations  de  l'Europe  et  le  farouche 
et  sauvage  mahométisme  qui  règne  encore  sur  plus  de  la  moitié 
de  l'Afrique  septentrionale.  Que  si,  aux  Maures  et  aux  Français, 
dont  les  physionomies  si  différentes  donnent  au  tableau  une 
expression  des  plus  caractéristiques,  on  ajoute  toutes  les  autres 
variétés  de  la  race  humaine  qu'on  peut  voir  tous  les  jours  dans 
les  rues  et  aux  environs  d'Alger,  Kabyles,  Arabes,  Turcs,  juifs, 
nègres,  bateliers  maltais,  ouvriers  mahonais,  aventuriers  ita- 
liens et  allemands,  on  a  sous  les  yeux  le  plus  curieux  ensemble 
qu'on  puisse  imaginer. 

S'il  fallait  autre  chose  pour  exciter  l'intérêt  que  iioiis  inspire 
Alger,  nous  le  trouverions  dans  les  grands  faits  qui  rattachent 
cette  colonie  aux  événements  les  plus  remarquables  de  l'his- 
toire contemporaine  et  aux  épisodes  émouvants  de  la  guerre  de 
Crimée.  Le  costume  des  zouaves  rappelle  les  scènes  au  miheu 
desquelles  ce  corps  a  été  primitivement  organisé.  Longtemps 
avant  la  bataille  de  l'Aima,  le  monde  connaissait  l'énergique 
patience  et  l'indomptable  courage  de  ces  soldats.  Les  rapports  du 
maréchal  Bugeaud  sur  la  campagne  de  Kabylie  nous  avaient  fait 
faire  connaissance  avec  «  la  gaie  vivandière  au  petit  chapeau 
ciré,  bravement  campée  sur  son  cheval  et  plaisantant  à  cœur- 
joie  avec  ses  compagnons  de  route,  pendant  qu'une  grêle  de 
balles  fait  voler  de  toutes  parts  les  branches  des  oliviers.  »  Tous 
les  généraux  français  qui  ont  joué  un  rôle  éminent  à  Paris  de- 
puis 1848  avaient  fait  leur  apprentissage  dans  les  campagnes 
d'Algérie  :  Bedeau,  qui  a  été  blessé  dans  les  terribles  journées  de 
Juin,  deux  jours  avant  la  mort  de  l'archevêque  de  Paris;    Ca- 
vaignac,  à  qui  l'Europe  alarmée  par  une  révolution  démocratico- 
sociale  fut  redevable  de  six  mois  de  repos  comparatif;  Oudinot, 
qui  arracha  Rome  à  3Iazzini  et  à  Garibaldi  ;  et  Lamoricière  et 
Changarnier,  et  tant  d'autres  dont  les  noms  sont  aujourd'hui 
familiers  dans  tous  les  villages  de  l'Angleterre  :  Baraguay  d'Hil- 
liers  ,  Saint-Arnaud ,  Canroberl ,  Bosquet ,   Pélissier  ! 

Jetons  un  coup  d'œil  sur  l'aspect  extérieur  d'Alger  et  de  l'Ai- 


8  REVUE  BRITANNIQUE. 

gérie,  avant  d'esquisser  l'histoire  de  cette  partie  de  la  côte  d'A- 
frique et  d'interroger  l'avenir  sur  les  destinées  probables  de  la 
colonie  conquise  par  la  valeur  française.  Le  premier  matin  que 
le  poëte  Campbell  s'éveilla  dans  Alger,  ce  fut  le  cri  monotone 
du  muezzin  qui  l'arracha  au  sommeil  ^  ;  aujourd'hui,  le  roule- 
ment des  tambours  français  devance  la  prière  du  musulman. 
Le  fds  de  Mahomet  continue  de  se  retirer  devant  le  conquérant 
chrétien  ;  chaque  jour  Alger  se  transforme  ;  encore  un  peu  de 
temps,  et  la  ville  des  deys  ressemblera  à  la  première  ville  venue 
de  la  Provence  ou  du  Languedoc. 

Quand  on  l'approche  du  côté  nord  ou  qu'on  la  découvre  du 
pont  d'un  steamer  venant  d'Alexandrie,  Alger  «  la  belliqueuse,  » 
Alger,  «  la  fdle  du  pirate,  »  apparaît  comme  une  ville  de  craie, 
de  forme  triangulaire,  appuyée  sur  le  versant  d'une  chaîne  de 
collines  verdoyantes,  derrière  lesquelles  s'étagent  les  crêtes  éle- 
vées et  lointaines  du  sombre  Atlas.  A  mesure  qu'on  arrive,  ses 
groupes  de  maisons  à  terrasses,  jalonnées  de  minarets,  de  cou- 
poles et  de  cimes  de  palmiers,  donneraient  l'idée  d'une  ville 
tout  à  fait  mahométane,  n'était  cette  activité  européenne  qu'on 
remarque  à  bord  des  navires  de  tout  pavillon  qui  remplissent  le 
port;  n'étaient  les  bateaux  à  vapeur,  le  môle  gigantesque,  le 
phare  et  les  vastes  casernes  françaises,  qui  rappellent  bien  plu- 
tôt Manchester  que  le  Maroc.  Dès  qu'on  met  pied  à  terre,  tous 
les  éléments  de  contraste  que  nous  venons  d'indiquer  frappent 
l'œil  dans  une  succession  rapide ,  et  se  multiplient  à  mesure 
que  l'on  avance  dans  les  rues.  Le  plan  général  et  la  distribution 
de  la  ville  sont  faciles  à  tracer.  Les  principales  voies  de  com- 
munication ont  dû,  dans  tous  les  siècles,  suivre  l'étroit  espace 
de  terrain  uni  qui  s'étend  entre  la  colline  et  le  port  ;  ce  qui  fut 
autrefois  le  forum  romain,  puis  le  bazar  arabe,  et  plus  lard  ce- 
lui des  Turcs,  est  occupé  aujourd'hui  par  la  vaste  et  belle  place 
qui ,  après  s'être  appelée  place  Royale  et  place  Nationale , 
s'appelle  aujourd'hui  place  Impériale,  et  plus  habituellement 
place  du  Gouvernement.  La  portion  de  la  ville  bâtie  sur  terrain 
plat  est  d'une  architecture  presque  aussi  française  que  celle 
du  boulevard  des  Italiens,  tandis  que  la  partie  montante  a  un 

1  Lii  lloviic  liritannique  ;i  imlilié,  il  y  ;i  (léj;!  vingt  ans,  les  Lettres  lie  Tli.  Garapbell 
sur  Alger. 


L  ALGERIE.  9 

caractère  tout  aussi  mauresque  que  Fez  ou  Maroc.  Cependant  il 
n'est  pas  besoin  de  sortir  du  quartier  modernisé  d'Alger  pour 
rencontrer  toutes  les  variétés  de  la  curieuse  population  de  cette 
ville.  «  Pour  nous  rendre  du  quai  à  notre  hôtel,  dit  un  touriste, 
à  la  date  de  1848,  nous  avons  eu  à  nous  frayer  un  chemin  à 
travers  une  foule  bigarrée  de  soldats  français,  de  négresses,  d'A- 
rabes demi-nus,  de  marchands  de  tout  genre...  Nous  avons  reçu 
nos  lettres  d'Europe  à  une  fenêtre  aux  minces  colonnettes  de 
marbre,  rappelant  un  état  de  société  en  contradiction  directe 
avec  toutes  les  idées  admises  chez  nous  d'un  bureau  de  poste. 
Nous  avons  jeté  un  coup  d'œil,  —  c'est  tout  ce  qu'elle  mérite,  — 
à  la  cathédrale  inachevée.  Nous  sommes  entré  dans  une  autre 
église,  qui  avait  été  autrefois  une  mosquée  ;  un  prêtre  y  disait 
la  messe  à  une  assemblée  de  Maltais,  et,  à  voir  le  suisse  se 
promener  de  long  en  large,  le  chapeau  sur  la  tête,  on  aurait 
pu  se  croire  en  plein  catholicisme  parisien.  D'autres  mosquées 
sont  restées  ce  qu'elles  étaient  sous  les  Turcs,  à  cela  près 
qu'elles  peuvent  être  visitées  aujourd'hui  impunément  par  les 
chrétiens.  En  entrant,  le  voyageur  s'entend  donner  en  français 
parles  fidèles  mahométans  le  laconique  avis  :  «  sans  souliers  *,  » 
et,  une  fois  qu'il  s'est  déchaussé,  il  peut  à  son  gré,  et  sans 
crainte  d'être  dérangé,  s'asseoir  ou  se  croiser  les  jambes  sur  les 
nattes  et  lire  sa  traduction  du  Koran...  De  la  mosquée  nous 
allons  nous  présenter  chez  le  gouverneur  français,  et  nous  le 
trouvons  traitant  les  affaires  militaires  et  politiques  de  la  co- 
lonie, dans  un  palais  des  deys  qui  a  conservé  intacts  ses  frais 
escaliers  et  son  pavé  de  porcelaine,  sa  vaste  cour  centrale  et  ses 
arcades  en  fer  à  cheval,  soutenues  par  des  colonnes  torses  en 
marbre  blanc.  Au  moment  oii  nous  remontons  lentement  la  rue, 
un  jeune  gamin  mahométan  court  après  nous,  insistant  pour 
cirer,  nos  bottes.  Nous  regardons  dans  une  boutique  et  nous  y 
voyons  une  jeune  fille  aux  yeux  noirs,  aux  longues  boucles  de 
cheveux,  vendant  des  gants  à  un  jeune  officier  de  dragons.  Nous 


'  Aujourd'hui  les  mahométans  d'Alger  sont  plus  tolérants  encore.  En  1856,  nous 
avons  pu  mainte  fois  entrer  tout  botlé  dans  les  mosquées  d'Alger;  et  à  Constantine, 
—  accompagné,  il  est  vrai,  du  savant  professeur  Cherbonneau,  l'ami  de  tous  les 
Arabes  influents  de  la  ville,  —  nous  avons  grimpé  dans  tous  les  minarets,  là  oii  le 
muezzin  annonce  au.x  vrais  croyants  l'heure  de  la  prière.  O.S. 


10  REVUE   BRITANNIQUE. 

passons  à  un  bazar  et  nous  remarquons  un  Maure  et  un  juif  oc- 
cupés à  jouer  aux  échecs.  La  position  relative  de  ces  deux  élé- 
ments de  la  population  algérienne  est  aujourd'hui  étrangement 
changée  ;  le  juif  a  fait  le  Maure  échec  et  mat.  Si  nous  nous  in- 
formons de  l'état  de  l'éducation,  on  nous  montre  du  doigt  un 
collège  qui  était  autrefois  une  caserne  de  janissaires.  Nous  pas- 
sons devant  un  autre  vaste  édifice,  qui  est  un  noble  hôpital,  et 
là  nous  voyons  des  sœurs  de  charité  remplissant  avec  calme  leur 
office  de  bienfaisance.  Au  premier  coin  de  rue,  nos  yeux  s'ar- 
rêtent sur  un  omnibus  plein  de  femmes  mahométanes  enve- 
loppées de  longs  voiles,  sur  le  point  de  se  rendre  au  faubourg 
de  Mustapha.  Que  de  pensées  fait  naître  immédiatement  cette 
antithèse  de  la  femme  élevée  au  plus  haut  rang,  parce  qu'elle  se 
fait  la  servante  de  tous,  et  de  la  femme  descendue  au  degré  le 
plus  infime  de  l'esclavage  et  de  la  dégradation  !  Mais  quelle  va- 
riété, lorsque  vient  le  soir,  offrent  les  groupes  qui  remplissent 
la  grande  place  autour  de  la  statue  du  duc  d'Orléans,  modelée 
par  Marochetti  !  Des  dandys  juifs  aux  turbans  bleus,  aux  vestes 
brodées  d'or,  aux  doigts  surchargés  de  bagues  ;  des  juives  à 
la  coiffure  bizarre  que  la  plume  doit  renoncer  à  décrire  ;  et 
puis  les  ceintures  rouges,  les  visages  bronzés  et  heureuît  des 
ouvriers  rainorcains,  rentrant,  après  le  travail  de  la  journée, 
des  jardins  qui  entourent  la  ville  ;  ici,  un  nègre  et  un  Kabyle 
portant  un  baril  sur  une  perche  dont  chacun  tient  un  bout  ;  là, 
le  propret  tabher  blanc  et  le  coquet  madras  que  les  Françaises 
savent  seules  porter  ;  des  zouaves,  avec  leurs  larges  pantalons 
rouges  et  leurs  vestes  bleues  ;  des  indigènes,  dont  l'uniforme 
ne  se  distingue  de  celui  des  zouaves  que  par  la  couleur;  des 
spahis  à  la  veste  rouge,  à  la  botte  molle  par-dessus  le  pantalon 
bleu  ;  des  chasseurs  d'Afrique,  des  chasseurs  de  Vincennes  et 
d'autres  échantillons  des  divers  corps  de  l'armée  qui  maintient 
l'Algérie  soumise  à  la  France.  Ce  n'est  là  qu'une  esquisse  im- 
parfaite de  la  mascarade  animée  qui  nous  environne.  Nous 
pourrions  ajf)uler  quelques  détails  i>articuliers  à  l'année  1848, 
tels  que  les  mots  magiques  de  Proprièlé  nationale,  Liberlè, 
EfiaUlr,  Fraternilé,  inscrits  en  gros  caractères  même  sur  les 
mosquées,  et  des  escouades  de  gardes  nationaux  présentant  une 
singulière  variété  d'accoutrements,  les  uns  chaussés  de  souliers, 


L ALGERIE.  H 

les  autres  de  pantoufles  jaunes,  rassemblés  pour  la  parade  au- 
tour des  arbres  de  liberté  ;  —  mais  c'étaient  là  des  scènes  du 
moment.  » 

Tandis  que  la  partie  basse  de  la  ville  est  aussi  animée  qu'une 
ville  d'Europe,  la  partie  haute,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
repose  dans  le  calme  et  l'impassibilité  de  son  ancienne  existence 
orientale.  Ce  contraste  marqué  d'ombre  et  de  lumière  ne  doit 
pas  être  oublié  dans  le  tableau  à  côté  des  scènes  diverses  qui 
caractérisent  la  portion  que  nous  avons  étudiée  jusqu'à  pré- 
sent. Si  donc  nous  gravissons  la  colline  et  que  nous  pénétrions 
dans  la  vieille  ville,  nous  nous  trouvons  tout  à  coup  en  face 
d'un  spectacle  aussi  mauresque  que  celui  que  peut  nous  pré- 
senter Tétouan,  et  plus  pittoresque  de  beaucoup.  Les  rues  sont 
toutes  étroites  et  escarpées  ;  elles  ressemblent  plus  à  des  esca- 
liers qu'à  des  voies  publiques,  et  tournent  à  droite,  à  gauche, 
sans  plan  ni  but.  Les  maisons  sont  très-hautes  ;  leurs  étages  su- 
périeurs en  saillie  sont  soutenus  extérieurement  par  des  poutres 
s'arc-boutant  obliquement  sur  le  mur  d'aplomb.  Partout  on  goûte 
une  délicieuse  fraîcheur.  Les  quelques  hommes  à  la  tète  entur- 
banée  que  vous  rencontrez  semblent  plutôt  absorbés  dans  la 
contemplation  qu'occupés  d'un  travail  quelconque.  Les  femmes, 
qui  de  toute  leur  personne  ne  laissent  voir  que  les  yeux,  ont 
Tairde  fantômes  ambulants.  On  peut  errer  longtemps  dans  ces 
hauts  quartiers  et  se  perdre  dans  leur  tortueux  labyrinthe  de 
ruelles  silencieuses,  pour  finir,  au  moment  où  l'on  s'y  attend 
le  moins,  par  déboucher  sur  la  Casbah.  Ce  palais  principal  des 
deys  turcs  est  situé  tout  en  haut  de  la  ville  ;  c'est  là  qu'est  con- 
servé (comme  le  fameux  moulin  à  Postdam  ou  comme  la  maison 
de  Pierre  le  Grand  à  Saardam)  le  kiosque  oi^i  le  consul  de  France, 
M.  Deval,  reçut  ce  coup  d'éventail  qui  a  amené  la  conquête  de 
tout  le  territoire  turc  situé  entre  le  Maroc  et  Tunis. 

Maintenant  voulons-nous  embrasser  dans  son  ensemble  l'é- 
tendue de  pays  qui  reconnaît  Alger  pour  capitale?  Montons  la 
route  escarpée  et  sinueuse  construite  par  le  duc  de  Rovigo,  jus- 
qu'à ce  que  nous  ayons  atteint  un  des  plus  hauts  sommets  de  la 
chaîne  de  collines  sur  laquelle  la  ville  est  bâtie  en  partie  et  qui, 
à  droite  et  à  gauche,  longe  le  rivage  sur  une  étendue  de  plusieurs 
lieues.  Cette  chaîne  se  nomme  le  Sahel,  et  c'est  le  premier  trait 


12  REVUE   BRITANNIQUE. 

caractéristique  de  la  géographie  physique  des  environs  d'Alger. 
Quelque  nu  et  brûlant  que  soit  l'aspect  de  la  ville  quand  on 
l'approche  par  la  mer,  on  se  tromperait  étrangement  si  l'on 
s'imaginait  que  son  voisinage  immédiat  offre  cette  nature  des- 
séchée et  torride,  que  l'on  est  naturellement  porté  à  croire  l'un 
des  caractères  distinctifs  de  la  terre  d'Afrique.  Le  Sahel  ou  il/as- 
sif  d' Al fjer  oiïvQ  une  végétation  aussi  riche,  aussi  agréable  à  l'œil 
qu'aucun  des  terroirs  qui  environnent  les  capitales  de  l'Europe. 
jVon-seulement  des  maisons  de  campagne  et  de  plantureux  jar- 
dins s'offrent  de  tous  côtés  à  la  vue,  mais  encore  le  paysage  est 
merveilleusement  accidenté  et  réunit  les  éléments  les  plus  variés 
d'une  beauté  éminemment  pittoresque.  Campbell  n'a  rien  exa- 
géré en  parlant  dans  ses  Lettres  de  fleurs  sauvages,  de  sites  et 
de  cours  d'eau  dignes  en  tout  point  d'un  vallon  écossais.  Là 
aussi  se  reproduisent  les  mêmes  oppositions  que  nous  avons 
observées  dans  les  rues  de  la  ville,  —  la  végétation  de  l'Orient 
et  celle  de  l'Occident,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  la  végé- 
tation du  Nord  et  celle  du  Midi.  Le  bananier  y  croît  à  côté  de 
l'aubépine,  l'olivier  à  côté  de  l'ormeau,  et  l'on  y  cueille  le  chè- 
vrefeuille au  milieu  des  figuiers,  des  lianes  et  des  aloès. 

Le  Sahel  s'avance  dans  l'intérieur.  A  une  profondeur  de 
quelques  milles  seulement  et  derrière  cette  chaîne  s'allonge  la 
vaste  plaine  de  la  Metidja,  longue  d'à  peu  près  quatre-vingt-dix 
milles  et  qui,  débouchant  sur  la  mer  par  ses  deux  extrémités, 
forme  le  second  trait  caractéristique  le  plus  frappant  des  envi- 
rons d'Alger.  Vue  du  Sahel,  cette  plaine  rappelle  tout  d'abord  la 
campagne  de  Rome.  Comme  celle-ci,  elle  s'étend  sur  un  sol  conti- 
nuellement uni,  et  la  muraille  de  hautes  montagnes  qui  la  borne 
au  sud  et  fait  le  fond  du  tableau  peut  très-bien  se  comparer  à 
la  ligne  des  collines  du  pays  sabin.  Malheureusement  ce  n'est 
pas  seulement  sous  le  rapport  du  pittoresque  que  la  Metidja  res- 
semble à  la  campagne  de  Rome,  c'est  encore  sous  celui  de  la 
désolation.  Mais  il  n'en  a  pas  toujours  été  ainsi.  Shaw  dit  que 
de  son  temps  (il  y  a  cent  trente  ans  environ),  c'était  une  plaine 
riche  et  délicieuse,  arrosée  en  tous  sens  par  un  grand  nombre 
de  sources  et  de  ruisseaux;  qu'elle  était  couverte  des  maisons  de 
rarnpagiK!  ot  des  fermes  dos  iirincipniix  habitants  d'Alger  ;  qu'elle 
approvisionnait  la  ville  et  qu'elle  produisait  du  lin,  du  henné, 


l'algérie.  13 

des  racines,  des  herbes  potagères,  du  riz,  des  fruits  et  des  grains 
de  toute  espèce.  Et  cependant,  à  l'époque  oii  Sliaw  écrivait  ces 
lignes,  la  mauvaise  administration  des  Turcs  avait  déjà  flétri  de 
son  souffle  impur  ce  pays  si  florissant  sous  les  Arabes,  et  les  pre- 
miers pas  étaient  faits  dans  cette  voie  de  décadence  que  la  guerre 
de  la  conquête  française  a  fait  dégénérer  en  une  ruine  com- 
plète. Le  général  Daumas  reconnaît  que  la  Metidja  est  encore,  en 
plusieurs  endroits,  un  désert  pestilentiel  et  qu'il  faut  au  moins 
une  génération  avant  de  rendre  ce  sol  ce  qu'il  était.  Il  est  vrai,  en 
eff'et,  qu'en  quittant  le  Sahel  on  laisse  derrière  soi  toute  végéta- 
tion féconde  et  florissante.  Pour  gagner  le  terrain  plat  on  traverse 
d'abord  la  même  nature  avare,  les  mêmes  arbustes  rabougris 
qu'on  voit  aux  environs  de  Civita-Vecchia,  à  cette  difi"érence 
près  que  le  palmier  nain  y  croît  parmi  le  genêt,  le  houx  nain  et 
le  jonc  fleuri.  Mais  toute  la  portion  centrale  de  la  plaine  n'était 
encore,  il  y  a  quelques  années,  qu'une  vaste  friche  semée  par-ci 
par-là  d'un  village  indigène  ou  d'un  camp  fortifié. 

Nous  touchons  maintenant  au  mont  Atlas,  à  environ  trente 
milles  au  sud  d'Alger.  La  ville  de  Blidah,  qui  se  trouve  immé- 
diatement au  pied  de  la  chaîne  de  montagnes,  était  autrefois  re- 
nommée pour  ses  charmants  bosquets  d'orangers,  et  Abd-el- 
Kader  se  rappelle  encore  le  temps  où  sa  beauté  était  proverbiale, 
comme  celle  de  Brousse,  sa  dernière  résidence,  ou  de  Damas, 
son  domicile  actuel.  Mais  le  voyageur  sera  désappointé,  aujour- 
d'hui, s'il  s'attend  à  trouver  dans  Blidah  un  Damas  ou  un  Brousse 
africain,  avec  l'Atlas  pour  Liban  ou  pour  Olympe  mysieu.  Il  est 
vrai  que  quelques  charmants  bosquets  d'orangers,  sur  la  lisière 
la  plus  reculée  de  la  Metidja,  sont  encore  en  fleur  ;  mais  Blidah 
est  tristement  changée,  en  partie  par  suite  d'un  tremblement  de 
terre,  mais  bien  plus  encore  par  suite  des  terribles  combats  qui 
s'y  sont  livrés  en  1830  et  dans  le  cours  des  années  suivantes, 
lorsque,  le  fer  à  la  main,  les  Français  se  frayèrent  un  chemin 
à  travers  les  premiers  défilés  du  mont  Atlas.  Le  lecteur  devra 
franchir  avec  nous  ces  passes  de  glorieuse  mémoire  pour  par- 
venir à  un  point  plus  élevé  d'où  il  puisse  embrasser,  en  quelque 
sorte  à  vol  d'oiseau,  tout  le  pays  compris  sous  le  nom  d'Algérie 
française. 

Le  véritable  Atlas  des  poètes,  «  avec  sa  tête  dans  les  nuages  et 


14  REVUE    BRITANNIQUE. 

ses  pieds  dans  le  sable,  »  ne  se  trouve  pas  du  tout,  qu'on  s'en 
souvienne  bien,  dans  l'Algérie  française  :  il  est  situé  plus  loin  à 
l'ouest  sur  les  terres  du  sultan  de  Maroc.  Mais  un  vaste  système 
de  montagnes  qui  se  relie  à  ces  cimes  célèbres  s'étend,  sans  in- 
terruption, parallèlement  à  la  Méditerranée,  en  allant  gagner  à 
l'est  la  régence  de  Tunis,  après  avoir  traversé  l'Algérie.  La  chaîne 
de  ce  qu'on  appelle  le  petit  Atlas,  courant  ouest-sud-ouest,  dans 
la  direction  de  l'Qcéan,  partage  en  deux  moitiés  allongées  toute 
la  partie  comprise  entre  le  grand  Atlas  et  la  Méditerranée.  Celle 
de  ces  moitiés  située  le  plus  au  sud  est  le  Sahara,  région  de 
sauvages  défilés  et  de  vastes  plateaux  couverts  de  pâturages. 
L'autre  est  le  Tell,  contrée  cultivée,  rapprochée  de  la  côte,  entre- 
coupée plus  ou  moins  irrégulièrement  de  montagnes  s'irradiant 
des  chaînes  principales.  Le  camp  fortifié  de  Boghar  est  un  com- 
mode point  de  repère  géographique,  non-seulement  pour  le 
Tell  et  pour  le  Sahara,  mais  encore  pour  tout  le  pays  à  l'est  et  à 
l'ouest,  réduit  aujourd'hui  à  l'état  de  province  française  :  deux 
caractères  physiques  bien  marqués  peuvent  guider  notre  examen 
de  ces  directions  opposées.  A  lest,  nous  avons  une  région  mon- 
tueuse  appelée  Kabylie,  qui,  partant  du  point  où  nous  sommes, 
va  rejoindre  la  mer  et  longe  le  rivage  ;  ces  montagnes  ont  été  le 
théâtre  des  plus  grandes  difficultés  qu'aient  encore  rencontrées 
les  armées  françaises  en  Afrique.  A  l'ouest,  nous  suivons  la  ri- 
vière du  Chélif,  cours  d'eau  fameux  dans  les  légendes  arabes  et 
qui,  prenant  sa  source  au-dessous  des  hauteurs  où  s'élève  le  fort 
de  Boghar,  coule,  en  décrivant  de  nombreux  détours,  dans  la 
direction  do  Tlemcon,  la  première  résidence  d'Abd-el-Kader. 

Le  terme  Kahijlv:  que  nous  employons  ici  n'implique  pas  que 
cette  partie  de  l'Algérie  soit  la  ceule  qu'habite  la  race  guerrière 
des  Kabyles,  mais  c'est  la  région  où  ces  farouches  et  hardis  mon- 
tagnards ont  opposé  la  résistance  la  plus  acharnée  aux  envahis- 
seurs successifs  du  nord  de  l'Afrique.  Les  Turcs  ne  les  ont  ja- 
mais soumis.  Les  Français  n'y  ont  réussi  complètement  que 
cette  année  même,  1858  ^  Cotte  circonstance  ainsi  que  les  parti- 
cularités physiques  qui  la  rendent  redoutable  ont  fait  donner  à 
cette  contrée  la  dénomination  expressive  de  Grande  Kahijlie.  Il 

»  En  1848.  les  hahitanls  jlr  la  grande  k;iliylic  (layaient  un  Irilml  et  élaiont  res- 


L  ALGÉRIE.  15 

est  diflicile  de  déterminer  les  frontières  exactes  de  la  grande 
kab}  lie  ;  mais  nous  ne  croyons  pas  nous  tromper  de  beaucoup 
en  portant  à  cent  cinquante  railles  la  longueur  de  son  parcours 
entier  sur  la  côte,  en  partant  à  Test  d'Alger.  La  même  distance 
de  cent  cinquante  milles  répétée  encore  une  fois  nous  conduirait 
à  la  limite  extrême  de  TAlgcrie,  dans  cette  direction.  Dans 
l'intérieur  de  celte  partie  orientale  des  possessions  françaises 
s'élève  la  ville  de  Constantine,  l'ancienne  Cirta,  non  moins  re- 
marquable par  la  position  extraordinaire  qu'elle  occupe  que  par 
la  manière  dont  elle  se  trouve  mêlée  aux  épisodes  les  plus  émou- 
vants de  l'histoire  de  l'Afrique.  C'est  là  que  Jugurtha  assiégea  et 
assassina  son  cousin  Adherbal.  C'est  là  que  Marins  caserna 
ses  légions  victorieuses.  C'est  là  que  le  roi  Juba  P''  tint  sa 
cour.  Jules  César  fit  exécuter  dans  cette  ville  de  grands  tra- 
vaux et  lui  donna  le  nom  de  Julia.  Constantin  la  rebâtit,  lui 
laissa  le  nom  qu'elle  a  gardé  et  qui  rappelle  les  martyres  des 
chrétiens  ainsi  que  les  schismes  de  leur  religion,  et  dans  ces 
dernières  années  quelques-uns  des  plus  grands  exploits  des 
armées  françaises  modernes  contre  les  Arabes  et  les  Maures. 
Perchée  sur  un  rocher  qui  lui  sert  comme  de  piédestal,  dominant 
un  ravin  effroyable,  au  milieu  d'un  paysage  triste  et  sauvage,  et 
isolée  de  trois  côtés  par  des  précipices  d'une  profondeur,  en  quel- 
ques endroits,  déplus  de  deux  cents  mètres  au-dessus  du  lit  du 
Roumel,  Constantine  a  tous  les  dehors  qui  siéent  aux  étranges 
événements  qui  l'ont  rendue  tant  de  fois  célèbre  depuis  les  jours 
de  la  république  et  de  l'empire  romains.  Il  existe  encore  des  mo- 
numents de  ses  anciennes  splendeurs.  Quand  les  Français  s'em- 
parèrent de  la  ville,  en  1837,  ils  y  trouvèrent  debout  de  grands 
arceaux  romains  qui  dominaient  les  mosquées  et  les  maisons 
empestées  des  habitants  comme  les  chênes  dominent  les  brous- 
sailles. Les  débris  romains,  en  effet,  forment  un  des  traits  ca- 
ractéristiques de  toute  cette  partie  de  l'Algérie.  Cirta  était  elle- 
même  le  centre  des  grandes  routes  de  Numidie.  Lambessa  a  été 
longtemps  le  quartier  général  de  la  seconde  légion,  et  c'est  là 

ponsables  de  la  sûreté  des  voyageurs;  mais  autrement  ils  étaient  indépendants.  Sur 
l'excellente  carte  de  VHinéraire  de  l'Algérie  (1855),  les  mots  Kahylie  indépendante 
couvrent  les  montagnes  du  Jurjura,  et  les  mots  Saheb  insoumis  sont  tracés  à  la  suite 
dans  la  direction  de  Bone. 


16  REVUE   BRITANNIQUE. 

qu'a  été  trouvée  la  plus  grande  partie  des  quatre  mille  inscrip- 
tions recueillies  en  Algérie  et  publiées  par  M.  Léon  Renier  et  le 
commandant  de  La  Mare. 

Si,  maintenant,  nous  retournons  à  Boghar,  et  que,  nous  diri- 
geant à  l'ouest  du  côté  du  Maroc,  nous  suivions  la  ligne  du 
Chélif,  nous  rencontrons  l'embouchure  de  cette  rivière  à  environ 
cent  cinquante  milles  d'Alger.  A  cent  cinquante  milles  encore 
plus  loin,  nous  atteignons  l'autre  frontière  de  l'Algérie,  pres- 
qu'au  méridien  du  cap  de  Gat,  ou  au  point  où  la  côte  espa- 
gnole fait  un  brusque  détour  de  l'est  au  nord. 

La  profondeur  du  Chélif  varie  d"un  extrême  à  l'autre,  selon 
les  saisons.  Quand  le  professeur  d'Oxford,  Shaw,  le  traversa 
en  automne,  il  le  trouva  presque  aussi  gros  que  l'Isis  réunie  au 
Cherwell.  Dans  sa  correspondance.  Saint- Arnaud  se  plaint  des 
inondations  qui,  au  mois  de  décembre,  entravaient  ses  mou- 
vements militaires,  et,  dans  une  autre  lettre,  il  dit  que  cette 
même  rivière  qui,  pendant  six  mois  de  l'année,  est  presque 
à  sec,  coule  à  pleins  bords  à  d'autres  époques,  aussi  forte 
que  le  Rhône  ou  la  Loire.  Les  rives  en  sont  escarpées,  et,  dans 
la  saison  sèche,  son  lit  sinueux  ne  s'aperçoit  que  quand  on 
en  est  tout  à  fait  proche.  —  Sidi-el-Arhibi ,  aglia  de  Mosta- 
ganem,  était,  dit  la  légende,  un  chef  renommé  pour  ses  riches- 
ses, son  courage  et  sa  piété.  Un  jour,  sa  fille  alla  puiser  de  l'eau 
au  seul  puits  que  possédât  le  pays  ;  les  Arabes  l'assaillirent  de 
railleries  et  d'injures,  et  la  renvoyèrent  avec  sa  cruche  vide. 
Sidi-el-Arhibi,  plein  de  fureur,  songea  dans  le  premier  mo- 
ment à  se  venger  ;  mais  il  contint  sa  colère  et  médita  en  si- 
lence; puis,  se  tournant  vers  la  Mecque  et  invoquant  le  Pro- 
phète, il  maudit  le  puits,  qui  se  dessécha  immédiatement.  Ce- 
pendant, ne  voulant  pas  que  la  malédiction  fût  sans  remède,  et 
sachant  qu'il  avait  le  pouvoir  de  faire  le  bien  comme  le  mal,  le 
saint  homme  sauta  sur  sa  jument  favorite  et  partit  à  fond  de 
train  vers  la  mer.  Derrière  lui,  à  mesure  qu'il  galopait,  une  ri- 
vière se  fraya  un  lit.  La  journée  était  brûlante,  et  la  jument, 
tourmentée  par  les  mouches,  se  frappait  les  flancs  de  sa  longue 
queue.  C'est  là  ce  qui  a  formé  les  détours  du  Chélif.  Les  bords 
escarpés  et  difficiles  de  la  rivière  sont  un  châtiment  infligé  aux 
descendants  des  hommes  inhospitaliers  qui  insultèrent  la  lille 


L  ALGERIE.  17 

de  Sidi-el-Aihibi^  La  fable  arabe  que  nous  venons  de  rapporter 
à  l'appui  d'un  fait  géographique  a  au  moins  cela  d'utile  qu'elle 
nous  donne  une  certaine  idée  du  cours  particulier  de  la  rivière. 
En  deçà  du  Chélif  (c'est-à-dire  sur  la  partie  la  plus  rapprochée 
d'Alger),  les  deux  points  les  plus  intéressants  qu'offre  la  côte 
sont  Tenez  et  Cherchell  :  la  première  de  ces  villes,  située  presque 
sur  l'emplacement  de  Cartonna,  colonie  romaine  fondée  sous 
Auguste  pour  la  seconde  légion  ;  la  seconde,  bâtie  par  le  roi  Juba 
en  l'honneur  du  même  empereur,  comme  Césarée  l'avait  été  par 
Hérode  en  Palestine,  et  conservant  encore  dans  son  nom,  ainsi 
que  Saragosse,  une  faible  trace  du  patronage  qui  lui  a  donné 
naissance-.  Si,  traversant  le  Chéhf,  nous  poussonsà  l'ouest, 
l'intérêt  historique  change  aussitôt,  et  l'antiquité  fait  place  à 
l'histoire  moderne.  Notre  pensée  n'est  plus  avec  Jugurtha  et  l'em- 
pire romain,  avec  Constantin  et  saint  Augustin,  mais  plutôt  avec 
la  Réforme  et  l'histoire  moderne  de  l'Italie  et  de  l'Espagne.  Le 
prêtre  dont  le  nom  se  rattache  le  plus  étroitement  à  cette  partie 
de  la  côte,  c'est  le  cardinal  Ximénès,  qui  abandonna  pendant 
quelque  temps  sa  chère  université  d'Alcala  et  la  préparation  de 
sa  Bible  polyglotte  pour  aller  prendre  Oran.  Ce  fut  l'établisse- 
ment en  cette  ville  des  réfugiés  de  Grenade  qui  fut  le  principal 
stimulant  de  la  croisade  de  1503. 

L'ombre  de  Ximénès  plana  ensuite,  dit-on,  à  toutes  les  heures 
de  danger  sur  les  fortifications  de  la  ville  qu'il  avait  conquise 
en  Afrique  sur  les  infidèles.  Les  Espagnols  conservèrent  la  place 
sans  interruption  pendant  fort  longtemps,  bien  que  leur  autorité 
y  devînt  de  moins  en  moins  solide.  Ils  en  étaient  encore  en  pos- 
session du  temps  de  Shaw,  et  ils  ne  l'abandonnèrent  définiti- 
vement qu'en  1790,  année  dans  laquelle  un  tremblement  de 
terre  la  rendit  inhabitable.  Aussi,  quand  les  Français  y  arri- 
vèrent,, ils  y  trouvèrent  non  pas  des  mosaïques  et  des  bains 
romains,  mais  des  églises  latines  modernes  et  des  fortifications 
élevées  sous  Charles-Quint.  Aujourd'hui  elle  renferme  dix  raille 
Européens  ;  c'est  la  seconde  ville  de  l'Algérie  et  la  capitale  de 
la  province  de  fouest,  comme  Constantine  l'est  de  celle  de  fest. 

L'Algérie,  ou  l'Afrique  française,  aurait  sur  le  littoral  de  la 

*  AUjeria  and  Tunis,  in  -1845;  by  captain  Kennedy  and  lord  Fielding. 

*  Cherchell  est  une  corruption  de  Cœsarea  Jol,  et  Saragosse  de  CœsareaÂugusfa. 

8*   SÉRIE.  — TOME   V.  2 


18  REVUE  BRITANNIQUE. 

Méditerranée  une  étendue  d'environ  six  cents  milles  *.  Sa  pro- 
fondeur dans  la  direction  de  l'Afrique  centrale  est  trop  irrégu- 
lière pour  être  déterminée  ici  avec  exactitude.  Les  Arabes  et  leurs 
conquérants  entretiennent  sans  doute  des  vues  différentes  à  cet 
égard.  Peut-être  ne  serait-on  pas  loin  de  la  vérité  en  disant  que 
cette  profondeur  varie  de  cinquante  à  deux  cent  cinquante  milles. 
Sous  Vun  et  l'autre  rapport,  les  possessions  françaises  coïncident 
presque  avec  celles  de  la  Rome  impériale.  L'histoire  des  premiers 
temps  de  l'Algérie,  tant  classique  que  religieuse,  est  spécialement 
romaine  ;  car  l'empire  commercial  des  Tyriens  et  des  Carthaginois 
est  disparu  sans  laisser  aucune  chronique.  Le  nom  latin  d'Al- 
ger était  encore,  dans  ces  derniers  temps,  tout  à  fait  incertain, 
Dapper  et,  après  lui,  Forbiger  ont  pensé  qu'il  répondait  h  celui 
d'Iol.  3Iannert  penchait  pour  lomnium,  ville  plus  éloignée  à  l'est. 
Les  matériaux  nécessaires  à  la  solution  du  problème  ont  toujours 
été  dans  les  mains  des  savants  de  l'Europe  ;  mais  une  erreur  in- 
vétérée a  fait,  pendant  un  grand  nombre  d'années,  reculer  trop 
loin  à  l'ouest  toutes  les  villes  anciennes  situées  sur  cette  partie 
de  la  côte  d'Afrique.  L'invasion  française,  qui  a  ramené  l'atten- 
tion sur  ce  sujet,  a  fourni  à  la  science  des  antiquaires  le  moyen 
de  recouvrer  ce  qu'elle  avait  perdu  depuis  longtemps.  Les  situa- 
tions véritables  des  villes  romaines  ont  été  vérifiées  une  à  une  par 
une  comparaison  plus  exacte  des  distances,  mais  plus  encore 
peut-être  par  la  permanence  des  noms  qui  se  rattachent  étroite- 
ment aux  ruines  existantes,  et  Alger  est  de  nos  jours  reconnu 
pour  être  l'ancien  Icosium.  Les  circonstances  dans  lesquelles  il 
est  fait  mention  pour  la  dernière  fois  du  mot  Icosium  dans  les 
annales  historiques  ont  trait  à  la  chute  de  l'empire  d'Occident  et 
à  la  guerre  des  Vandales,  et  elles  nous  rappellent  le  nom  du 
plus  noble  personnage  qui  ait  jamais  illustré  le  sol  de  l'Algérie. 
Ce  n'est  point  trop  dire  en  effet  que  d'affirmer  que  le  nom  de 
saint  Augustin  est,  depuis  saint  Jean,  le  plus  noble  de  tous  les 
noms  de  l'Eglise  chrétienne.  A  peu  de  dislance  de  la  frontière 
la  plus  orientale  de  l'Algérie,  est  la  grande  ville  moderne  de 
Bone,  et,  à  deux  ou  trois  kilomètres  delà,  les  ruines,  aujour- 
d'hui couvertes  de  mousse,  d'Hippone.  C'est  là  que,  durant  un 

1  Le  lilloral  de  l'Algérie  embrasse  plus  de  10  degrés. 


l'algérie.  19 

épiscopat  de  trente-quatre  ans,  le  grand  docteur,  non-seulement 
donna  l'exemple  d'une  piété,  d'une  charité,  d'une  humilité  sans 
égales,  et  soutint  contre  toutes  les  formes  dhérésie  la  lutte 
énergique  qui  a  fait  de  lui  l'homme  le  plus  illustre  de  l'Eglise 
du  cinquième  siècle;  mais  encore  c'est  là  que,  d'année  en  an- 
née, il  composa  ces  traités,  ces  sermons,  ces  commentaires, 
tous  ces  écrits  mémorables  qui  ont  exercé  sur  les  siècles  sui- 
vants une  si  large  influence. 

La  prière  que,  pendant  le  siège  des  Vandales,  le  saint  évêque 
adressait  à  Dieu  était  que  le  Seigneur  délivrât  ses  serviteurs  des 
ennemis,  ou  quil  les  douât  de  patience,  ou  qu'il  le  retirât  du 
monde  pour  le  rappeler  à  lui.  Ce  fut  le  dernier  de  ces  vœux  qui 
fut  exaucé.  Augustin,  qu'affligeait  si  profondément  la  chute  de 
l'empire  dOccident,  n'eut  pas  la  douleur  de  voir  la  ruine  de  sa 
patrie  et  de  son  troupeau.  La  guerre  des  Vandales  a  été  un  épi- 
sode terrible  dans  Thistoire  du  nord  de  l'Afrique.  Le  règne  des 
Vandales  a  été  la  lugubre  inauguration  de  la  barbarie,  de  la  pi- 
raterie et  de  l'esclavage  dont  ces  rivages  ont  été  ensuite  pendant 
tant  de  siècles  le  théâtre  par  excellence. 

La  grande  scission  entre  l'histoire  ancienne  et  l'histoire  mo- 
derne de  l'Afrique  septentrionale  fut  effectuée  non  par  le  torrent 
de  l'invasion  vandale  se  ruant  du  détroit  de  Gibraltar,  mais  par 
un  autre  torrent  qui  se  précipita  du  point  opposé.  A  vrai  dire, 
le  démembrement  avait  commencé  avant  l'entrée  des  mahomé- 
tans.  Les  soldats  byzantins  s'étaient  révoltés.  Les  Vandales 
avaient  été  presque  entièrement  exterminés.  La  population  in- 
digène reparut,  et  des  hordes  descendues  de  l'Atlas  sillonnèrent 
le  pays  que  la  civilisation  romaine  avait  couvert  de  moissons,  de 
routes  et  de  colonies  militaires.  Ce  fut  alors  que  les  conquérants 
arabes  débordèrent  de  l'Egypte  et,  dans  le  cours  de  la  dernière 
moitié  du  septième  siècle,  imposèrent  leur  religion  sur  toute  la 
côte  méridionale  de  la  Méditerranée.  Les  églises  furent  converties 
en  mosquées,  la  langue  arabe  se  répandit  avec  le  Koran.  L'Orient 
empiéta  rapidement  et  incessamment  sur  l'Occident.  C'est  de  cette 
époque,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'il  faut  dater  l'introduction  et  la 
domestication  du  chameau  dans  le  nord-ouest  de  l'Afrique.  Cette 
circonstance  seule  suffit  pour  indiquer  les  progrès  de  l'élément 
oriental  et  de  la  décadence  complète  de  la  civilisation  de  l'em- 


20  REVUE   BRITANNIQUE. 

pire  d'Occident.  Les  noms  mêmes  qui  servaient  à  désigner  les 
habitants  de  ces  contrées  subirent  à  cette  époque  un  change- 
ment radical.  Ceux  qu'on  avait  l'habitude  dénommer  les  Numi- 
des (nom  grec  employé  dans  l'origine  pour  caractériser  les  par- 
ticularités d'une  vie  nomade)  furent  dès  lors  appelés  Berbers 
{terme  dérivant  sans  doute  de  la  même  source,  et  épithète  de 
mépris  lancée  par  les  Grecs  dégénérés  de  Constantinople).  De^ce 
dernier  nom  vient  celui  de  Barbarie,  qui  a  continué  même  de 
nos  jours  à  être  la  dénomination  par  laquelle  on  désigna  le 
nord  et  le  nord-ouest  de  l'Afrique.  La  dénomination  de  Maures 
(Mauri)  s'est  encore  conservée,  quoique  la  signification  s'en  soit 
modifiée.  Ce  serait  une  tâche  difficile,  sinon  impossible,  que 
d'embrasser  dans  leur  ensemble  les  changements  ethnologiques 
et  politiques  de  cette  époque,  de  classer  les  peuplades  qui  ont 
combattu  contre  les  Arabes,  ou  qui  se  sont  réunies  à  eux  dans 
le  Tell  et  dans  le  Sahara,  et  de  coordonner  les  fragments  dis- 
persés des  kalifats. 

La  véritable  histoire  de  la  partie  de  l'Algérie  que  connaissait 
la  dernière  génération  ne  remontait  pas  plus  haut  que  l'an  1 500. 
Deux  races  musulmanes,  les  Maures  et  les  Turcs,  appellent  sur- 
tout notre  attention  ici,  comme  rentrant  plus  que  les  Arabes 
dans  les  idées  générales  qu'on  a  de  l'Algérie.  Par  Maures,  dans 
le  sens  moderne  du  mot,  on  doit  entendre  les  descendants  de 
ces  Arabes  d'Espagne  qui,  par  un  séjour  long  et  glorieux  sur  la 
rive  nord  du  détroit,  se  sont  acquis  une  nationalité  distincte. 
Leur  expulsion  de  la  péninsule  hispanique  a  ajouté  un  puissant 
renfort  aux  raahométans  de  l'Afrique,  tant  sous  le  rapport  du 
nombre  que  sous  celui  du  fanatisme  contre  les  chrétiens.  Les 
dernières  années  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  virent  surgir,  à  peu 
de  distance  de  leurs  propres  côtes,  un  ennemi  de  leur  croyance, 
implacable  et  vindicatif.  Nous  avons  déjà  parlé  de  la  prise  d'Oran 
par  Ximénès,  de  l'occupation  et  de  la  possession  prolongée  de 
certains  points  du  littoral  africain  par  les  Espagnols.  Le  règne 
de  Charles-Quint  ramène  sous  une  nouvelle  phase  la  même 
histoire.  Les  Turcs  n'avaient  aucune  affinité  ethnologique  avec 
les  Arabes  d'Afri(pie  ou  d'Espagne,  quoiqu'ils  leur  fussent  unis 
par  le  lien  d'une  religion  commune  et  qu'ils  fussent  destinés, 
en  raison  d'un(!  force  et  cVuiie  (;niaulé  plus  grandes,  à  devenir 


l' ALGÉRIE.  21 

leurs  dominateurs.  La  manière  dont  une  poignée  de  Turcs  s'em- 
para des  Etats  Barbaresques  est  un  des  épisodes  des  troubles 
qui  ont  agité  le  commencement  du  sixième  siècle.  Ce  fut  l'an- 
née même  où  Charles  succédait  a  Ferdinand  sur  le  trône  d'Ara- 
gon et  de  Castille,  que  deux  frères,  Baba-Haroudj  et  thair-el- 
Din,   iils  d'un  potier  de  l'île  de   Lesbos,  en  récompense  de 
leurs  audacieuses  et  heureuses  pirateries,  reçurent  du  roi  d'Al- 
ger l'invitation  de  venir  lui  prêter   secours  contre  les  chré- 
tiens. L'aîné,  nommé  Barberousse,  à  cause  de  la  couleur  de  sa 
barbe,  ne  tarda  pas  à  se  rendre  maître  de  la  ville  au  secours  de 
laquelle  il  était  accouru,  et  se  proclama  roi.  Les  expéditions  qu'il 
fit  et  les  désastres  qu'il  causa  sur  les  côtes  de  l'Europe  engagè- 
rent Charles  à  envoyer  des  renforts  à  Oran,  et,  dans  une  bataille 
qui  se  livra  près  de  Tlemcen,  le  fameux  forban  fut  tué  par  un 
sergent  espagnol.  Son  frère  (appelé  souvent  Barberousse  II)  fut 
plus  heureux  ou  plus  adroit.  Il  eut  la  sagesse  de  placer  le  terri- 
toire d'Alger  sous  la  protection  du  Grand-Seigneur,  et  il  reçut 
une  garnison  de  soldats  turcs.  Lui-même  fut  fait  capitan-pacha 
et,  en  même  temps  qu'il  exerçait  à  Constantinople  l'influence 
d'un  heureux  courtisan,  ses  flottes  continuaient  à  écumer  la 
Méditerranée.  Tunis  fut  le  champ  de  bataille  où  le  corsaire  eut 
à  se  mesurer  avec  Charles-Quint.   Une  trahison  infâme  avait 
livTé  cette  ville  au  sultan,  et,  avec  ses  fortifications  nouvelles, 
Tunis  éiait  devenue  un  nouveau  repaire  de  forbans.  A  la  fin,  le 
mal  avait  crû  à  un  point  tellement  intolérable,  que  l'empereur 
confia  à  son  grand  amiral  Doria  le  soin  d'aller  châtier  les  bandits. 
Après  une  résistance  désespérée,  Tunis  finit  par  se  rendre.  Les 
Turcs  en  furent  chassés,  et  le  prince  maure  légitime  fut  rétabli 
sur  le  trône,  à  la  condition  de  se  reconnaître  vassal  de  l'Espagne, 
en  même  temps  que  vingt  mille  esclaves,  rendus  à  la  liberté,  al- 
lèrent proclamer  dans  tous  les  coins  du  monde  chrétien  les 
louanges  de  leur  hbérateur.  Ceci  se  passait  en  1535.  En  1541, 
Charles-Quint  tenta  contre  Alger  une  entreprise  du  même  genre  ; 
mais  celle-ci  eut  des  résultats  bien  différents.  Jamais  flotte,  à 
l'exception  peut-être  de  la  fameuse  Armada  lancée  plus  tard 
contre  les  côtes  d'Angleterre,  n'essuya  un  plus  complet  désastre. 
Dans  les  deux  cas,  les  causes  furent  les  mêmes.  Etrange  coïn- 
cidence historique  qu'une  tempête  ait  servi  à  protéger  les  libertés 


22  REVUE    BRITANNIQUE. 

naissantes  de  l'Angleterre,  et  qu'une  tempête  aussi  ait  servi  à 
favoriser  les  progrès  du  crime  sur  les  côtes  barbaresquesl  Rien 
n'avait  plus  illustré  le  règne  de  Charles-Quint  que  l'expédition 
contre  Tunis,  rien  ne  fut  plus  désastreux  que  l'expédition  contre 
Alger. 

C'est  ainsi  que  la  chute  de  Tunis  contribua  à  rendre  Alger 
plus  puissante  et  à  en  faire  la  capitale  de  la  piraterie.  Dès  cette 
époque,  la  ville  prit  la  forme  qu'elle  a  conservée  pendant  trois 
siècles.  Il  est  vrai  que  les  Arabes  du  moyen  âge  avaient  utilisé 
les  matériaux  de  l'ancien  Icosium,  et  en  avaient  construit  leurs 
maisons  sur  l'emplacement  même  de  la  vieille  cité  romaine  ;  mais 
les  Turcs  s'implantèrent  d'une  façon  plus  solide;  ils  élevèrent 
des  fortifications  et  améliorèrent  le  port.  Quelques  îlots  de  roches 
(El  Djezair)  de  la  baie  d'Icosium  avaient  fait  donner  à  la  ville  le 
nom  arabe  qu'elle  porte.  Un  môle  considérable  réunit  ces  îlots 
avec  la  terre  ferme;  à  partir  des  forts  qui  défendaient  les  deux 
havres  ainsi  créés,  on  fit  passer  des  murailles  par-dessus  le  pre- 
mier versant  du  Sahel,  et  on  les  prolongea  jusqu'au  point  où  la 
Casbah  couronne  le  tout.  Les  maisons  situées  en  dedans  de  cette 
enceinte  s'échelonnaient  en  gradins  sur  la  colline,  de  manière 
que  du  toit  en  terrasse  on  avait  une  perspective  complète  de  la 
mer,  La  ville  devint,  pour  le  coup  d'œil,   ce  qu'elle  était  à 
l'époque  où  lord  Exmouth  vint,  en  1816,  mouiller  sous  ses  bat- 
teries. Tant  qu'a  duré  la  domination  turque,  c'était  expressé- 
ment la  ville  d'Alger  qui  gouvernait  tout  le  pays,  nominalement 
pour  le  sultan,  mais  en  réalité  pour  les  deys  et  leurs  hordes 
de  pirates.  Sur  le  quai  de  ce  port  et  dans  ces  murailles,  une 
poignée  d'hommes  de  la  race  dominante  dictait  des  lois  aux 
Arabes  de  la  plaine  de  la  Metidja,  tenait  en  échec  les  Kabyles 
des  montagnes,  faisait  des  Maures  les  fonctionnaires  du  gou- 
vernement, pillait  et  opprimait  les  juifs,  et  insultait  systémati- 
quement les  quelques  résidents  chrétiens  qui  étaient  hbres.  Il 
ne  paraît  pas  que  le  nombre  des  soldats  turcs  levantins  qui 
formaient  leiïeflif  de  la  garnison  d'Alger  dépassât  de  beau- 
coup le  chiffre  de  cinq  mille  hommes.  Shaw  porte  la  population  de 
la  ville  à  cent  mille  mahoraé.tans  et  quinze  mille  juifs,  avec  deux 
mille  esclaves  clirétiens.  Le  pays,  non  compris  le  territoire  situé 
immédiatement  autour  de  la  ville,  était  divisé  en  trois  provinces, 


l' ALGÉRIE.  23 

qui  ont  servi  de  base  à  la  subdivision  française  actuelle.  Les  beys 
des  provinces  de  Tlemcen  à  l'ouest  (qui  correspond  à  la  province 
française  d'Oran),  de  Titteri  au  sud,  et  de  Constantine  à  Test, 
étaient  nommés  par  les  deys,  pour  qui  ils  percevaient  les  im- 
pôts, et  par  qui  ils  étaient  secourus  avec  les  forces  d'Alger,  en 
cas  d'insurrection.  On  peut  juger  de  l'importance  relative  des 
trois  provinces,  en  calculantqueTlemcen  rapportait  45,000  pias- 
tres, Titteri  12,000  et  Constantine  90,000.  Les  données  man- 
quent pour  établir  une  chronologie  complète  des  deys  ;  d'ailleurs 
l'histoire  n'a  guère  besoin  d'une  hstc  de  personnages  si  méprisa- 
bles. Ils  se  succédèrent  fort  rapidement  ;  car  le  gouvernement  n'é- 
tait pas  héréditaire  comme  à  Tunis  et  à  Tripoli.  Chaque  dey  était 
élu  par  les  janissaires;  aussi  il  y  en  eut  à  peine  un  sur  dix  qui 
mourut  dans  son  lit.  Tout  soldat  hardi  et  ambitieux  pouvait  se 
regarder  comme  un  héritier  présomptif  du  trône,  ayant  de  plus 
l'avantage  de  ne  pas  être  dans  la  nécessité  d'attendre  que  la  ma- 
ladie ou  la  vieillesse  eût  emporté  le  souverain  du  jour.  La  corrup- 
tion, l'insolence  et  un  brigandage  sans  frein  étaient  les  caractères 
les  moins  odieux  de  ce  gouvernement  féroce  et  méprisable.  Un 
proverbe  généralement  répandu  disait  :  «  Donnez  à  un  Turc  de 
l'argent  d'une  main,  et  il  vous  laissera  lui  tirer  la  barbe  de  l'au- 
tre. M  Les  paroles  adressées  à  un  consul  français,  en  1720,  par  Me- 
hemet-Pacha,  le  dey  d'alors,  nous  donnent  un  juste  échantillon 
du  véritable  esprit  qui  animait  la  cour  d'Alger  :  «  Ma  mère  a 
vendu  des  pieds  de  mouton,  disait  le  dey,  et  mon  père  des  lan- 
gues de  bœuf  ;  mais  ils  auraient  eu  honte  d'exposer  en  vente 
une  langue  aussi  vile  que  la  tienne.  »  Un  autre  dey  disait  fran- 
chement à  un  consul  anglais  qui  se  plaignait  de  torts  causés  à 
des  croiseurs  de  sa  nation  :  «  Les  Algériens  sont  une  bande  de 
brigands,  dont  je  suis  le  capitaine.  » 

Ces  épisodes  suffisent  à  faire  comprendre  les  maux  immenses 
que  la  puissance  algérienne  a,  durant  trois  siècles,  fait  peser 
sur  les  autres  nations.  Ses  victimes  furent  surtout  les  chrétiens. 
Il  y  eut  nombre  de  véritables  martyrs  qui,  sur  ce  rivage  infidèle, 
à  l'exemple  de  Raymond  Lulle  au  treizième  siècle,  firent  à  leur 
foi  le  sacrifice  de  leur  vie.  L'esclavage  des  chrétiens  est  un  noir 
forfait  que  n'a  cessé  de  commettre  Alger,  depuis  le  commence- 
ment du  sixième  siècle  jusqu'à  la  première  partie  du  nôtre,  et 


24  REVUE     BRITANNIQUE. 

qui  doit  rendre  à  jamais  odieuse  la  mémoire  de  cette  période  de 
l'histoire  turque.  On  a  peine  à  croire  aujourd'hui  qu'il  y  eut  un 
temps  où  ces  forbans  venaient  enlever  des  sujets  anglais  aux 
falaises  de  Kent  et  aux  côtes  occidentales  de  l'Irlande.  Pendant 
toute  la  durée  du  dix-septième  siècle,  le  mal  empira  au  point 
qu'il  semble  faire  partie  intégrante  de  l'histoire  générale  de  cette 
époque.  Les  prédications  et  les  écrits  en  faveur  des  captifs 
chrétiens  se  succédaient  sans  interruption.  Ce  sujet  est  un  des 
plus  graves  de  la  correspondance  de  Laud  et  de  Straiïord.  Wal- 
1er  n'est  pas  moins  préoccupé  de  cette  question ,  et  comme 
poète,  dans  son  poème  de  la  Prise  de  Salé,  et  comme  homme 
politique  et  membre  du  Parlement.  Nous  voyons  même  Georges 
Fox,  le  quaker,  adresser  au  grand  sultan  et  au  roi  d'Alger  un  mé- 
moire «  dans  lequel  il  leur  dénonce  leur  conduite  honteuse  et 
leurs  procédés  insensés.  »  En  1620,  la  première  flotte  anglaise 
qui  eût  vogué  sur  la  Méditerranée,  depuis  le  temps  des  croisades, 
fut  envoyée  contre  Alger,  sous  le  commandement  de  l'amiral 
Mansel;  mais  elle  n'obtint  aucun  résultat  important.  En  1655, 
Blake  eut  plus  de  succès  ;  tous  les  prisonniers  anglais  furent  mis 
en  liberté,  et  Cromwell,  l'année  suivante,  lors  de  l'ouverture  du 
Parlement,  annonça  que  la  paix  avait  été  conclue  avec  les  na- 
tions «  profanes.  »  Cependant  d'autres  expéditions  devinrent 
nécessaires,  et  il  fut  conclu  quatre  ou  cinq  traités  pendant  la 
période  qui  s'écoula  entre  la  Restauration  et  la  Révolution.  L'An- 
gleterre ne  fut  pas  la  seule  nation  engagée  dans  cette  lutte  de 
vieille  date.  Alger  fut  bombardé  deux  fois  par  les  Français  sous 
le  règne  de  Louis  XIV,  et  avec  un  si  grand  succès,  que  Voltaire  dit 
de  ses  compatriotes  qu'ils  commencèrent  alors  à  être  respectés 
sur  cette  côte  d'Afrique,  où  auparavant  on  ne  les  avait  connus 
que  comme  esclaves.  Huant  aux  relations  entre  les  côtes  barba- 
resques  et  l'Espagne,  elles  furent  caractérisées  par  la  même 
hostilité  et  par  des  représailles  mutuelles  incessantes.  Ici  nous 
no  i)Ouvons  nous  empêcher  de  citer  les  noms  de  deux  hommes 
illustres,  l'un  Français  et  l'autre  Espagnol,  —  deux  des  plus 
grands  noms  du  dix-septième  siècle.  —  Ces  deux  noms  repré- 
sentent les  deux  sources  d'intérêt  qui  tenaient  les  sympathies 
et  l'indignation  de  l'Europe  perpéluellenienl  en  éveil  dans  cette 
question  de  l'esclavage  d'Alger.  La  charité  de  saint  Vincent  de 


l' ALGÉRIE.  25 

Paul  et  la  poésie  de  Cervantes  ont  été  des  influences  aussi  puis- 
santes que  les  traités  et  les  bombardements.  L'un  et  l'autre 
avaientenduré  la  captivité  chez  les  pirates.  Après  Cervantes  vint 
Lope  de  Vega,  avec  ses  Cautivos  de  Argel  [les  Captifs  d'Alger), 
et  Hœdo,  avec  los  Martyres  de  Argel  [les  Martijrs  d' Alger),  puis 
les  Français,  les  Italiens,  les  Anglais  et  toute  la  littérature  con- 
temporaine de  l'époque.  Et  ce  n'est  pas  seulement  lEurope  qui 
s'émut  de  cette  question  ;  l'histoire  du  Captif  algérien  (The  AI- 
gerine  captive)  a  été  une  des  premières  œuvres  littéraires  des 
Etats-Unis  qu'on  ait  réimprimées  à  Londres.  L'Amérique  a  eu, 
aussi  bien  que  l'Europe,  à  souffrir  des  pirates  barbaresques, 
avant  et  après  la  déclaration  de  Tindépendance.  En  1793,  il  y 
avait  cent  quinze  esclaves  américains  à  Alger. 

A  côté  de  ses  horreurs  mêmes,  l'esclavage  d'Alger  avait  son 
allégement  dans  les  préceptes  du  Koran.  Le  Prophète  commande 
la  bienveillance  envers  les  prisonniers.  Des  esclaves  chrétiens,  à 
Alger,  furent  souvent  élevés  à  des  postes  d'honneur  et  de  con- 
fiance, plus  d'une  fois  leur  courage  fut  soutenu  par  la  perspec- 
tive de  gagner  eux-mêmes  leur  rançon.  Chose  plus  extraordi- 
naire encore,  des  prêtres  chrétiens  obtinrent  la  permission  de 
prêcher  et  d'administrer  les  sacrements  parmi  les  esclaves  chré- 
tiens. Campbell  nous  parle  d'un  Turc  algérien  qui  fit  un  legs 
pour  distribuer  des  aumônes  aux  plus  nécessiteux  des  «  chiens 
d'infidèles,  »  et ,  dans  la  curieuse  autobiographie  d'Arago  qui 
renferme  une  description  d'Alger,  telle  qu'était  cette  ville  au 
commencement  de  notre  siècle,  on  trouve  le  consolant  épisode 
d'un  vieux  prêtre  lazariste  qui,  pendant  un  séjour  de  cinquante 
années,  avait  si  bien  gagné  le  respect  et  l'affection  de  tous  les 
musulmans,  qu'il  obtint  assez  d'empire  sur  ceux-ci  pour  mettre 
ses  frères  chrétiens  à  l'abri  des  insultes  et  de  la  violence.  Quoi 
qu'il  en  soit,  l'esclavage  n'en  est  pas  moins  l'esclavage."  Je  rends 
grâce  à  Dieu  des  grands  bienfaits  dont  il  m'a  comblé,  dit  le  captif 
libéré,  dans  Don  Quichotte,  car  il  n'y  a  pas,  selon  moi,  sur 
terre  de  bonheur  égal  à  la  hberté  reconquise.  »  Comptant  pour 
rien,  si  l'on  veut,  les  tortures  d'un  exil  perpétuel  loin  de  la  famille, 
des  amis,  des  compatriotes,  la  bienveillance  du  maître  ne  pou- 
vait soulager  que  bien  faiblement  les  souffrances  de  l'esclave; 
et  quoi  qu'on  puisse  dire  du  peu  de  rigueur  de  la  servitude  do- 


26  REVUE    BRITANNIQUE. 

mestique,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  le  sort  des  malheureux 
employés  tous  les  jours  aux  travaux  publics ,  et  renfermés  la 
nuit  dans  les  bagnes,  était  ce  qu'il  y  a  de  plus  horrible.  Pananti, 
dont  le  récit  est  un  des  plus  récents,  dit  :  «  De  toutes  les  mi- 
sères humaines,  l'esclavage  des  chrétiens  dans  les  Etats  Barba- 
resques  est,  j'en  ai  l'expérience,  la  plus  digne  de  pitié.  »  L'in- 
dignation de  l'Europe  n'avait  rien  de  surprenant,  quand  on 
songe  à  la  manière  dont  étaient  traités  les  consuls  et  les  rési- 
dents chrétiens  libres.  On  conçoit  donc  que  cette  indignation 
finit  par  éclater  un  beau  jour. 

Alger  fut  bombardé  en  1816  par  une  flotte  combinée  de  vais- 
seaux anglais  sous  le  commandement  de  lord  Exmouth,  et  de 
vaisseaux  hollandais,  sous  celui  de  l'amiral  Van  Capellan.  Trois 
ou  quatre  jours  suffirent  pour  réduire  le  dey  à  faire  amende  ho- 
norable et  à  souscrire  à  toutes  les  conditions  qu'on  lui  imposa. 
Il  résulta  de  là,  chez  les  pirates  algériens,  un  découragement 
extraordinaire  qui  les  fil  se  relâcher  un  peu  de  leurs  cruautés 
envers  les  esclaves  chrétiens .  Le  bombardement  d'Alger  en  1816 
fut  le  premier  des  coups  que  reçut  la  puissance  musulmane  sur 
la  Méditerranée.  Le  second  lui  a  été  porté,  à  Navarin,  par  les 
Anglais,  les  Russes  et  les  Français,  et  le  troisième  par  ces  dex- 
niers  de  nouveau  en  1830. 

Plus  d'un  quart  de  siècle  s'est  écoulé  depuis  que  les  Français 
ont  envahi  le  nord  de  l'Afrique,  et  cependant  en  ce  court  espace 
de  temps  trois  dynasties  se  sont  succédé  en  France.  L'expédition 
qui  devait  réduire  Alger  mita  la  voile  sous  Charles  X,  et  les  der- 
niers jours  de  ce  règne  virent  la  capitulation  de  la  ville.  La  con- 
quête se  continua  et  s'acheva  sous  Louis-Philippe  au  point  d'em- 
brasser toute  l'étendue  du  territoire  possédé  par  les  Turcs.  Les 
résultats  en  ont  été  assurés  par  les  généraux  de  Napoléon  III,  et  la 
grande  colonie  française  de  l'Afrique  septentrionale  est  aujour- 
d'hui paisiblement  incorporée  à  l'empire.  Il  n'entre  pas  dans  les 
limites  de  notre  article  de  retracer  tous  les  motifs  qui  poussèrent 
le  gouvernement  de  Charles  X  à  organiser  l'expédition  d'Afrique. 
M.  Deval,  le  consul  de  France,  avait  été  frappé  au  visage  d'un 
coup  d'éventail  par  le  dey.  Alger  avait  en  outre  accueilli  à  coups 
de  canon  le  vaisseau  la  Provence.  C'était  assez  d'un  de  ces  af- 
fronts. Peut-être  le  ministre  Polignac  pensait-il  qu'un  coup  d'Etat 


L  ALGKUir.. 


27 


passerait  plus  facilement  à  Tombre  d'un  succès  militaire.  «  Les 
Français,  disait-on,  oublient  facilement  la  liberté  en  présence  de 
la ''loire '.»  Non-seulement  on  résolut  de  bombarder  Alger,  comme 
avaient  fait  Duquesne  et  lord  Exmouth,  mais  encore  den  faire 
la  conquête.  Quelques  esprits  songeaient  à  renouveler  au  prolit 
des  Bourbons  le  prestige  de  Bonaparte  et  de  rexpédilion  dE- 
gypte.  Dautres  voyaient  avec  un  certain  orgueil  la  France 
prendre  en  main  la  cause  de  la  civilisation,  de  lEurope  et  de 
la  chrétienté.  Des  hommes  plus  pratiques  songeaient  à  faire  de 
la  colonisation  et  à  rivaliser  avec  l'Angleterre.  Au  milieu  de  cette 
surexcitation  à  la  fois  politique  et  romanesque,  la  grande  ex- 
pédition, sous  le  commandement  de  l'amiral  Duperré^,  partit  de 
Toulon  à  la  fin  de  mai.  Le  13  juin,  elle  arriva  en  face  dWlger  ;  le 
14,  un  débarquement  fut  opéré  à  Sidi-Ferruch,  à  quelques  milles 
à  l'ouest.  Les  trois  divisions  Berthezène,  Loverdo  et  d'Escar 
comptaient  trente-sept  mille  hommes,  sous  les  ordres  du  maréchal 
Bourmont.  Après  dix  jours  de  rudes  combats,  cette  armée  était 
parvenue  sur  la  hauteur  qui  s'élève  au-dessus  de  la  ville  et  do- 
mine la  plaine  de  la  Metidja.  Dans  la  nuit  du  29,  on  commença  la 
première  parallèle  à  deux  cent  cinquante  mètres  de  distance  du 
fort  de  l'Empereur,  ainsi  appelé  parce  qu'il  avait  été  construit  à 
l'endroit  où  l'empereur  Charles-Quint  avait  campé  avant  sa  dés- 
astreuse retraite.  Le  feu  fut  ouvert  au  point  du  jour,  le  4  juillet. 
Le  bombardement  ne  dura  pas  longtemps.  A  dix  heures,  les 
Turcs,  réduits  au  désespoir,  faisaient  sauter  le  fort  ;  et  le  len- 
demain, 5  juillet,  le  roi  de  France  régnait  à  Alger.  A  la  fin  du 
mois,  il  avait  cessé  de  régner  à  Paris. 

Si  nous  suivons  l'histoire  de  l'Algérie  pendant  les  années  qui 
ont  succédé  à  l'occupation  de  la  ville  par  les  Français,  nous 
voyons  une  longue  série  de  succès  militaires  importants,  sérieu- 

1  Lacfetelle,  fiistoire  de  la  Restauration. 

-Voici  quelle  était  la  composition  de  la  flotte  :  11  vaisseaux  de  ligne,  24  frégates, 

7  corvettes,  26  bricks,  1   canonni'ere-brick,  7  corvettes  de  cliarge,  7  gabarrcs, 

8  bombardes,  7  bateaux  à  vapeur,  2  goélettes,  l  transport,  1  balancelle,  557  trans- 
ports du  commerce,  non  compris  les  navires  affrétés  par  M.  Selliére,  raunilionnaire 
général  de  l'expédition,  1 14  bateaux  catalans  de  l'Ile,  bœufs  et  génois,  55  chalands 
pour  le  débarquement  des  troupes  et  de  l'artillerie,  50  bateaux  plats;  —  total  gé- 
néral, 675  bâtiments.  —  L'armée,  de  son  côté,  comptait  57.551  hommes,  4,008  che- 
vaux j  l'artillerie  se  composait  de  82  pièces  de  gros  calibre  et  9  mortiers.     0.  S. 


28  REVUE    BRITANNIQUE, 

sèment  entravés,  toutefois,  par  l'hésitation  qui  dictait  les  conseils 
et  par  Tincertitude  de  la  politique  de  la  métropole.  La  révolution 
qui  éclata  à  Paris  et  le  siège  d'Anvers  refoulèrent  dans  l'ombre 
les  intérêts  d'Alger.  Le  gouvernement  de  Juillet  se  trouva  em- 
barrassé du  legs  que  lui  laissait  là  le  gouvernement  de  la  Restau- 
ration. Cependant  le  sentiment  national  le  força  de  l'accepter,  et 
le  premier  succès  de  l'expédition  d'Alger  fut  promptement  suivi 
d'autres  triomphes.  Le  maréchal  Bourmont,  dont  on  n'avait  pas 
probablement  oublié  le  passage  dans  le  camp  des  alliés  la  veille 
de  la  bataille  de  Waterloo,  fut  remplacé  par  le  maréchal  Clause!, 
autre  vieux  soldat  de  l'empire,  dont  la  noble  conduite  à  Salaman- 
que,  après  le  désastre  de  Marmont,  est  bien  connu  de  tous  ceux 
qui  ont  étudié  les  guerres  de  la  Péninsule.  Bourmont  n'avait 
poussé  que  jusqu'à  Blidah  ses  reconnaissances  à  l'intérieur. 
Clause!  saccagea  Blidah,  en  massacra  les  habitants,  pénétra  dans 
l'Atlas  jusqu'au  col  de  Mouzaïa,  et  établit  un  nouveau  bey  àMé- 
déah,  capitale  de  la  province  turque  de  Titteri.  Ce  fut  la  première 
expédition  des  zouaves,  corps  militaire  formé  par  le  maréchal 
Clausel,  et  qui,  dans  son  organisation  primitive,  se  composait  en 
partie  de  soldats  arabes  indigènes,  en  partie  d'enfants  de  Paris 
et  autres  aventuriers  européens  intrépides.  Certes  on  ne  saurait 
signaler  une  plus  curieuse  rencontre  de  l'Orient  et  de  l'Occident 
que  celle  qui  avait  lieu  sur  ce  point  du  territoire  où  les  sombres 
fils  de  l'Afrique,  portant  le  turban  et  poussant  le  cri  de  guerre 
des  Bédouins,  et  les  volontaires  de  la  Charte,  entonnant  la  Mar- 
seillaise et  portant  encore  leurs  fameuses  blouses,  se  pressaient 
en  colonnes  serrées  à  travers  les  gorges  de  l'Atlas,  sous  le  com- 
mandement d'un  général  qui  avait  fait  la  guerre  d'Espagne.  Des 
mesures  plus  vigoureuses  furent  alors  adoptées  par  la  France 
pour  s'assurer  la  possession  du  pays  au  sud  d'Alger.  Vers  la 
même  époque,  Oran,  situé  à  l'ouest,  fut  occupé,  et  quoique  d'a- 
bord on  le  cédât  à  Tunis,  en  vue  de  former  un  contre-poids  à  la 
puissance  du  Maroc,  on  jugea  pour  le  moment  nécessaire  d'y 
mettre  une  garnison  française.  A  l'est,  Bone  avait  été  prise  en 
même  temps  qu'Alger,  mais  on  ne  pouvait  guère  la  regarder 
comme  un  renfort  pour  les  Français,  à  moins  d'en  faij'e  la  base 
d'une  expédition  contre  Constantinc.  Telle  était  sans  doute  aussi 
l'intention  du  général  Clausel  ;  mais,  au  moment  décisif,  cet  offi- 


l' ALGÉRIE.  29 

cier  général  fut  remplacé  par  le  général  Berthezcne,  et  avec  celui- 
ci  la  politique  changea.  On  dit  que  Clausel  appelait  Alger  un 
paradis,  tandis  que  Berthezène  en  parlait  comme  d'un  enfer 
dont  on  ne  pouvait  se  débarrasser  trop  tôt.  Pendant  quelque 
temps,  il  semble  qu'on  n'ait  rien  voulu  tenter  au  delà  d'un 
établissement  colonial  limité  au  voisinage  seul  d'Alger.  Les 
vues  du  gouvernement  français  étaient  incertaines  et  trahis- 
saient une  grande  hésitation.  Lorsque  Campbell  visita  Alger  en 
1836,  la  conservation  de  la  colonie  y  semblait  encore  à  Tétat  de 
problème,  et,  à  son  retour  à  Paris,  il  eut  à  ce  sujet,  avec  le  roi 
Louis-Philippe,  une  conversation  d'après  laquelle  il  s'aperçut 
que  ce  problème  attendait  encore  sa  solution.  Néanmoins  la  puis- 
sance française  faisait  des  progrès.  Combattre  était  chose  indis- 
pensable, et  les  combats  avaient  pour  résultats  ordinaires  des 
victoires.  A  Paris,  on  prit  un  parti  décisif  et  les  ordonnances  du 
23  juillet  1834  firent  formellement  mention  des  «possessions 
françaises  au  nord  de  l'Afrique.  »  Sur  ces  entrefaites,  le  célèbre 
personnage  dont  le  nom  devait  désormais  se  rattacher  indissolu- 
blement à  l'histoire  de  l'Algérie  commençait  à  faire  sentir  son 
influence  dans  toute  la  région  située  au  sud  d'Oran.  D'abord,  on 
crut  prudent  et  sur  de  conclure  des  traités  avec  Abd-el-Kader  et 
il  sembla  pendant  quelque  temps  que  des  concessions  récipro- 
ques assureraient  ce  qu'on  pouvait  désirer  de  part  et  d'autre. 
Mais  le  chef  prophète  était  trop  cauteleux  pour  se  regarder 
comme  lié  par  ces  pactes  et  trop  fanatique  pour  se  trouver  satis- 
fait d'un  compromis  entre  le  croissant  et  la  croix.  Ses  mouve- 
ments sur  les  bords  duChélif  devinrent,  à  cette  époque,  si  in- 
quiétants qu'on  se  détermina  à  renvoyer  en  Algérie  le  maréchal 
Clausel  et  avec  lui  le  duc  d'Orléans.  A  Paris,  les  opinions  étaient 
encore  partagées  sur  la  marche  à  suivre.  On  peut  regarder  ce 
mot  prêté  à  M.  de  Broglie  :  «  Alger  n'est  qu'une  loge  à  l'Opéra,  » 
comme  une  preuve  que  beaucoup  de  gens  eussent  volontiers  vu 
abandonner  l'entreprise.  A  vrai  dire,  il  était  évident  que  la  France 
avait  fait  trop  ou  trop  peu.  Une  armée  de  dix  mille  hommes  ne 
suffisait  pas  pour  assurer  la  conquête  de  f  Algérie  ;  mais  elle  était 
beaucoup  troj)  considérable  pour  que  les  Maures  et  les  Arabes 
restassent  tranquilles.  Parmi  les  partisans  dune  continuation 
énergiquede  la  guerre, les  plus  actifs  étaientM.  Thiers,  ministre 


30  REVUE     BRITANNIQUE 

en  1836,  lequel  voyait  que  l'Afrique  pouvait  devenir  une  pé- 
pinière de  soldats  dignes  de  l'Empire,  et  Clause!  lui-même,  qui 
insistait  dans  les  termes  les  plus  pressants  pour  qu'on  se  décidât 
à  une  expédition  contre  Constantine,  expédition  indispensable 
pour  frapper  un  grand  coup  dans  l'est  de  l'Algérie.  Avec  le  chan- 
gement de  ministère,  alors  que  M.  Mole  succéda  à  M.  Thiers,  l'en- 
thousiasme parut  sètre  quelque  peu  affaibli.  Mais  l'expédition 
n'en  fut  pas  moins  décidée,  etl'on  mit  trente  mille  hommes  sous 
les  ordres  du  maréchal  Clausel,  qui  était  accompagné  par  le  se- 
cond fils  du  roi,  le  duc  de  Nemours.  C'est  dans  cette  expédition 
que  Changarnier,  qui  coaimandait  l'arrière-garde,  dit  à  son  ba- 
taillon :  «  En  avant!  camarades;  ils  sont  six  mille,  nous  sommes 
trois  cents.  Vous  voyez  bien  que  nous  sommes  égaux!  »  On  ne 
saurait  révoquer  en  doute  1" intrépidité  qui  présida  à  toute  la 
campagne.  Celle-ci  néanmoins  échoua  complètement.  L'armée 
française  éprouva  un  très-grave  échec  qui  porta  à  son  comble 
l'exaltation  belliqueuse  de  la  nation .  On  prononça  sur  Constantine 
l'anathème  prononcé  par  Rome  sur  Carthage  :  Deletnla  est  ! 

Constantine  allait  devenir  le  théâtre  de  la  victoire  la  plus  écla- 
tante que  les  armes  françaises  eussent  remportée  depuis  la  con- 
quête de  l'Algérie.  Le  général  Damrémont  fut  mis  à  la  tête  du 
nouveau  corps  expéditionnaire,  et  la  première  division  était  com- 
mandée parle  duc  de  Nemours.  Les  équipages  de  siège  furent  dé- 
barqués à  Bone.  La  marche  fut  pénible;  mais,  en  temps  conve- 
nable, l'armée  prit  position  sur  les  plateaux  qui  fournissent  d'un 
côté  —  et  d'un  côté  seulement  —  le  moyen  d'ouvrir  le  feu  sur 
la  ville.  Les  défis  les  plus  fiers  accueillirent  les  assiégeants.  Les 
étendards  musulmans  flottaient  sur  les  retranchements  et  l'air 
retentissait  de  cris  discordants  et  de  vociférations  poussées  par 
les  femmes.  A  l'officier  qui  vint  leur  proposer  des  termes  de  ca- 
pitulation, les  assiégés  firent  cette  orgueilleuse  réponse:  «  Si 
vous  avez  besoin  de  poudre  nous  vous  en  donnerons,  si  vous 
avez  besoin  de  biscuit  nous  partagerons  le  nôtre  avec  vous.  »  Un 
des  premiers  événements  du  siège  fut  un  désastre  pour  les  Fran- 
çais. Contre  l'avis  de  son  état-major,  le  commandant  en  chef,  se 
tenant  imprudemment  à  découvert,  à  portée  des  canons  de  l'en- 
nemi, fut  frappé  par  un  boulet  et  mourut  presque  immédiate- 
ment. Le  général  Vallée,  qui  comptait  de  nombreux  et  signalés 


«  L  ALGERIE.  31 

services  dans  les  guerres  de  l'empire,  prit  le  commandement,  et, 
après  une  lutte  acharnée,  tnena  le  siège  à  bonne  fin. 

Coustantine  fut  prise  le  vendredi  13  octobre  1837.  Une  vieille 
prophétie  maure  avait  prédit  que  la  ville  serait  prise  un  vendredi. 
C'en  était  réellement  fait  désormais  de  la  domination  mahomé- 
tane  sur  cette  côte.  Bien  qu'il  restât  beaucoup  à  faire  contre  les 
Arabes  et  les  Kabyles,  le  dernier  boulevard  des  Turcs  était  tombé. 
Après  plusieurs  jours  de  suspens  et  d'inquiétude,  la  nouvelle  fut 
apportée  à  Paris,  par  le  télégraphe,  le  23  octobre.  Elle  fut  reçue 
avec  une  satisfaction  extrême.  Le  ministère  du  moment  fut  af- 
fermi par  le  succès,  de  même  qu'un  ministère  précédent  lavait 
été  par  la  prise  d'Anvers.  «  Il  faut  garder  Constantine,  »  fut  le 
langage  tenu  immédiatement  par  le  gouvernement.  Les  doctri- 
naires eux-mêmes  acceptèrent  dès  lors  la  politique  qui  tendait  à 
continuer  et  à  achever  la  conquête  de  l'Algérie.  C'est  avec  jus- 
tesse qu'un  économiste  français  disait  ;  «  La  prise  de  Constan- 
tine nous  a  rendus  conquérants  ;  jusque-là  nous  ne  dominions 
que  de  la  mer.  » 

L'histoire  des  dix  années  qui  suivent  (1837-1847)  n'enregistre 
que  des  progrès  continuels.  Elle  peut  se  partager  en  deux  pé- 
riodes presque  égales,  celle  du  gouvernement  du  maréchal 
Vallée  et  celle  du  gouvernement  du  maréchal  Bugeaud. 

La  même  année  que  Constantine  fut  prise,  Bugeaud,  qili  alors 
occupait  un  commandement  à  l'autre  extrémité  de  l'Algérie,  fit 
avec  Abd-el-Kader  un  traité  qui  fut  sévèrement  censuré  en  cer- 
tains lieux.  Il  n'est  guère  possible  toutefois  de  croire  à  un  man- 
que d'énergie  de  la  part  du  général  français,  s'il  faut  ajouter  foi 
à  l'anecdote  qui  le  représente  saisissant  par  la  main  l'émir, 
qui  osait  rester  assis  en  sa  présence,  et  le  relevant  en  lui  di- 
sant rudement  :  «  Mais  levez-vous  donc  !  »  Les  conditions  du 
traité  même  imposaient  à  l'émir  des  restrictions  très -nom- 
breuses. Sous  l'administration  du  maréchal  Vallée,  les  autres 
parties  de  l'Algérie  étaient  le  théâtre  d'une  grande  activité.  Bu- 
geaud devint  gouverneur  en  1841  et  la  guerre  se  poursuivit  avec 
une  vigueur  qui  ne  se  ralentit  pas.  Abd-el-Kader  chercha  un  re- 
fuge au  Maroc  et  mit  une  nouvelle  puissance  en  antagonisme 
avec  la  France.  Il  s'ensuivit  la  bataille  d'Isly,  sur  la  frontière, 
et  le  bombardement  de  Mogador  le  même  jour  (14  août  1844), 


32  REVUE     BRITANNIQUE. 

par  le  prince  de  Joinville  en  croisière  sur  la  côte.  Dans  toute 
cette  période,  nous  rencontrons  à  chaque  pas  ces  généraux  dont 
l'expérience  et  l'énergie  ont  rendu  tant  de  services  dans  les 
rues  de  Paris  en  février  et  en  juin  1848.  Bedeau  commandait 
dans  l'est,  Cavaignac  dans  l'ouest.  L'activité  de  Changarnier  et 
de  Lamoricière  était  infatigable.  Un  nouveau  groupe  de  géné- 
raux se  mit  bientôt  en  évidence.  Les  lettres  récemment  publiées 
du  maréchal  Saint-Arnaud  nous  donnent  un  tableau  animé  des 
trois  dernières  années  de  l'administration  de  Bugeaud,  et  les 
noms  que  nous  y  trouvons  sont  ceux  de  Bosquet,  de  Canrobert  et 
de  Pélissier  ^  Isolé  en  quelque  sorte  de  ce  groupe,  nous  voyons 
aussi  Baraguay  d'Hilliers  ;  mais  ses  travaux  en  Afrique  mar- 
chaient de  front  avec  ceux  de  ses  camarades,  comme  depuis  en 
Europe.  La  suite  de  l'histoire  de  l'Algérie  nous  éloigne  peu  à  peu 
de  ceux  qui  étaient  destinés  à  jouer  un  grand  rôle  en  1848,  et 
ceux  qui  étaient  appelés  à  jouer  le  leur  en  1851  commencent  à 
prendre  place,  les  Numides  contre  les  Africains,  pour  nous  servir 
d'un  bon  mot  du  coup  d'Etat. 

Il  est  impossible  de  ne  pas  lire  avec  le  plus  profond  intérêt  ce 
que  Saint-Arnaud  (qui,  en  1845,  n'était  que  colonel)  dit  des  of- 
iiciers  qui  devaient  être  ses  compagnons  d'armes  et  ses  succes- 
seurs dans  la  campagne  de  Crimée.  En  première  ligne,  vient  Pé- 
lissier, aux  terribles  mesures  duquel  il  coopéra  pour  l'extirpation 
des  Arabes  du  Dahra,  mesures  devenues  à  jamais  fameuses. 

Au  bivouac  de  Sidi-Yacoub,  27  juin  1845. 

«  Le  colonel  Pélissier  et  moi,  nous  avions  reçu  l'ordre  de  faire 
la  conquête  du  Dahra  et  le  Dahra  est  conquis.  Les  journaux  vous 
donneront  les  tristes  détails  des  extrémités  auxquelles  Pélissier 
a  été  obligé  d'avoir  recours  pour  soumettre  les  Ouled-Riah,  qui 
s'étaient  réfugiés  dans  leurs  grottes.  Si  j'avais  été  à  sa  place,  j'en 
eusse  fait  autant.. .  Si  l'on  dit  que  j'ai  marché  l'épée,  la  hache  et 
la  torche  à  la  main,  ({ue  dira-t-on  de  Pélissier,  brave  et  excellent 
officier,  mais  d'une  rude  écorce?  » 

Dans  le  mois  suivant  (10  juillet),  il  ajoute  :  «  Il  me  faut  dé- 
truire les  Sbéhas  et  les  assiéger  dans  leurs  grottes,  comme  Pé- 
lissier. » 

1  Nous  avons  rendu  compte  de  celle  correspondance  intéressante  qui  rôvéla  dans 
leniaréclial  Saint-Arnaud  des  sentimenls  qu'on  ne  lui  supposai!  pas.  (^V.  du  Direct.) 


L  ALGÉRIE.  33 

Et  le  26  juillet  :  «  Eh  bien  1  frère,  que  dis-tu  de  notre  presse 
française?....  J'aurais  fait  et  je  forai  ce  qu"a  fait  Pélissier.  Dans 
huit  jours  je  me  trouverai  peut-être  dans  une  position  identique, 
et,  si  j'assiège  les  cavernes  des  Sbéhas,  j'agirai  en  soldat  et  je 
ferai  subir  à  l'ennemi  les  plus  grandes  pertes  possible  pour  évi- 
ter moi-même  d'être  perdu.  » 

Nous  laissons  ces  passages  parler  d'eux-mêmes,  nous  ne  vou- 
lons insister  ni  sur  les  cruautés  générales  de  cette  longue  guerre 
d'Algérie,  ni  sur  la  conduite  particulière  de  ces  deux  soldats 
sans  scrupule'.  — Ce  que  Saint-Arnaud  dit  de  Canrobert  est 
plus  agréable  à  lire.  Celui-ci,  dans  un  voyage  qu'il  fit  à  Paris, 
en  1846,  avait  promis  d'aller  voir  le  fils  de  Saint-Arnaud  à  l'école, 
et,  dans  une  lettre  d'introduction  adressée  à  l'oncle  du  jeune 
homme,  et  dont  Canrobert  était  porteur,  voici  la  description^que 
Saint-Arnaud  fait  de  son  camarade  :  «  C'est  un  des  ofticiers  de 
l'armée  d'Afrique  que  j'aime  et  estime  le  plus  ;  c'est  une  vieille 
amitié  de  dix  ans,  qui  date  de  la  brèche  de  Constantine.  » 

1  Puisque  nous  avons  textuellemenl  conservé  ici  lesexpressions'de  Técrivain  an- 
glais, il  nous  sera  bien  permis  de  faire  remarquer  que  les  cruautés  gratuites  des 
Anglais  dans  l'Inde  font  un  singulier  contraste  avec  cette  humeur  de  sensitive, 
dont  on  fait  si  grand  étalage  de  l'autre  côté  de  la  Manclie,  quand  il  sagit  de  jeter 
une  ombre  sur  l'honneur  français.  A  côté  de  l'attendrissement  de  la  Quarlerly  Re- 
view  pour  les  Arabes  d'Algérie,  écoutons  comment  M.  Alf.  Nettement,  un  écrivain 
dont  on  ne  suspectera  jamais  les  sentiments  chrétiens,  s'exprime  sur  le  l'ait  reproché 
au  colonel  (aujourd'hui  maréchal)  Pélissier.  «  On  se  souvient,  dit  M.  Nettement  de 
l'impression  que  produisit  en  France  la  nouvelle  de  ce  fait  de  guerre.  L'histoire 
qui  juge  à  distance,  d'après  la  raison  et  non  d'après  les  impressions,  doit  restituer 
à  ce  fait  son  véritable  caractère.  Le  colonel  Pélissier  avait  deux  genres  de  responsa- 
bilité :  responsabilité  envers  son  général  en  chef,  car,  dans  la  guerre  d'Algérie 
les  opérations  des  colonnes  étaient  combinées,  et  le  ralentissement  de  la  marche 
d'une  colonne  pouvait  compromettre  toute  une  e.xpédition;  responsabilité  envers  les 
troupes  qui  lui  étaient  confiées  :  or,  il  y  aurait  eu  compromission  pour  ces  troupes 
à  laisser  derrière  elles  des  ennemis  énergiques  et  exaltés  jusqu'au  fanatisme.  Il  ne 
pouvait  donc  ni  s'arrêter  et  attendre,  ni  laisser  derrière  lui  les  Ouled-Riah.  Enfin 
il  ne  pouvait  les  attaquer  avec  les  moyens  ordinaires,  car  il  exposait  ses  troupes  » 
une  catasli'ophe  imminente,  en  les  lançant  dans  des  grottes  dont  elles  ne  connais- 
saient ni  les  détours,  ni  les  issues.  D'après  la  loi  terrible  qui  régit  celte  terrible 
chose  qu'on  appelle  la  guerre,  ou  a  le  droit  de  faire  ii  l'ennemi  le  mal  nécessaire. 
Le  fait  des  grottes  des  Ouled-Riah  fut  l'application  de  cette  loi.  Le  colonel  Pélissier, 
après  avoir  sommé  les  Ouled-Riah,  qui  prolongeaient,  au  delà  des  limites  posées  par 
les  lois  de  la  guerre,  une  résistance  inutile  et  funeste  aux  siens,  employa  le  .-eul 
moyen  qui  pût  vaincre  celte  résistance.  Il  renouvela  encore  inutilement  la  somma- 
tion pendant  que  ses  ordres  étaient  en  voie  d'exécution.  Les  Ouled-Riah,  au  lieu  de 
se  rendre,  ouvrirent  une  issue  à  la  fumée,  en  pratiquant  une  ouverture  dans  la 

8«  SÉRIE.  —TOME  V.  3 


34  REVUE    BRITANNIQUE. 

A  propos  du  troisième  général  qui  s'est  illustré  dans  la  cam- 
pagne de  Crimée,  il  dit  : 

«  Bosquet,  que  vous  ne  connaissez  pas,  est  fort  connu  et  fort 
apprécié  en  Afrique;  c'est  un  homme  de  mérite,  d'esprit  et  de 
sens,  qui  a  commencé  sa  carrière  lorsqu'il  était  capitaine  d'ar- 
tillerie, comme  officier  d'ordonnance  du  général  Lamoricière, 
et  qui,  poussé  par  lui  et  par  les  services  qu'il  a  rendus  dans  les 
bureaux  arabes,  a  monté  rapidement  au  grade  de  colonel.  » 

Dans  ses  souvenirs  de  la  guerre  d'Afrique,  M.  de  Castellane 
trace  un  portrait  frappant  de  Bosquet  : 

«  Le  colonel  Bosquet  est  un  de  ces  hommes  qu'on  rencontre 
rarement.  Avec  une  volonté  de  fer,  un  sens  droit,  un  jugement 
sain,  égal  à  l'ampleur  de  son  esprit  et  à  la  vivacité  de  son  intel- 
ligence, il  avait  réussi  dans  toutes  les  entreprises  qu'on  lui  a 
confiées.  Tout  le  monde  l'estimait,  mais  son  caractère  bienveil- 
lant lui  gagnait  aussi  l'affection  de  tous  ceux  qui  l'approchaient. 
C'était  évidemment  un  homme  fait  pour  les  grands  commande- 
ments, évidemment  un  homme  capable  de  sauver  d'un  grand 
danger  quand  tout  est  désespéré.  Si  une  grande  occasion  vient  à 
se  présenter,  personne  de  ceux  qui  le  connaissent  ne  craint  qu'il 
fasse  jamais  défaut  à  l'occasion  ou  à  lui-même.  » 

Un  des  exploits  personnels  les  plus  importants  de  Saint- Arnaud 
c'est  la  poursuite  de  Bou-Maza,  chef  arabe  qui  ne  le  cédait  qu'à 
Abd-el-Kader  pour  l'activité  et  les  ressources.  Mais  il  est  plus 
intéressant  de  parcourir  quelques-uns  de  ces  passages  qui  révè- 
lent l'ambition  de  l'écrivain,  et  ses  curieuses  prévisions  de  la 
carrière  dans  laquelle  il  a  été  plus  tard  appelé. 

«  Je  m'aperçois  avec  plaisir  que  dans  les  circonstances  les 
plus  difficiles  je  conserve  un  calme  et  un  sang-froid  que  je  n'a- 
grotte  et  amenèrent  ainsi  )a  catastrophe.  Le  courant  d'air  qui  s  établit  poussa  l'in- 
cendie dans  les  grolles,  et  ceux  qui  y  avaient  cherché  un  refuge  y  périrent  con- 
sumés. L'humanité  en  gémit,  mais  comme  elle  gémit  de  la  guerre  et  de  tous  les 
malheurs  qu'elle  entraîne  à  sa  suile.  Le  colonel  Pélissier  se  trouva  dans  une  circon- 
stance exceptionnelle,  et  il  agit  sous  le  coup  d'une  impérieuse  nécessité;  toute  sa 
carrière  militaire,  remarquable  par  la  prévoyance  dans  le  commandement  et  une 
politique  éclairée  vis-à-vis  des  Arabes,  sert  île  commentaire  à  cet  acte  unique. 
C  est  pour  cela  que  nous  n'avons  pas  hésité  à  dire  plus  bas  que  les  hommes  de  pre- 
mier plan  tirent  la  guerre  en  Algérie  avec  l'humanité  qu'elle  comporte.  »  {Histûire 
(le  la  ronriudle  d'Alger,  par  M.  Alfred  Neliemenl.)  0.  S. 


l'algérie.  35 

vais  pas  autrefois.  Je  sens  que  je  commande;  je  me  trouve  chez 
moi  et  recueilli,  et  tout  va  bien.  Qui  sait  ce  que  tout  cela  pour- 
rait devenir  sur  une  plus  vaste  échelle  et  dans  une  sphère  plus 
étendue?  »> 

Ce  qui  suit  est  une  étrange  prophétie  : 

«  Les  affaires  prennent  un  caractère  menaçant  en  Turquie. 
Je  m'en  réjouis.  Que  je  serais  heureux  de  porter  un  coup  à  la 
Russie,  conjointement  avec  r Angleterre  !  » 

En  1847,  Bou-Maza  se  rendit  à  Saint-Arnaud,  mais  cette  an- 
née fut  encore  remarquable  sous  dautres  rapports.  Ce  fut  dans 
le  printemps  de  1847  que  s'exécuta  la  fameuse  expédition  de  la 
grande  Kabylie,  sous  les  ordres  du  maréchal  Bugeaud,  expédi- 
tion dont  un  Anglais,  qui  y  assista,  M.  Borrer,  a  fait  un  récit 
fort  animé.  Deux  colonnes  se  rendirent  à  Bougie  en  traver- 
sant en  même  temps  le  pays  ennemi.  L'une,  sous  le  comman- 
dement du  maréchal  lui-même ,  était  partie  d'Alger  et  avait 
passé  par  la  Metidja  ;  l'autre,  commandée  par  le  général  Bedeau, 
était  partie  de  Sétif.  Cette  expédition  eut  pour  résultat  la  sou- 
mission de  cinquante-cinq  tribus,  pouvant  mettre  en  campagne 
un  contingent  de  trente-trois  mille  hommes.  Si,  au  commence- 
ment de  l'année,  les  armes  françaises  remportaient  ainsi  des  vic- 
toires signalées  dans  l'est,  elles  obtinrent  vers  la  fin  des  succès 
encore  plus  remarquables  dans  l'ouest.  Le  23  décembre,  le  duc 
d'Aumale  (qui  avait  remplacé  Bugeaud  comme  gouverneur  gé- 
néral) débarqua  sur  un  point  de  TAIgérie,  proche  de  la  frontière 
du  Maroc.  Tout  justement,  deux  jours  auparavant,  Abd-el-Kader 
avait  proposé  à  Lamoricière  d'entrer  en  conférence.  Vingt-qua- 
tre heures  se  passèrent  à  échanger  des  messages.  Ensuite  l'émir 
fut  reçu  avec  les  honneurs  militaires  au  marabout  de  Sidi- 
Brahim  et  fut  conduit  au  duc  d'Aumale  qui,  presque  au  mo- 
ment de  son  débarquement,  se  trouva  triompher  du  moderne 
Jugurtha.  Le  chef  déposa  ses  sandales  sur  le  seuil,  attendit  un  si- 
gnal du  jeune  prince  pour  s'asseoir,  garda  un  instant  le  silence, 
puis  dit  en  arabe  :  «  J'aurais  volontiers  fait  plus  tôt  ce  que  j'ai  fait 
aujourd'hui.  J'attendais  l'heure  marquée  par  Dieu.  Je  demande 
l'aman  du  roi  de  France  pour  ma  famille  et  pour  moi.  »  La  jour- 
née du  24  fut  consacrée  à  l'arrangement  des  affaires  person- 
nelles d'Abd-el-Kader,  et  le  jour  de  Noël  l'émir  fit  voile  pour  Ton- 


36  REVUE    BRITANNIQUE. 

Ion,  avec  sa  mère,  ses  femmes  et  ses  enfants  *.  La  violation  des 

1  Voici  en  quels  termes  M.  Alfred  Nelteraent  raconte  ce  mémorable  épisode  de  nos 
guerres  d'Afrique,  —a  Apres  la  négociation  engagée  par  Abd-el-Kader  avec  le  géné- 
ral Lamoriciëre,  l'émir  tardait  à  se  montrer.  Le  général  français^  croyant  à  une  nou- 
velle ruse,  avait  ordonné  au  colonel  de  Monlauban  de  partir  avec  toute  la  cavalerie 
et  de  chercher  à  retrouver  les  traces  du  chef  arabe.  Le  colonel  arriva,  sans  le  ren- 
contrer, jusqu'à  la  deira.  encombrée  de  blessés  et  déjà  attaquée  par  les  Kabyles  de 
notre  territoire  qui  voulaient  la  piller.  Il  la  prit  sous  sa  protection,  lui  laissa  ses 
chirurgiens  et  fit  avertir  le  général  Lamoriciere,  qui  prescrivit  au  colonel  Mac- 
Mahon  de  se  porter,  avec  une  colonne  d'infanterie,  à  la  défense  de  la  deira,  et  au 
colonel  de  Montauban  de  se  remettre  en  marche  pour  continuer  sa  recherche.  Notre 
cavalerie  arrivait  à  la  hauteur  du  marabout  de  Sidi-Brahim,  douloureusement  cé- 
lèbre par  la  catastropiie  du  colonel  Montagnac,  lorsqu'on  vit  se  diriger  vers  nous 
quelques  cavaliers  qui,  en  signe  de  paix,  agitaient  les  pans  de  leurs  burnous.  C'était 
l'avant-garde  des  cinquante  ou  soixante  cavaliers  qui  restaient  à  l'émir.  Bientôt  pa- 
rut Abd-el-Kader  lui-même.  Il  était  accompagné  de  Mustapha- ben-Tami,  de  Kad- 
dour-ben-Hallal  et  de  quelques  autres  de  ses  vaillants  chefs,  fidèles  jusqu'à  la  fin 
à  leur  émir.  Le  lieutenant  des  spahis  Bou-Khouia  ne  l'avait  pas  quitté  depuis  qu'il 
lui  avait  remis  l'aman.  Sa  famille  était  à  quelques  pas  en  arriére,  sous  la  protec- 
tion d'un  détachement  de  spahis.  Abd-el-Kader  demanda  à  faire  sa  prière  au  ma- 
rabout de  Sidi-Brahim,  après  quoi  il  fut  conduit  au  général  Lamoricière,  qui  lac- 
ciieillit  avec  le  respect  dû  à  la  gloire  et  au  malheur.  Le  jour  même,  on  le  mena  à 
Nemours.  Le  duc  d'Aumale,  prévoyant  l'événement  qui  allait  s'accomplir,  venait 
d'y  débarquer,  après  avoir  quitté,  malgré  une  violente  tempête,  Oran,  où  il  s'était 
établi  pour  surveiller  de  plus  près  le  dernier  acte  de  ce  drame.  Une  première  en- 
trevue eut  lieu  immédiatement.  L'émir  était  ému,  troublé  ;  son  visage  était  pâle,  ses 
traits  contractés.  Ce  n'était  pas  son  malheur  seul  qui  pesait  sur  lui;  il  le  portait 
dignement  :  c'était  le  souvenir  du  massacre  de  nos  prisonniers,  une  de  ces  journées 
néfastes  qu'on  voudrait,  quand  vient  la  réflexion,  effacer  de  sa  vie  avec  son  propre 
sang.  Il  salua  le  duc  d'Aumale  avec  toutes  les  formes  qui,  chez  les  Arabes,  expri- 
ment le  respect.  Les  premières  paroles  qui  sortirent  de  sa  bouche  furent  celles-ci  : 
«  Il  y  a  longtemps  que  tu  devais  désirer  ce  qui  s'accomplit  aujourd'hui  ;  tout 
«  arrive  selon  la  volonté  de  Dieu.  »  Belles  paroles  qui  expriment  le  juste  sentiment 
que  le  captif  avait  de  sa  valeur,  et  sa  soumission  aux  décrets  de  la  l'rovidence,  der- 
nière dignité  de  la  grandeur  déchue.  Il  ajouta  quelques  mots  pour  recommandera 
la  générosité  du  prince  les  braves  soldats  fidèles  jusqu'au  bout  à  son  infortune,  et, 
alléguant  son  extrême  fatigue,  il  demanda  à  se  retirer.  Le  lendemain,  l'entrevue 
officielle  eut  lieu.  Le  duc  d".\umale  reçut  avec  une  noble  courtoisie,  au  pied  du  per- 
ron de  la  maison  du  commandant,  l'émir  vaincu  et  malheureux.  L'émir  s'y  était 
rendu,  monté  sur  une  belle  jument  noire  ;  il  l'offrit  au  duc  d'Aumale,  en  lui  di.sant  : 
<  Je  t'offre  la  seule  chose  que  je  possède  et  que  j'estime  en  ce  moment.  »  Le  duc 
d'Aumale  répondit  :  ''(  Je  l'accepte  comme  un  gage  de  ta  soumission  à  la  France  et 
«  de  la  paix  de  l'Algérie.  »  Abd-el-Kader  rappela  alors  les  promesses  qui  lui  avaient 
été  faites  par  le  général  !jamoricière,et  le  prince  les  ratifia.  «  Je  ratifiai,  écril-il  dans 
0  son  rapport,  la  parole  donnée  par  le  général  Lamoricière,  et  j'ai  le  ferme  espoir 
'c  que  le  gouvernement  lui  donnera  sa  sanclion.  »  On  se  sépara  ensuite,  et  Abd-t-l- 
Kader  retourna  à  pied  vers  sa  tente.  Le  même  jour,  il  s'embarquait  pour  Oran,  et 
de  là  il  partait  pour  Marseille.  Ainsi  fiuis.=;ait  la  derniire  phase  de  la  conquête  de 
l'Algérie.  »  {flisloire  fie  la  rnnqufle  d'Alper,  par  Alf.  Nettement.)  0.  S. 


l'algérie.  37 

promesses  faites  au  chef  arabe  a  été,  à  tort  ou  à  raison,  repro- 
ché plus  tard  au  gouvernement  de  la  famille  d'Orléans. 

C'est  surtout  à  l'Algérie  que  se  rattachent  d'une  manière  ro- 
manesque les  circonstances  extraordinaires  au  milieu  desquelles 
s'ouvrit  l'année  1848  en  France.  Le  premier  jour  de  l'année,  la 
nouvelle  de  la  prise  d'Abd-el-Kader  se  répandit  sur  les  boule- 
vards. Elle  fut  accueillie  par  des  réjouissances  publiques,  et 
l'on  n'eut  pas  assez  d'éloges  pour  le  jeune  gouverneur  général. 
A  cette  époque,  il  y  avait  probablement  peu  de  personnes  en 
France  qui  ne  vissent,  dans  cet  événement,  une  nouvelle  preuve 
de  lalTermissement  du  trône  de  Louis-Philippe.  Beaucoup  de 
gens  avaient  eu  une  pensée  semblable  pour  le  trône  de  Charles  X, 
en  1830,  à  l'occasion  de  la  prise  d'Alger.  L'histoire  s'est  chargée 
de  donner  un  démenti  aux  prophètes  de  1848,  comme  à  ceux 
de  1830. 

Les  commotions  qui  agitèrent  Paris  ne  produisirent  sans 
doute  aucun  effet  important  dans  la  condition  de  l'Algérie  ;  mais 
1  éducation  militaire  de  l'Afrique  française  exerça  une  influence 
immense  sur  le  sort  de  Paris.  En  effet,  c'est  réellement  sur  les 
places  de  Paris  et  sur  les  barricades  que  se  continue  l'histoire 
d'Alger  pendant  l'année  1848.  Il  nous  suffira,  pour  nous  faire 
comprendre,  de  rappeler  les  noms  de  Bedeau,  de  Duvivier,  de 
Négrier,  de  Lamoricière,  de  Changarnier,  de  Cavaignac  '.  Il  n'est 
pas  possible  d'éliminer  le  récit  des  guerres  de  l'Algérie  des  chan- 
gements les  plus  surprenants  qu'a  subis  la  moderne  Europe  ; 
et  c'est  précisément  ce  qui  donne  aux  conquêtes  françaises  en 
Afrique  leur  plus  vif  intérêt. 

La  chute  d'une  dynastie  en  France  ne  compromit  en  rien  la 
puissance  des  Français  en  Algérie.  Les  résultats  obtenus  l'an- 
née précédente  (1847)  restèrent  acquis  et  stables.  La  Kabyhe  se 
tint  tranquille  et  Abd-el-Rader  demeura  en  captivité.  La  capi- 
tulation de  l'émir  avait  été  le  dernier  coup  porté  à  la  nationalité 
arabe,  comme  la  prise  de  Constantine  avait  effacé  le  dernier  ves- 
tige de  la  domination  des  Turcs.  Il  n'y  avait  pas  de  raison  pour 
qu'Alger  ne  suivît  le  sillage  de  Paris,  à  mesure  que  cette  capi- 
tale se  dirigeait  vers  son  ancrage  impérial  actuel.  iS'apoléon  III 

'  Le  maréchal  Vaillant,  ministre  actuel  de  la  guerre^  doit  figurer  aussi  dans  cette 
pléiade  glorieuse.  (  Note  du  Directeur.) 


38  REVUE   BRITANNIQUE. 

a  récolté  où  les  autres  avaient  semé.  Aucun  grand  événement 
n'est  survenu  pendant  le  court  espace  de  temps  que  le  nouveau 
régime  a  mis  à  s'affermir.  En  1849,  ont  eu  lieu  quelques  mou- 
vements militaires  secondaires,  notamment  l'assaut  de  Zaatcha, 
forteresse  sur  la  limite  du  Sahara  oriental.  C'est  à  ce  siège  que 
Canrobert  dit  aux  zouaves  qu'il  commandait  ;  «  Il  faut,  quoi 
qu'il  arrive,  que  nous  franchissions  ces  murailles  ;  et  si  la  re- 
traite sonne,  soyez  sûrs,  zouaves,  qu'elle  ne  sonne  pas  pour 
vous.  »  La  même  année,  au  milieu  de  l'été,  le  maréchal  Bu- 
geaud,  le  rude  vainqueur  des  Kabyles,  «  le  père  Bugeaud,  » 
comme  rappelaient  les  soldats,  mourut  à  Paris  du  choléra.  Les 
journaux  de  1850  ne  nous  apprennent,  en  fait  de  nouvelles 
importantes,  que  l'arrivée  à  Alger  de  quinze  cents  cavaliers  ara- 
bes pour  prendre  part  aux  premières  courses  de  chevaux  et  à 
une  grande  fantasia  nationale.  En  1851,  eut  lieu,  sous  le  com- 
mandement de  Saint-Arnaud,  alors  gouverneur  de  la  province 
de  Constantine,  une  nouvelle  campagne  enRabylie,  oii  se  firent 
remarquer  Bosquet  et  quelques  autres  officiers  devenus  cé- 
lèbres. L'année  1852  a  été  signalée  par  des  hostilités  sur  la 
frontière  du  Maroc,  mais  plus  spécialement  par  la  prise,  par 
Pélissier,  de  Laghouat,  position  située  à  l'extrémité  sud,  deux  fois 
aussi  éloignée  de  Boghar  que  Boghar  l'est  d'Alger,  et  destinée, 
selon  toute  apparence,  à  devenir  le  centre  du  commerce  avec 
les  oasis  du  Sahara. 

Les  fameux  événements  de  décembre  1851  relient  encore 
Paris  et  Alger  l'un  à  Tautre  par  des  liens  indissolubles.  D'un 
côté,  Saint-Arnaud,  rappelé  tout  exprès  de  Constantine  à  Paris  et 
appuyé  de  Canrobert  et  de  quelques  autres  ;  de  l'autre,  Changar- 
nier.  Bedeau,  Lamoricière,  Leflô,  Cavaignac.  Bosquet  et  PéHs- 
sier  étaient  en  Afrique.  Le  résultat  de  ces  événements,  c'est  que, 
depuis  la  fin  de  Tannée  1851,  le  premier  groupe  des  généraux 
de  l'Algérie,  les  Africains,  ont  dû  quitter  le  sol  de  la  patrie,  tan- 
dis que  le  second  groupe,  les  Xurnides,  sont  devenus  les  chefs 
prééminents  dans  la  guerre  contre  la  Russie.  Quant  à  Alger 
même,  comme  la  France,  elle  court  au  progrès  industriel  et 
commercial.  Grâce  à  la  récente  expédition  du  maréchal  Randon, 
la  pacification  de  la  Kabylie  est  aujourd'hui  complète,  et  les  der- 
nières nouvelles  n'ont  plus  trait  qu'à  des  forages  de  puits  arté- 


L  ALGÉRIE.  39 

siens,  à  l'ouTerture  de  marchés  pour  les  tribus  indigènes  et  à 
rexportation  des  céréales  et  des  autres  produits,  à  des  construc- 
tions de  routes  et  de  chemins  de  fer,  etc.,  etc. 

C'est  avec  plaisir  que  nous  nous  détournons  des  horreurs  do 
la  guerre,  pour  dire,  en  terminant,  quelques  mots  des  produits 
naturels  et  de  l'état  social  de  la  grande  colonie  française  de  l'A- 
frique du  nord. 

Pour  avoir  une  idée  complète  de  la  production  algérienne,  il 
faut  se  reporter  à  l'admirable  trophée  algérien  qui  figurait  à 
l'exposition  universelle  de  Paris  en  1855,  au  centre  des  bâti- 
ments de  l'annexe,  avec  les  fruits  et  les  épis  de  mais,  et  tous  les 
produits  végétaux,  animaux  et  minéraux  de  la  jeune  colonie. 
On  ne  saurait  citer  dans  l'histoire  de  cette  exposition  un  fait  plus 
curieux  que  la  visite  qu'y  a  faite  Abd-el-Kader  lui-même.  L'O- 
rient et  l'Occident  n'ont  jamais  eu  une  rencontre  plus  mémora- 
ble. Aucune  scène  ne  pouvait  nous  fournir  un  dénoûment  plus 
heureux  à  l'esquisse  que  nous  avons  essayé  de  tracer  des  di- 
verses phases  de  la  fortune  par  lesquelles  Alger  a  passé.  L'émir, 
en  cette  occasion,  portait  sur  le  spectacle  qui  l'entourait  des  re- 
gards à  la  fois  tristes  et  dignes.  «  Il  avait  le  simple  costume 
arabe,  et  répondait  avec  une  grâce  pleine  de  calme  aux  saints 
des  assistants.  «  —  Il  serait  difficile  de  se  figurer  les  sentiments 
qui  devaient  agiter  le  cœur  de  cet  enfant  du  désert,  en  présence 
des  progrès  réalisés  par  l'activité  européenne  dans  la  décou- 
verte et  la  mise  à  profit  des  ressources  de  sa  patrie,  la  terre  d'A- 
frique conquise. 

En  définitive,  les  ressources  végétales  de  TAlgérie  sont  peut- 
être  ce  que  cette  colonie  offre  de  plus  remarquable.  Du  temps 
des  Romains,  le  nord  de  l'Afrique  était  tellement  renommé  pour 
ses  moissons,  qu'on  l'appelait  proverbialement  le  grenier  de  l'I- 
taUe.  Pline  ne  tarit  pas  d'éloges  sur  sa  fertilité.  L'Afrique  procon- 
sulaire était,  dit-on,  représentée  parfois  allégoriquement  sous  la 
forme  d'une  femme  ayant  un  épi  de  blé  dans  chaque  main  et 
debout  sur  un  navire  chargé  de  grain.  Cet  emblème  paraît  sur  le 
point  de  se  réaliser  au  profit  de  la  France.  A  l'exposition  de 
1855,  on  voyait  les  plus  beaux  échantillons  de  froment,  d'a- 
voine, de  seigle,  d'orge,  de  millet,  de  riz  et  de  mais;  et  ces 
échantillons  en  pleine  maturité  étaient  exposés  à  Paris  six  se- 


40  REVUE    BRITANNIQUE. 

maines  avant  que  la  moisson  fût  faite  en  France.  On  y  trouvait 
aussi  des  fruits  des  espèces  les  plus  variées,  des  pommes,  des 
poires  mûres  en  juillet,  (jes  dattes  de  Laghouat,  du  fond  du  Sa- 
hara, des  oranges  dont  la  beauté  rappelait  que  les  anciens 
avaient  placé  les  jardins  des  Hespérides  au  nord-ouest  de  l'A- 
frique, des  bananes,  des  limons,  des  citrons,  des  goayves,  des 
amandes,  des  figues,  des  grenades  ;  des  produits  potagers,  tels 
que  des  pois,  des  fèves,  des  haricots  et  des  ignames.  Il  y  avait  là 
en  grande  abondance  des  échantillons  de  coton  et  d'autres  fibres 
végétales,  notamment  Viirticanivea,  que  le  manque  de  chanvre, 
pendant  la  guerre  contre  la  Russie,  faisait  d'autant  plus  remar- 
quer, et  le  crm  irÂfriqiie  produit  par  le  palmier  nain  et  très- 
estimépour  bourrer  coussins  et  matelas.  Nous  n'en  finirions  pas 
si  nous  voulions  dresser  la  liste  exacte  des  produits  du  sol  algé- 
rien, tels  que  les  gommes,  les  résines,  la  garance,  le  chumac, 
la  graine  de  lin,  l'opium,  le  tabac,  les  huiles  d'olive  et  les  vins, 
tant  blancs  que  rouges.  Mais,  en  rendant  justice  aux  ressources 
végétales  de  l'Afrique  française,  nous  devons  signaler  particu- 
lièrement les  bois  précieux  pour  l'ébénisterie  que  fournissent 
ses  forêts,  le  cèdre  (de  dimensions  si  énormes,  qu'on  avait  ex- 
posé une  table  d'un  seul  bloc  de  près  de  cinq  pieds  de  diamètre), 
l'olivier  d'un  âge  presque  fabuleux  ;  le  myrte,  le  houx,  le  noyer, 
le  mûrier  et  surtout  le  bois  de  thuya  avec  ses  riches  veines  bru- 
nes sur  fond  rougeâtre,  comparé  par  sir  William  Hooker  au  ci- 
Irus  de  l'ancien  monde,  dont  on  faisait  des  meubles  que  les 
nobles  Romains  payaient  au  poids  de  l'or. 

Le  règne  animal,  en  Algérie,  n'est  ni  moins  riche,  ni  moins 
varié.  L'Arabe  est  essentiellement  pasteur  ;  le  mouton  des  pla- 
teaux du  Sahara  passe  pour  avoir  une  grande  analogie  avec  le 
mérinos  d'Kspagne,  et,  comme  on  devait  s'y  attendre,  l'exposi- 
tion des  laines  fournit  la  preuve  que  la  colonie  française  rivalise 
avec  les  colonies  anglaises  de  la  Nouvelle-Galles  du  .sud  et  de 
Victoria.  L'Afrique  du  nord  paraît  être  tout  aussi  favorable  que 
l(;  midi  de  la  France  à  la  culture  du  ver  à  soie,  et  les  soies  com- 
posaient une  partie  remarquable  de  la  collection  de  1855.  La 
pèche  du  corail,  près  de  Bone,  se  fait  aujourd'hui  avec  plus 
d'activité  encore  que  du  temps  des  Turcs;  et  c'est  une  source 
féconde  do  revenu  pour  la  France.  A  celte  branche  du  cata- 


L  ALGERIE. 


41 


logue  commercial ,  nous  pouvons  ajouter  la  cochenille ,  les 
peaux,  la  cire  d'abeilles  et  le  miel.  Si  nous  tournons  les  yeux  sur 
les  ressources  minérales  de  l'Algérie ,  telles  qu'elles  étaient  re- 
présentées à  l'exposition,  nous  trouvons  du  fer,  du  cuivre  et  du 
plomb  fortement  argentifère.  Les  actions  des  mines  de  Tenez  et 
de  Mouzaia  sont,  il  est  vrai,  encore  basses,  mais  il  reste  à  savoir 
si  cela  ne  dépend  pas  plus  des  Compagnies  concessionnaires  que 
des  veines  exploitées.  Quant  aux  marbres  précieux  de  la  colonie, 
ils  sont  inépuisables. 

>'ous  n'avons  pas  le  loisir  de  nous  appesantir  sur  l'exposition 
des  produits  coloniaux  manufacturés,  sur  les  selles  et  les  har- 
nais, sur  les  armes  et  les  articles  d'habillement,  sur  les  médica- 
ments et  les  liqueurs,  sur  les  tapis  et  la  poterie  moresques,  qui 
imprimaient  un  cachet  si  curieux  et  si  caractéristique  au  com- 
partiment algérien  de  l'annexe.  Il  est  évident,  d'ailleurs,  qu'une 
simple  collection,  même  de  produits  bruts,  ne  peut  que  présenter 
les  choses  sous  leur  aspect  le  plus  favorable.  Pour  apprécier  la 
valeur  véritable  d'une  colonie,  il  faut  établir  une  balance  entre 
sa  productivité  et  les  dépenses  nécessaires  à  son  entretien.  L'Al- 
gérie, nous  en  sommes  convaincu,  est  appelée  à  devenir  de  la 
plus  haute  valeur  pour  la  France,  dans  le  sens  littéral  et  maté- 
riel, indépendamment  des  avantages  moraux  qu'elle  en  retire, 
cac  cette  Afrique  française  est  un  champ  ouvert  aux  esprits  tur- 
bulents et  dangereux,  —  une  excellente  école  pour  entretenir 
une  armée  courageuse  et  expérimentée.  Saint-Arnaud,  en  1844, 
exprimait,  selon  nous,  le  véritable  état  des  choses,  lorsqu'il 
disait  :  «  L'avenir  de  ce  pays  est  immense  ;  mais  l'or  qu'il  en- 
gloutira est  incalculable.  »  La  seconde  partie  de  cette  prophétie 
s'est  déjà  largement  réalisée;  et  nous  croyons  la  première  partie 
en  voie  d'accomplissement.  Il  y  a  dix  ans,  à  la  question  :  «  Qu'ex- 
portez-vous? »  on  répondait  :  «  Rien  que  des  dattes  etdes  soldats 
blessés?  »  On  importait  de  France  jusqu'au  blé  nécessaire  à  la 
subsistance  des  troupes.  Quelques  années  plus  tard,  il  est  vrai, 
pendant  la  guerre  avec  la  Russie,  Alger  envoyait  à  Kamiesch 
d'immenses  quantités  de  grain,  et  des  rapports  récents  sem- 
blent annoncer  en  ce  sens  des  progrès  toujours  croissants.  Dans 
ces  dernières  années,  les  entreprises  agricoles  ont  reçu  une 
grande  impulsion.  Aux  premiers  émigrants  boutiquiers,  auber- 


42  REVUE    BRITANNIQUE. 

gistes  et  cabaretiers,  ont  succédé  des  colons  plus  industrieux  et 
plus  sédentaires.  La  population  est  extrêmement  hétérogène. 
Toutes  les  nations  de  l'Europe  y  sont  représentées,  hors  la  nation 
britannique  ;  à  moins  cependant  de  comprendre  comme  Anglais 
les  insulaires  de  Malte.  Quelques  villages  sont  aussi  allemands 
que  les  villages  allemands  de  la  Pensylvanie.  Peut-être  doit-on 
regarder  ce  mélange  comme  un  avantage  lorsque  l'on  considère 
les  variétés  de  sol  et  de  climat  comprises  dans  les  limites  de  la 
colonie. 

Il  s'est  répandu  un  grand  nombre  d'erreurs  au  sujet  du  sol  et 
du  chmatde  l'Algérie.  Quand  les  Français  débarquèrent  dans  ce 
pays,  ils  étaient  probablement  sous  l'impression  que  le  sable  de 
l'intérieur  s'avançait  presque  jusqu'à  Sidi-Ferruch.  Ils  apprirent 
bientôt  à  connaître  la  Metidja,  où  (pour  nous  servir  des  expres- 
sions de  Pélissier)  on  ne  pourrait  trouver  assez  de  sable  pour  sau- 
poudrer une  lettre  ;  c'est  dès  lors  qu'a  commencé  à  prévaloir  l'er- 
reur contraire,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  avait  pas  de  sable  du  tout  en 
Algérie.  Les  traits  caractéristiques  du  Tell  et  du  Sahara  sont  au- 
jourd'hui parfaitement  connus  et  appréciés.  La  première  de  ces 
contrées  est  un  pays  de  moissons,  habité  par  les  Arabes  agricul- 
teurs, et,  dans  ses  parties  les  plus  plates,  elle  est  fort  riche  et  très- 
uniforme.  L'autre  contrée  est  la  région  des  hauts  plateaux  sur 
lesquels  les  Arabes  pasteurs  errent  avec  leurs  troupeaux  ou  quïls 
parcourent  en  caravanes,  faisant  du  commerce  d'une  oasis  à 
lautre.  Il  est  vrai  que  le  Sahara  est  un  désert  ;  mais,  comme  un 
voyageur  a  pu  le  dire  dernièrement  avec  raison,  ce  n'est  pas  plus 
un  désert  aride  et  invariable  que  les  hautes  terres  dEcosse  ne  sont 
une  lande  continue.  Les  palmiers  autour  des  puits  forment  des 
îles  verdoyantes,  souvent  si  nombreuses,  qu'on  dirait  de  vérita- 
bles archipels  au  milieu  d'un  vaste  océan  de  plaines  et  de  mon- 
tagnes. Des  terrains,  ordinairement  stériles,  sont  fécondés  et 
transformés  en  pâturage  pendant  un  certain  temps  parles  pluies 
d'un  printemps  précoce;  d'autres  restent  toujours  un  aride 
désert,  sur  lequel  le  simoun  règne  en  maître. 

A  ces  variétés  de  sol  correspondent  des  variétés  de  climat. 

Dans  le  Saliara  au  delà  du  petit  Atlas,  les  chaleurs  de  l'été  sont 
excessives,  bien  que  les  hivers  soient  également  très-froids.  Les 
extrêmes  de  la  température  et  certaines  autres  conditions  propres 


l'algérie.  43 

aux  plateaux  du  Tell,  lesquels  ne  sont  pas  plus  élevés  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer  que  les  montagnes  des  Vosges,  sont  proba- 
blement très-favorables  à  la  santé  et  à  Tindustrie  des  Européens 
du  Nord. 

Le  climat  du  littoral  est  tempéré,  le  voisinage  de  la  mer  le 
rend  uniforme,  et  il  ressemble  beaucoup  plus  à  celui  de  Naples 
qu'à  celui  deSierra-Leone.  Alger  est  situé  au  nord  de  Malaga,  ce 
que  tout  dabord,  quand  on  n'a  pas  la  carte  sous  les  yeux,  on  est 
peu  disposé  à  croire.  En  outre,  tandis  que  les  montagnes  sur 
lesquelles  s'appuie  Malaga,  sont  placées  de  manière  à  recevoir  en 
plein  le  soleil  brûlant  du  midi,  le  Sahel,  derrière  Alger,  a  son 
versant  tourné  du  côté  du  nord.  Déjà,  les  malades  européens 
recherclient  l'Afrique  fran»;aise*.  En  vue  de  la  santé  et  pour 
d'autres  raisons ,  on  doit  compter  sur  une  augmentation  du 
nombre  des  voyageurs  dans  cette  direction.  Depuis  deux  ou 
trois  ans,  des  Itinéraires  de  r Algérie  ont  été  publiés  à  Paris. 
Espérons  qu'avant  peu,  M.  Murray  achèvera  son  circuit  de  la 
Méditerranée,  en  ajoutant  un  chapitre  relatif  à  l'Algérie,  à  son 
excellent  Handbook  for  France.  Au  naturahste,  à  l'archéologue 
et  à  celui  qui  étudie  l'histoire  ecclésiastique,  ce  pays  offre  une 
mine  nouvelle  du  plus  vif  intérêt,  et  Alger  n'est  pas  plus 
éloigné  de  Marseille  qu'Edimbourg  ne  l'est  de  Londres  par  mer. 
Dès  1842,  trois  hgnes  de  paquebots  à  vapeur  faisaient  le  service 
de  la  poste.  Aujourd'hui,  il  existe  des  communications  presque 
journalières  entre  le  midi  de  la  France  et  quelques  points  de  la 
côte  algérienne.  Un  câble  sous-marin  met  actuellement  Paris  en 
correspondance  instantanée  avec  Alger.  Les  relations  entre  la 
mère  patrie  et  la  colonie,  ou  plutôt  entre  le  pays  conquérant  et  le 
pays  conquis,  se  resserrent  davantage  de  jour  en  jour.  Il  n'est  pas 
probable  maintenant  que  l'Algérie  se  détache  jamais  de  la  France 
ou  devienne  la  possession  d'une  autre  puissance  de  l'Europe.  Un 
roi  a  été  détrôné  lorsque  la  conquête  était  à  peine  commencée; 
mais  l'entreprise  n'a  pas  été  arrêtée.  Une  autre  révolution  a 

1  Les  médecins  anglais  recommandent  actuellement  à  leurs  malades  le  climat 
d'Alger,  de  préférence  à  celui  de  Nice  et  de  Madère,  et  c'est  ici  le  cas  de  rappeler 
le  livre  que  viennent  de  publier  MM.  Longman  et  G%  intitulé  :  Algiers,  in  1857, 
par  le  révérend  docteur  Davies;  l'auteur  y  parle  avec  reconnaissance  des  ressources 
de  toute  espèce  qu'il  a  trouvées  dans  celte  ville,  oii  sa  femme  était  allée  chercher 
la  santé. 


44  REVUE    BRITANNIQUE. 

éclaté  au  moment  où  les  Arabes  venaient  d'essuyer  leur  plus 
humiliante  défaite  ;  mais  la  cause  de  la  France  n'a  pas  bronché 
un  instant.  Quels  que  soient  les  changements  qui  s'opèrent  à 
Paris,  nous  croyons  Alger  à  l'abri  des  commotions  politiques,  et 
tant  que  le  drapeau  tricolore  sera  le  symbole  non  de  la  guerre  et 
du  carnage,  mais  de  la  paix  et  du  progrès  réel,  l'Angleterre  ne 
peut  faire  autrement  que  d'envisager  d'un  bon  œil  la  marche  de 
la  France  dans  l'Afrique  du  nord.  La  politique  et  les  moyens  de 
gouvernement  des  Anglais  aux  Indes  ou  au  Cap  ne  leur  permet- 
tent pas  d'éplucher  trop  minutieusement  tous  les  moyens  aux- 
quels la  domination  française  a  eu  recours  pour  s'affermir  dans 
la  possession  de  ce  que  M.  de  Montalembert,  avec  quelque  amer- 
tume contre  la  dynastie  actuelle,  a  appelé  «  le  legs  magnifique 
de  la  monarchie  constitutionnelle,  »  et  il  leur  siérait  mal  de  faire 
un  crime  à  leurs  alliés  du  légitime  orgueil  avec  lequel  ils  con- 
templent désormais  «  l'avenir  de  la  belle  colonie.  » 

Le  gouverneur  général  de  l'Algérie,  qui  est  toujours  un  soldat, 
a  un  pouvoir  presque  absolu*.  Chaque  province  sous  sa  dépen- 
dance a  son  lieutenant-gouverneur  militaire.  Il  y  a  aussi  trois 
préfets  civils,  mais  leurs  fonctions  se  bornent  aux  affaires  muni- 
cipales, agricoles  et  commerciales.  Le  gouverneur  général  a  un 
Conseil  d'administration,  dont  font  partie  l'évêque  et  le  recteur 
de  l'Académie.  Tout  le  territoire  de  la  colonie  est  divisé  en  dis- 
tricts ou  zones  de  trois  espèces  :  civile,  mixte  et  arabe.  Dans  la 
première  zone,  le  gouvernement  comprend  surtout  les  Euro- 
péens, et  (sous  certains  rapports)  cette  zone  ressemble  à  un 
département  français  ordinaire.  Dans  la  seconde,  toutes  les  fonc- 
tions administratives,  tant  civiles  que  judiciaires,  sont  remplies 
par  des  officiers  militaires.  La  troisième  est  placée  sous  une  loi 
strictement  martiale.  —  La  tâche  la  plus  difficile  et  la  plus  dé- 
licate du  gouvernement,  c'est  d'administrer  les  tribus  indigènes. 
C'est  ce  qui  donne  tant  d'importance  aux  bureaux  arabes,  que 
dirigent  des  officiers  français  versés  dans  la  langue  et  les  cou- 


1  II  est  superflu  de  faire  remarquer  que  le  ininislërc  actuel  de  l'Algérie  n'était 
point  organisé  à  l'époque  oii  ces  papes  ont  été  écriles.  Une  nouvelle  "ère  semble 
devoir  commencer  [lour  r.MViquc  franraise  sous  Il-s  auspices  du  prince  Napoléon,  qui 
s'est  entouré  de  toutes  les  intelligences  capables  de  le  seconder  dans  les  diverses 
branches  de  son  administration.  {yotr  de  la  Direction  ) 


l' ALGÉRIE.  45 

tûmes  arabes.  Lamoricière  a  coopéré  activement  à  leur  première 
organisation,  et  c'est  dans  ces  bureaux  que  Bosquet  a  commencé 
sa  glorieuse  carrière.  La  nécessité  d'avoir  directement  affaire 
avec  les  musubnans  indigènes  a  été  imposée  aux  Fcançais  par 
lexpulsion  des  Turcs  dès  la  première  conquête  d'Alger.  Certaines 
gens  ont  contesté  la  sagesse  d'une  pareille  politique.  Mais  les 
Turcs  nauraient  guère  pu  être  d'utiles  auxiliaires.  Ils  n'étaient 
bons,  tout  au  plus,  qu'à  former  une  armée  d'occupation  ;  ils 
n'avaient  jamais  songé  à  la  moindre  amélioration  ;  ils  n'avaient 
eu  qu'un  soin,  c'était  d'exercer  la  piraterie  sur  mer,  et  d'extor- 
quer des  impôts  sur  terre.  Aujourd'hui,  c'est  à  peine  si  l'on  ren- 
contre un  Turc  dans  la  colonie.  Beaucoup  se  sont  retirés  à  Tunis, 
d'autres  à  Alexandrie.  La  substitution  de  l'administration  fran- 
çaise à  l'administration  turque  dans  cette  partie  des  Etats  Barba- 
resques  a  eu  un  effet  immédiat  et  extraordinaire  sur  la  condition 
des  juifs.  On  ne  saurait  trouver  deux  êtres  plus  dissemblables 
dans  leur  tournure  extérieure  que  le  juif  de  Tétuan  et  le  juif 
d'Alger.  Le  premier  se  prosterne,  tremble,  est  pillé  sans  merci  et 
se  soumet  humblement  à  toute  sorte  d'insultes  ;  le  second  est  le 
dandy  le  plus  insupportable  qui  ait  jamais  porté  le  turban. 

Quant  aux  autres  races  qu'on  rencontre  parmi  les  trois 
millions  de  sujets  algériens  de  Napoléon  III,  il  nous  reste  peu 
de  chose  à  ajouter  à  ce  que  nous  avons  dit  déjà  en  suivant 
les  phases  successives  de  la  population  du  nord  de  l'Afrique. 
On  voit  encore  ou  on  croit  voir  des  traces  des  Vandales  dans 
l'œil  bleu  et  le  teint  clair  de  quelques-unes  des  tribus  des  mon- 
tagnes. On  pense  que  les  Kabyles  représentent  les  anciens 
Berbers.  Le  point  ethnologique  de  l'intérêt  et  de  l'importance  les 
plus  pratiques  consiste  dans  la  distinction,  si  nettement  établie 
par  le  général  Daumas,  entre  l'Arabe  et  le  Kabyle.  Indépendam- 
ment d'une  différence  radicale  de  langage,  les  deux  races  diffè- 
rent soUs  le  rapport  des  mœurs  encore  plus  que  sous  celui  des 
caractères  physiques.  Tandis  que  l'Arabe  est  indolent  et  incon- 
stant, le  Kabyle  est  un  cultivateur  soigneux,  un  manufacturier 
actif;  il  cultive  les  fruits  et  les  légumes,  il  élève  des  abeilles,  il 
fabrique  de  la  poudre,  des  sabres,  de  la  poterie,  du  drap  et 
même  du  savon. 

Le  plus  curieux  exemple  de  l'habileté  de  main  d'œuvre  des 


46  REVUE    BRITANNIQUE. 

Kabyles,  c'est  leur  adresse  à  faire  de  la  fausse  monnaie,  indus- 
trie répandue,  avantroccupationfrançaise,  à  une  grande  distance 
dans  les  montagnes,  et  d'où  il  résultait  un  grave  désordre  dans 
la  circulation  monétaire  des  divers  pays.  On  pourrait  citer  une 
infinité  de  détails  amusants  à  l'appui  du  contraste  qui  existe 
entre  les  deux  races.  Le  Kabyle  habite  dans  une  demeure  fixe; 
TArabeestcavalieret  nomade.  Le  Kabyle  est  républicain  ;  l'Arabe 
a  des  institutions  féodales.  Le  Kabyle  s'enorgueillit  de  la  pro- 
preté et  de  l'éclat  de  son  fusil  ;  l'Arabe  dit  qu'un  chien  noir  mord 
aussi  bien  qu'un  chien  blanc.  Le  Kabyle  est  moins  complimen- 
teur que  l'Arabe,  il  dit  moins  de  mensonges,  et,  dans  la  guerre, 
c'est  un  ennemi  plus  franc. 

Quel  que  soit  l'état  d'agitation  ou  de  tranquillité  du  reste  de 
l'Algérie,  il  n'est  pas  douteux  que  les  Kabyles  ne  causent  encore 
quelque  tracas  aux  Français ,  et  n'exigent  le  maintien  d'une 
armée  considérable.  En  1846,  le  maréchal  Bugeaud  avait  sous 
son  commandement  plus  de  cent  mille  hommes,  et,  depuis  cette 
époque,  le  nombre  des  troupes  dans  la  colonie  a  rarement  été 
moindre  de  quatre-vingt  mille.  L'Algérie  n'a  pas  seulement  servi 
successivement  d'école  à  presque  toutes  les  armes  de  l'armée 
française  ;  mais  elle  a  été  l'origine  de  nouveaux  corps  d'une  très- 
grande  valeur  militaire  :  les  zouaves  entre  autres.  Pendant  quel- 
que temps,  le  recrutement  des  zouaves  s'est  opéré  lentement, 
et  des  difficultés  sont  nées  du  mélange  des  Européens  et  des 
raahométans.  En  1833,  les  deux  bataillons  qui  tout  d'abord 
constituaient  ce  nouveau  corps  furent  fondus  en  un  seul.  Vers 
cette  époque,  Lamoricière  fut  mis  à  leur  tête,  et,  en  1835,  les 
deux  bataillons  furent  reconstitués.  En  1841,  leur  nombre  fut 
porté  à  trois  par  le  maréchal  Bugeaud,  qui  alors  sépara  entière- 
ment les  soldats  arabes  des  soldats  français,  et  créa,  sous  le  nom 
de  lirailleura  indidènea,  un  nouveau  corps  de  troupes  indigènes, 
dans  lequel  Bosquet  et  d'autres  vaillants  soldats  de  Crimée  ont 
rendu  de  grands  services.  Lamoricière  fut  remplacé  dans  le  com- 
mandement des  zouaves  par  Cavaignac,  et,  après  un  intervalle,  Ca- 
vaignac  le  fut  par  Canrobcrt.  En  1  852,  on  forma  trois  régiments 
de  zouaves  de  trois  bataillons  chacun.  Vers  la  lin  do  la  guerre 
de  Crimée,  l'Empereur,  avec  son  tact  habituel,  ajouta  un  régi- 
iiuint  de  zouaves  à  la  garde  impériale  ;  el  maintenant,  l'étranger 


l'àlgéhie.  4T 

qui  parcourt  Paris  est  à  même  de  voir  le  fameux  uniforme  qui 
brilla  d'un  si  grand  lustre  en  Algérie  et  en  Grimée.  Lors  de  leur 
première  formation,  les  spahis,  comme  les  zouaves,  étaient  un 
corps  mixte;  mais  les  spahis  sont  aujourd'hui  presque  entière- 
ment indigènes,  de  même  que  les  zouaves  sont  entièrement 
Européens.  Les  chasseurs  dWfriqxie  sont  des  corps  de  cavalerie 
française  qui  doivent  leur  formation  aux  campagnes  d'Algérie. 
Le  comte  de  Castellane  a  dit  de  ces  troupes  :  «  Deux  éléments 
se  réunissent  dans  la  cavalerie  d'Afrique  pour  assurer  le  succès  : 
l'élément  français  et  l'élément  arabe,  les  spahis  et  les  chasseurs.  » 
Enfin,  cette  conquête  de  la  France  doit  être  une  source  de 
joie  pour  les  âmes  chrétiennes,  quand  on  songe  que  toute  mêlée 
qu  elle  est  dans  ces  circonstances  à  la  guerre,  la  religion  du 
Christ  est  rétablie  dans  la  patrie  de  saint  Augustin.  Un  évêchéa 
été  créé  à  Alger,  vers  le  temps  oii  l'épiscopat  anglais  colonial 
prenait  tant  d'extension.  A  M^'  Dupuch,  le  premier  évêque, 
homme  aussi  actif  et  laborieux  que  bienveillant,  mais  malheu- 
reusement peu  entendu,  dit-on,  dans  les  affaires  de  pure  admi- 
nistration, a  succédé,  en  1846,  M*'"  Pavy  qui,  à  une  haute  ré- 
putation d'énergie,  joint  une  capacité  tout  à  fait  à  la  hauteur 
de  sa  tâche. 

0.  s,  [The  Quarterly  lîeview.) 

Da  rapport  dit  prince  IVapoléon  sur  l'Algérie. 

[Post-scripium  à  l'article  précédent.] 

Ce  n'est  pas  seulement  en  France  que  le  rapport  du  prince- 
ministre  sur  la  réorganisation  du  gouvernement  de  l'Algérie  a 
fait  sensation.  La  presse  anglaise  s'en  occupe  comme  la  nôtre, 
et  nous  croyons  devoir  reproduire  l'article  suivant  du  Times, 
comme  ■supplément  à  l'article  de  la  Quarterly  Review.  Le  jour- 
nal anglais  jette  ici  une  sorte  de  défi  à  la  France  et  au  prince 
!Sapoléon  ;  c'est  parce  que  nous  espérons  que  le  prince  et  la 
France  sortiront  avec  honneur  de  l'expérience,  que  nous  accep- 
tons ce  défi,..,  non  pas  en  leur  nom  (les  titres  nous  manquent), 
mais  au  nôtre.  Voici  donc  cet  article  : 

«  L'Angleterre  et  la  France  sont  simultanément  occupées  à  la 


48  REVUE  BRITANNIQUE. 

reconstruction  du  gouvernement  de  leurs  possessions  d'outre- 
mer et  de  leurs  colonies.  En  Angleterre,  nous  avions  déjà  beau- 
coup fait  sous  forme  de  constitutions  et  de  plans,  pour  éman- 
ciper une  douzaine  de  colonies  populeuses ,  répandues  sur 
d'immenses  territoires  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  ou  dans 
les  autres  parties  du  monde,  et  hier  encore  nous  venons  de 
couronner  toutes  ces  transformations  politiques,  en  nous  attri- 
buant la  souveraineté  de  l'Inde  pour  en  simplifier  l'administra- 
tion. Mais  la  France,  elle  aussi,  a  la  main  à  l'œuvre  et  se  remue 
activement.  De  peur  que  ses  vastes  réserves  de  science  sur  ce 
sujet,  comme  sur  d'autres,  soient  perdues  pour  l'humanité,  la 
voilà  qui  décentralise  le  gouvernement  de  TAlgérie,  et  le  fait 
passer  de  la  phase  militaire  à  la  phase  civile.  Sous  quelques  rap- 
ports, matériellement  moins  que  moralement,  cette  colonie  ne 
présente  pas  les  mêmes  difficultés  que  la  nôtre  dans  l'Inde.  Un 
territoire  pas  plus  grand  que  l'Irlande,  à  peu  près  à  la  même  di- 
stance de  Marseille  ou  de  Toulon,  que  Dublin  estdePortsmouth 
ou  Edimbourg  (par  mer)  de  Londres,  n'offre  à  des  intelligences 
anglaises  que  l'idée  d'une  petite  colonie,  facile  à  maintenir  et 
à  conserver.  Si  le  royaume  d'Oude  n'était  pas  au  milieu  même 
de  l'Inde,  et  l'Inde  à  quatre  mille  lieues  de  l'Angleterre,  nous 
pensons  que  nous  y  aurions  depuis  longtemps  tout  arrangé 
d'une  manière  définitive.  Mais  Alger  est  justement  vis-à-vis  l'em- 
bouchure du  Rhône,  et  aussi  près  du  littoral  français  que  Car- 
thage,  décrite  par  le  poète  romain,  l'était  du  Tibre.  C'est  le 
prince-ministre  de  l'Algérie  qui  provoque  ces  comparaisons, 
non  pas  exactement  pour  alléguer  que  son  œuvre  soit  plus  dif- 
ficile ou  aussi  difficile  que  la  nôtre,  mais  pour  la  représenter 
comme  tout  à  fait  différente,  et,  sous  quelques  rapports,  juste- 
ment le  contraire  de  la  nôtre.  La  race  anglo-saxonne  a  occupé 
l'Amérique  du  ïSord,  en  détruisant  ou  expulsant  les  aborigènes. 
Dans  l'Inde,  nous  avons  gouverné  par  l'intermédiaire  des  prin- 
ces du  pays  même,  et  en  excluant  le  colon.  En  Algérie,  aucun 
de  ces  deux  moyens  n'est  ni  désirable,  ni  possible.  La  colonisa- 
tion est  appelée  au  secours  de  la  conquête,  et  elle  est  en  progrès. 
Les. indigènes  sont  trop  peu  dociles  pour  être  gouvernés  par 
leurs  chefs,  et  cependant  on  a  aus^i  besoin  d'eux  pour  l'occu- 
pulion  de  l'Algérie.  Il  faut  donc  les  civiliser,  et,  autant  que  faire 


l'algérie.  J^ 

se  peut,  les  incorporer  avec  les  Européens.  Le  cliiiïiede  ceux-ci 
s'élève  à  environ  cent  vingt  mille,  dont  la  moitié  est  française. 
Jusqu'ici  la  colonisation  avait  plutôt  reculé  qu'avancé,  et  rece- 
vait périodiquement  de  nouveaux  échecs.  La  population  indi- 
gène, d'autre  part,  est  désormais  soumise,  et  à  la  guerre  succè- 
dent cet  ordre  et  cette  sécurité  qui,  naturellement,  suggèrent  la 
transition  du  régime  militaire  au  régime  civil,  et  celle  d'un 
système  central  à  ce  que  nous  appelons,  en  Angleterre,  un  sy- 
stème local  d'administration.  Telle  est  l'idée  développée  dans 
le  rapport  du  prince  Napoléon,  et  acceptée  par  le  décret  impé- 
rial, qui  investit  Son  Altesse  Impériale  des  fonctions  de  gouver- 
neur-ministre. 

«  On  ne  voit  guère  cependant  ce  que  peut  gagner  un  gouver- 
nement à  avouer  un  échec  désastreux,  au  moment  même  oij  il 
répète  son  invitation  aux  colons,  adoucissant  sa  voix,  et  leur 
ouvrant  les  bras.  De  pareils  procédés  seraient  peu  goûtés  de  nos 
hommes  politiques.  En  Angleterre,  le  politique  pratique,  comme 
le  docteur  praticien,  se  fait  un  devoir  de  ne  pas  revenir  ainsi  sur 
le  passé  :  il  persiste  jusqu'à  ce  que  toute  espérance  soit  perdue. 
Comprend-on  que,  dans  le  rapport  d'un  N'apoléon,  nous  trou- 
vions la  déclaration  authentique  qu'aujourd'hui  que  la  guerre  a 
rempli  sa  mission,  la  paix,  qui  en  est  la  conséquence,  a  eu  plutôt 
un  caractère  négatif  et  stérile  que  positif  et  fécond  ?  Quoi  !  lout 
ce  que  les  armes  peuvent  faire  a  été  fait,  mais  l'agriculture,  le 
capital,  l'industrie  et  le  commerce,  la  propriété,  l'espérance  et 
tout  le  cortège  que  l'allégorie  donne  à  la  paix  ne  viennent  pas? 
Le  démon  a  été  expulsé  ;  mais  où  sont  les  nymphes  et  les  syl- 
vains,  la  déesse  qui  porte  la  fameuse  corne,  les  léopards  ap- 
privoisés, les  fruits  et  les  fleurs?  Rien  n'apparaît  sur  ce  com- 
partiment du  tableau,  et  le  poète  de  cour  lui-même  ne  chante 
pas  sur  sa  lyre.  Cette  déclaration  est  sérieuse,  car  elle  annonce, 
non  que  l'Algérie  est  encore  à  soumettre  et  à  tranquilliser,  non 
qu'il  faut  fonder  des  colonies  et  encourager  des  colons,  mais 
que  tout  cela  a  été  fait  et  fait  en  vain.  >"im porte,  une  nouvelle 
tentative  doit  avoir  lieu,  et  l'Algérie  sera  désormais  gouvernée 
de  Paris.  Partout  oii  cela  sera  possible,  le  préfet  remplacera  le 
général,  avec  le  recours  à  une  plus  haute  autorité,  en  cas  de 
besoin.  Le  ministre  communiquera  directement  avec  les  gou- 

i^"   SÉRIE.  —  TOME   V.  4 


50  REVUE    BRITANNIQUE. 

verneurs  civils  ou  militaires  des  provinces  par  le  moyen  du  té- 
légraphe. Par  le  moyen  du  télégraphe,  il  sera  présent  partout, 
et  gouvernera  l'Algérie  plus  directement  même  que  sil  résidait 
à  Alger.  Ces  changements  sont  décrits  dans  le  langage  de  l'espé- 
rance, et  l'agriculteur  français  peut  maintenant  croire  aisément 
qu'une  migration  aux  confins  du  grand  Désert  n'est  que  le  pas- 
sage d'un  département  français  à  un  autre,  ce  qui,  en  France 
même,  n'est  pas  toujours  une  petite  affaire.  Mais,  la  paix  et  la  sé- 
curité étant  parfaitement  établies,— tout  le  travail  de  la  conquête 
et  de  l'organisation  complété,  —  la  France,  en  un  mot,  ayant  fait 
tout  ce  que  la  France  peut  faire,  —  que  peut-on  faire  de  plus? 
Quel  prétexte  y  a-t-il  pour  des  crédits  indéfinis  et  pour  des  mil- 
lions multipliés  par  des  millions,  au  profit  d'un  pays  oi^i  l'on  a 
largement  semé  l'or  à  l'empreinte  de  la  France?  Le  prince  Na- 
poléon veut-il  que  la  nation  puisse  conclure  que  ce  chapitre  dis- 
paraîtra bientôt  du  budget ,  ou  qu'il  n'y  figurera  qu'en  regard 
d'une  balance?  Si  nous  pouvions  supposer  sa  position  précaire, 
ou  la  dynastie  encore  discutée,  nous  pourrions  interpréter  ses 
paroles  comme  l'expression  de  ces  vaines  promesses  qu'on  re- 
trouve trop  souvent  dans  le  budget  d'un  ministre  des  finances, 
comme  dans  la  boîte  de  Pandore.  IVIais  non,  ce  rapport  est  un 
engagement  pris,  et  qu'il  faudra  remplir,  —  une  obligation  qui 
expose  l'empire,  en  ce  qui  concerne  l'Algérie,  à  l'issue  douteuse 
d'une  expérience  financière. 

«  Le  rapport  établit,  avec  une  force  qui  semble  môme  aller 
au  delà  de  l'intention,  que  l'on  touche  à  la  crise  de  cette  grande 
expérience.  Toujours  malheureuse  dans  ses  colonies,  la  France 
essaye  aujourd'hui  d'en  établir  une  plus  rapprochée  de  sesrivages, 
où  elle  peut,  du  moins,  échapper  à  toute  intervention  étrangère. 
Elle  possède  le  territoire  et  la  colonie  ;  —  elle  y  a  fondé  la  paix 
et  la  sécurité  ;  l'Algérie  est,  en  quelque  sorte,  dans  une  armoire 
de  verre,  hermétiquement  scellée  contre  toute  introduction  d'un 
élément  hostile  ;  la  France,  enfin,  obtient  l'occasion  qu'elle  a  si 
souvent  réclamée.  Elle  a  fait  un  pacte  avec  la  destinée  elle-même, 
et  sa  mauvaise  étoile  lui  accorde  une  trêve.  Le  monde  verra  ce 
qui  s'ensuivra.  C'est  ici  une  situation  analogue  h  celle  d'un 
homme  qui,  après  avoir  longtemps  lutté  contre  l'indigence,  fait 
tout  à  coup  l'héritage  d'un  riohe  domaine,  ou  qui,  s'étant  long- 


l' ALGÉRIE.  51 

temps  plaint  de  bruits  importuns,  obtient  un  complet  silence, 
ou  qui,  ayant  subi  la  fatalité  des  mauvaises  compagnies  et  des 
tentations  au  mal,  reçoit  tout  à  coup  tous  les  encouragements 
qui  nous  conduisent  dans  la  route  du  bien.  Nous  allons  voir 
maintenant  ce  qu'il  y  a  dans  la  France.  Va-t-elle  prouver  qu'elle 
n'a  été  arrêtée  en  chemin  que  par  les  vents  contraires,  ou  imiter 
l'exemple  plus  commun  de  ceux  qui  retombent  dans  l'inactivité 
aussitôt  qu'ils  ne  rencontrent  plus  d" obstacles?  L'épreuve  pour 
la  réputation  de  la  France  est  plus  grave  peut-être  qu'il  ne  pa- 
raîtrait, daprès  la  comparaison  avec  Tlnde  et  l'Amérique.  La 
gravité  de  l'épreuve  consiste  dans  le  fait  que  l'expérience  fran- 
çaise n'est  nullement  neuve  et  qu'on  ne  peut  alléguer  aucune 
difficulté  physique,  funeste  à  la  colonisation  dans  toute  l'accep- 
tion du  mot.  Les  Européens  ont  porté  de  tout  temps  leur  domina- 
tion dans  l'Afrique  ;  ils  l'ont  occupée  par  masses  nombreuses  ; 
ils  y  ont  établi  une  civilisation  égale  à  celle  de  l'Europe.  Dès  les 
siècles  les  plus  reculés,  l'opinion  a  prévalu  que  les  côtes  méri- 
dionales de  la  Méditerranée  étaient  plus  salubres  que  les  côtes 
septentrionales.  D'autre  part,  les  races  africaines,  ou  les  races 
longuement  acclimatées  en  Afrique,  ont  émigré  en  Espagne,  en 
Italie,  en  Sicile,  y  ont  fait  des  conquêtes,  et  s'y  sont  établies  en 
se  mêlant  aux  peuples  vaincus,  si  bien  que,  de  nos  jours  encore, 
on  retrouve  cette  origine  dans  le  sang  et  la  langue.  Il  n'y  a  pas 
déraison  physique  pour  que  cinq  cent  mille  Arabes  ne  puissent 
s'amalgamer  avec  la  population  de  la  France  méridionale,  ou 
pour  que  cinq  cent  mille  Français  ne  puissent  s'amalgamer  avec 
la  population  de  l'Afrique  du  >'ord.  Donc,  où  est  la  difficulté? 
D'où  vient  l'état  de  choses  avoué  dans  le  rapport  du  prince-mi- 
nistre, et  qui  peut  se  réparer  par  le  simple  expédient  d'un  bu- 
reau algérien  à  Paris  ?  La  réponse  sera  naturellement  suggérée 
à  tout  Anglais.  C'est  que  la  liberté  est  la  vie  et  l'âme  d'une  co- 
lonie ;  c'est  qu'une  colonie  ne  peut  exister  que  par  des  institu- 
tions libres.  L'Angleterre  a  appris  cette  leçon  à  ses  dépens.  La 
France  a  payé  la  leçon  dix  fois  plus  cher  que  l'Angleterre,  mais 
n'en  a  pas  profité.  » 

(Times,  8  septembre.) 


Les  libertés  dont  veut  ici  parler  le  publiciste  anglais  ne  sont  autres 
que  les  libertés  commerciales.  Ce  qui  a  ému  l'Angleterre  dans  la  nou- 
velle phase  011  il  s'agit  de  faire  entrer  l'Algérie,  c'est  que  par  la  franchise 
des  ports  et  par  l'adoption  la  plus  large  du  libre  échange,  l'industrie 
anglaise  peut  trouver  là  un  nouveau  débouché  pour  la  consommation 
locale  d'abord  et  peut-être  aussi  un  entrepôt  pour  s'introduire  en  France 
même*.  Les  conclusions  de  l'article  ne  laissent  aucune  équivoque  :  elles 
sont  d'accord  avec  tout  ce  qui  se  dit  et  s'imprime  depuis  quelque  temps, 
en  Angleterre,  sur  les  intentions  prêtées  non-seulement  au  prince  Na- 
poléon pour  l'Algérie,  mais  encore  à  l'empereur  lui-même.  Quelques 
économistes  vont  même  au  delà  d'une  réforme  de  tarifs,  d'un  nouveau 
code  de  commerce;  témoin  cet  ami  de  P Algérie  {a  lover  of  Algeria) 
qui  écrit  au  Times,  le  1 4  de  ce  mois,  que  c'est  le  Code  civil  qu'il  faut 
modifier  si  on  veut  faire  prospérer  non-seulement  l'Afrique  française, 
mais  encore  toutes  nos  colonies.  «  En  effet,  dit-il,  aucune  colonie  ne 
peut  prospérer  sans  capital  et  le  capital  ne  peut  abonder  là  où  il  ne  lui 
est  pas  permis  de  s'accumuler...  La  loi  des  successions  a  été  rédigée  en 
France  contre  l'aristocratie,  comme  caste  ;  sous  prétexte  du  droit  égal 
au  profit  de  tous  les  enfants  d'un  même  père,  cette  loi  a  aboli  le  droit  d'aî- 
nesse et  limité  le  droit  du  père  sur  sa  fortune,  abaissant  du  même  coup, 
comme  Tarquin,  le  pavot  de  la  richesse  et  le  pavot  de  la  naissance,  tan- 
dis que,  grâce  à  la  prévoyante  loi  des  substitutions,  l'Angleterre,  qui  a 
des  capitalistes  en  même  temps  cpie  des  grands  seigneurs,  peut  seule 
venir  aujourd'hui  au  secours  de  l'Algérie  par  ses  capitaux.  «  Le  corres- 
pondant du  Times  en  appelle  à  M.  de  Montalembert  pour  attester  que  la 
loi  des  substitutions  {law  of  entait)  est  le  vrai  secret  des  immenses  for- 
tunes particulières  et  de  la  richesse  nationale  qui  placent  ^Angleterre 
au-dessus  de  la  France,  oîi  la  liberté  individuelle,  en  fait  de  fortune, 
est  fatalement  sacrifiée  au  principe  de  l'égalité  sociale.  Ce  qui  explique  : 
i°  pourquoi  notre  population  va  diminuant  ou  reste  stagnante  ;  2°  pour- 
quoi le  capital  est  incessamment  éparpillé,  si  les  générations  ne  se 
perpétuent  pas  par  un  seul  enfant  ;  3°  pourquoi  il  n'existe  pas  en 
France,  comme  en  Angleterre,  des  collections  particulières  de  tableaux, 
d'œuvrcs  d'art,  de  curiosités  historiques,  de  livres,  etc.  ;  4"  pourquoi 
aucune  classe  puissante  ne  peut  interposer  son  influence  indépendante 
entre  les  masses  et  le  gouvernement;  5°  pourquoi,  enfin,  aucun  capi- 
taliste n'est  héréditairement  capable  de  s'embarquer  dans  une  entre- 
prise importante  sans  le  secours  de  l'Etat,  etc. 

1  En  1856,  le  total  di-s  niarcliandises  importées  et  exportées  en  Algérie  s'est  élevé 
à  217  millions  dans  lesquels  le  commerce  étranger  n'est  entré  que  pour  44  millions, 
La  France  expédie  surtout  en  Algérie  des  tissus  de  lin,  de  coton  et  de  laine. 


BIOGRAPHIE.  —  ART  ORATOIRE. 


LORD  BROUGHAM  '. 


Nombreux  sont  les  titres  de  lord  Brougham  au  respect  et  à  la 
gratitude  de  ses  contemporains,  non  moins  nombreux  sont  ses 
droits  à  l'estime  et  à  Fadmiration  de  la  postérité.  Comme  phi- 
lanthrope, il  a  associé  son  nom  d'une  manière  impérissable  à 
ceux  de  ^Yilberforce  et  de  Clarkson  ;  car,  avec  l'un,  il  a  travaillé 
puissamment  à  la  suppression  de  la  traite  des  nègres,  et  avec 
l'autre  il  a  donné  une  impulsion  énergique  à  la  grande  cause  de 
l'éducation  populaire.  Comme  homme  d'Etat,  il  a  pris  une  part 
active  et  glorieuse  à  la  discussion  des  mesures  politiques  les 
plus  importantes  de  notre  époque.  Comme  avocat,  il  s'est  rendu 
immortel  par  sa  fameuse  défense  de  la  reine  Caroline.  Comme 
légiste,  il  figure  parmi  les  lords  chanceliers  les  plus  célèbres  de 
l'Angleterre.  On  sait  qu'il  s'est  élevé  pour  ainsi  dire  d'un  bond 
des  rangs  du  barreau  à  cette  haute  dignité,  sans  passer  par  les 
emplois  judiciaires  inférieurs,  et  que  c'est  à  sa  persévérance 
que  l'Angleterre  doit  quelques-unes  des  réformes  les  plus  con- 
sidérables de  sa  législation  civile.  Lord  Brougham  n'est  pas 
seulement  un  grand  orateur,  c'est  encore  un  écrivain  supérieur. 
A  côté  du  poh tique,  il  y  a  en  lui  l'homme  de  lettres  et  le  mathé- 
maticien de  premier  ordre.  L'histoire  offre  peu  d'exemples  d'une 
intelligence  aussi  vigoureuse  et  aussi  active.  Toute  la  carrière  de 
lord  Brougham  témoigne  d'une  énergie  morale  extraordinaire, 
et  sa  verte  vieillesse  ne  trahit  ni  affaiblissement  ni  déclin.  Son 

1  Discours  sitr  des  queslions  politiques  et  sociales,  avec  introduction  historique, 
par  lord  Brougham.  2  vol.  Londres  el  Glascow,  1857. 


54  REVUE    BRITANNIQUE. 

esprit  n'a  rien  perdu  de  sa  lucidité  ni  de  sa  force  naturelles. 
Chaque  jour,  il  poursuit  avec  une  ardeur  que  rien  ne  ralentit  la 
réforme  de  la  loi  anglaise;  chaque  année,  il  présente  au  Par- 
lement des  mesures  dont  l'objet  est  de  simplifier  le  mécanisme 
de  l'organisation  judiciaire,  ou  de  rendre  la  justice  plus  acces- 
sible à  tous,  en  en  diminuant  les  frais. 

iSous  n'avons  pas  l'intention  de  parcourir  le  vaste  champ  que 
nous  offre  une  vie  si  bien  reraphe  ;  nous  ne  voulons,  dans  cet  ar- 
ticle, considérer  et  étudier  lord  Brougham  que  comme  orateur. 
En  effet,  c'est  par  ses  discours  surtout  que  son  influence  s'est 
fait  le  plus  sentir  dans  la  génération  qui  s'en  va,  c'est  par  ses  dis- 
cours que  s'est  établie  son  immense  supériorité.  Bien  qu'il  y  ait 
malheureusement  dans  ces  grands  efforts  de  l'éloquence  hu- 
maine, qui  ont  si  souvent  soulevé  les  passions  et  entraîné  les  con- 
victions du  Parlement  et  du  peuple  anglais,  une  partie  destiné  eà 
périr,  leurs  résultats  du  moins  appartiennent  à  l'histoire,  et  lord 
Brougham  ne  laissera  pas  derrière  lui  de  monument  plus  dura- 
ble que  la  collection  de  ses  discours  ;  car,  à  force  de  travail,  il 
est  devenu  l'un  des  maîtres  de  Tart  oratoire,  et  l'ordonnance  de 
ses  plans,  l'habileté  avec  laquelle  il  dispose  ses  matériaux,  la 
structure  de  ses  périodes,  le  choix  de  ses  expressions,  tout,  en 
un  mot,  dans  ses  discours,  porte  l'empreinte  d'une  rhétorique 
consommée. 

De  nos  jours,  il  règne  en  général  des  idées  très-fausses,  en 
Angleterre  du  moins,  sur  l'art  oratoire,  et  nous  saisissons  volon- 
tiers une  occasion  pour  tâcher  de  les  redresser.  Un  fait  incon- 
testable, c'est  qu'au  barreau  comme  dans  nos  assemblées  poli- 
tiques l'éloquence  est  tombée  au  plus  bas  degré.  On  souffre  pour 
son  pays  quand  par  hasard  on  entre  dans  une  de  nos  cours  de 
justice,  et  qu'on  entend  les  discours  qu'infligent  aux  oreilles  des 
juges  la  plupart  des  personnages  qui  occupent  la  place  illustrée 
autrefois  par  les  Erskine  et  les  Brougham.  Sans  doute,  il  y  a  eu 
dans  ces  dernières  années  de  brillantes  exceptions,  mais  nous 
n'hésitons  pas  à  déclarer  que  le  caractère  général  de  l'éloquence 
judiciaire  en  Angleterre  est  aujourd'hui  fort  au-dessous  de  ce 
qu'on  devrait  attendre  de  nos  légistes  do  Temple-Bar  et  de 
Westminster  :  il  en  est  de  même  dans  la  Chambre  des  commu- 
nes. Certes,  nous  n'espérons  [las  trouver  dans  un  gentilhomme 


LORD   BROUGHAM.  55 

campagnard  un  homme  éloquent,  parce  quil  aura  parlé  et  triom- 
phé sur  les  hustings  ;  nous  ne  prétendons  pas  non  plus  exiger 
que  des  négociants  ou  des  directeurs  de  chemins  de  fer,  étudiant 
derrière  leurs  comptoirs  Déraosthènes  et  Cicéron,  se  trans- 
forment en  orateurs  dès  qu'ils  ont  été  nommés  par  un  bourg 
plus  ou  moins  pourri.  Mais,  parmi  les  thbalers  les  plus  expéri- 
mentés de  la  Chambre,  combien  en  est-il  qui  s'élèvent  jusqu'à 
l'éloquence,  et  qui  soient  capables  de  réaliser  cet  idéal  de  Cicé- 
ron: Qui  jure  non  solum  disertus,  sed  el'iam  eloquens  dici  possitl 
Dans  ces  derniers  temps,  il  a  été  de  mode  parmi  nous  de  ra- 
baisser la  puissance  de  Fart  oratoire,  comme  tendant  plutôt  à 
éblouir  et  à  égarer  qu'à  instruire  et  à  éditîer  ;  on  s'est  mis  à 
préférer  les  lourdes  et  sèches  harangues  de  quelque  homme 
d'affaires  bourré  de  statistique,  aux  discours  brillants  d'un  ora- 
teur accompU,  qui  sait  animer  son  sujet  par  des  saillies  spiri- 
tuelles, et  l'orner  des  grâces  de  l'imagination.  Ainsi  raisonne 
6n  Angleterre  l'incapacité.  Hobbes  a  défini  la  république  une 
aristocratie  d'orateurs.  Aussi,  dans  un  pays  constitutionnel,  oii 
les  plus  hautes  récompenses  et  les  plus  belles  positions  sont  le 
prix  de  l'éloquence,  est-on  en  droit  de  s'étonner  qu'un  si  petit 
nombre  de  concurrents  se  présentent  pour  disputer  cette  cou- 
ronne immortelle  qui,  selon  les  paroles  du  poète,  ne  se  conquiert 
pas  sans  poussière  ni  sueur. 

A  quoi  tient  l'erreur  que  nous  combattons?  Elle  tient,  selon 
nous,  à  ce  qu  on  s'imagine  que,  dans  l'art  oratoire,  la  supério- 
rité s'obtient  autrement  que  par  un  travail  assidu  et  par  une 
étude  constante  des  meilleurs  modèles.  On  rougit  presque  d'être 
soupçonné  de  préparer  d'avance  ses  discours,  et  l'on  croit  se  re- 
commander soi-même  aux  yeux  du  pubHc  quand,  en  se  levant 
pour  parler  à  la  Chambre,  on  déclare  être  venu  sans  avoir  l'in- 
tention de  prendre  la  parole.  Comme  si  l'on  pouvait  arriver  à 
l'éloquence  sans  se  donner  la  peine  d'étudier  les  règles  de  l'art  î 
L'orateur  doit  apprendre  son  art  comme  le  peintre,  le  sculpteur, 
le  musicien  apprennent  le  leur,  quelque  aptitude  spéciale  qu'ils 
aientreçu  d'ailleurs  de  la  nature.  Si  le  bon  sens  n'était  pas  là  pour 
nous  en  convaincre,  les  grands  exemples  de  l'antiquité  nous  le 
démontreraient.  Quel  est  l'écolier  qui  ignore  les  immenses  ef- 
forts que  s'imposèrent  Démosthènes  et  Cicéron  pour  se  rendre 


56  REVUE    BRITANNIQUE 

capables  de  gouverner  leurs  concitoyens  par  la  puissance  de  la 
parole?  Qui  de  nous  ignore  que  quelques-uns  des  plus  célèbres 
discours  que  nous  ont  légués  Athènes  et  Rome,  écrits  avant 
d'être  prononcés,  ne  furent  en  réalité  jamais  prononcés  par 
leurs  auteurs  *  ?  Lord  Brougham  a  conçu  de  l'art  oratoire  une 
tout  autre  idée  que  le  vulgaire.  Il  a  prouvé  maintes  et  maintes 
fois  combien  il  était  familier  avec  les  modèles  classiques.  Il  a 
montré  sa  vénération  pour  Démosthènes,  en  traduisant  le  Pro 
Coronâ,  et,  dans  plus  d'une  circonstance,  on  dit  qu'il  a  confié 
d'avance  au  papier  les  plus  belles  parties  de  ses  propres  dis- 
cours. Si  ce  fait  est  vrai,  nous  n'en  estimons  que  plus  lord 
Brougham  pour  l'hommage  qu'il  a  rendu  à  cette  règle  éternelle 
du  làhor  improbus,  sans  lequel  toute  supériorité  dans  un  art 
quelconque  est  refusée  à  Ihomme.  La  récompense  a  couronné 
ses  efforts,  et  il  occupe  incontestablement  aujourd'hui  une  des 
premières  places  parmi  les  orateurs  anglais. 

A  la  Chambre  des  lords,  toutefois,  lord  Brougham  a  rencontré 
des  rivaux  dignes  de  lui.  Demandez  au  premier  venu  de  vous 
désigner  les  meilleurs  orateurs  de  cette  auguste  assemblée,  et 
sans  hésiter  il  vous  nommera  lord  Brougham,  lord  Lyndhurst, 
lord  Derby  et  lord  Ellenborough.  Nous  espérons  avant  peu  pou- 
voir joindre  à  cette  liste  le  nom  de  lord  Macaulay  ;  mais  jusqu'à 
présent  Sa  Seigneurie  n'a  pas  encore  déployé  ses  grands  talents 
oratoires  dans  l'assemblée  à  laquelle  elle  a  été  élevée  récemment 
et  dont  elle  est  l'un  des  principaux  ornements^.  Lord  Lyndhurst 
est  incomparable  comme  debaler,  mais  en  général  ses  discours 
manquent  de  cette  force,  de  cette  véhémence  qui  est  l'élément 
essentiel  de  l'éloquence.  Sa  dialectique  serrée,  son  admirable 
méthode  d'exposition,  sa  rare  pureté  de  style,  commandent  l'at- 


*  Lord  Brougham  lui-même  a  développé  ce  sujet,  avec  son  bonheur  hnbiluelj  dans 
ses  Essais  sur  les  orateurs  grecs,  rotnaius,  anglais  et  français,  et  dans  sa  Disser- 
tation sur  l'éloquence  des  anciens.  Ces  jours-ci  encore,  un  habile  critique  du  Journal 
des  Débats,  M.  Albniry,  rappelait  que  fiuelques-uns  des  plus  beaux  discours  de 
Cicéron  ne  lurent  jamais  prononcés,  et  peut-être  à  cause  de  cela  même  n'en  sont  pas 
moins  les  modèles  de  l'art  oratoire. 

2  Les  discours  de  lord  Macaulay,  membre  de  la  Chambre  des  communes,  ont  été 
réunis  en  deux  volumes  (reproduits  dans  la  collection  Tauchnitz;  Paris,  Reinwald); 
on  y  admire  justement  lesvrais  modèles  de  l'éloquence  parlementaire  chez  les  An- 
glais. {Notes  de  la  Direction.) 


LORD  BROUGHAM.  57 

tention  ;  mais  il  s'adresse  plutôt  à  la  raison  qu'aux  passions  de 
son  auditoire,  et  il  cherche  plus  à  convaincre  qu'à  émouvoir. 
Ses  discours  se  développent  avec  la  majesté  d'un  grand  fleuve 
dont  le  vent  ne  trouble  jamais  le  cours  paisible  et  régulier,  mais 
rien  n'est  plus  éloigné  de  ressembler  à  l'impétuosité  du  torrent 
ou  au  bruit  retentissant  de  la  cataracte.  On  y  chercherait  en  vain 
ces  apostrophes  brûlantes,  ces  exclamations  pathétiques  qui  re- 
muent les  âmes.  Dans  la  confiance  exclusive  que  lui  inspire  sa 
puissance  d'argumentation,  il  semble  dédaigner  ces  moyens  d'a- 
gir sur  son  auditoire.  Aussi  maître  de  sa  parole  que  lord  Lynd- 
hurst,  lord  Derby  a  de  plus  un  feu  et  un  éclat  qui  n'appar- 
tiennent qu'à  lui.  Quant  à  lord  Ellenborough,  nous  le  mettrions 
volontiers  sur  un  pied  d'égalité  avec  lord  Lyndhurst  et  lord 
Derby,  car  il  possède  à  la  fois  l'exquise  précision  de  langage  de 
l'un  et  la  force  et  l'animation  de  l'autre.  Mais,  si  éminents  que 
soient  ces  orateurs,  aucun  d'eux,  à  notre  avis,  n'égale  lord  Brou- 
ghara.Ce  qui  caractérise  d'une  manière  toute  spéciale  l'éloquence 
de  Sa  Seigneurie,  c'est  l'énergie,  le  ùt\y6Tr\ç  des  Grecs.  Cicéron 
nous  dit  de  lui-même  que  souvent,  lorsqu'il  se  levait  pour  parler 
dans  le  sénat,  il  éprouvait  une  vive  émotion  et  tremblait  de  tous 
ses  membres.  Cette  impression,  nous  doutons  fort  que  lord 
Brougham  l'ait  jamais  ressentie.  Mais  l'orateur  romain  avait 
reçu  de  la  nature  une  constitution  délicate  et  nerveuse,  qui  ex- 
plique la  timidité  de  son  caractère.  Taillé  au  contraire  en  athlète, 
lord  Brougham  possède  une  organisation  intellectuelle  singuliè- 
rement robuste,  et  son  genre  d'éloquence  est,  pour  ainsi  dire, 
jeté  dans  un  moule  analogue.  Cette  éloquence,  en  effet,  n'est 
point  faite  pour  ce  que  les  Romains  appelaient  Vexercitatio  do- 
mestica  et  umbralilis;  elle  aime  au  contraire  à  se  jeter  médium  in 
aymen,  in  ^^ulverem,  in  elamoi^em,  atque  in  aciem  forensem.  Le 
passage  suivant  respire  non-seulement  la  force  propre  à  l'ora- 
teur, mais  encore  le  caractère  même  de  l'homme.  Il  est  tiré  du 
discours  prononcé,  en  1838,  par  lord  Brougham  à  la  Chambre 
des  lords  sur  la  question  de  l'émancipation  des  nègres  apprentis  : 
«  Jai  lu  avec  étonnement,  et  je  repousse  avec  dédain  l'insi- 
nuation que  j'ai  rempli  le  rôle  d'un  avocat,  et  que  j'ai  altéré  à 
dessein  les  faits,  dans  l'intérêt  de  ma  cause.  Comment  ose-t-on 
m'accuser  d'une  infamie  pareille?  comment  ose-t-on,  caché  sous 


58  REVUE    BRITANNIQUE. 

un  nom  supposé,  lancer  contre  moi  dans  l'ombre  cette  calom- 
nieuse imputation?  Moi,  du  moins,  je  m'avance  en  personne  au 
combat.  Moi,  j'attaque  à  la  face  dii  soleil.  Moi,  je  traîne  le  cri- 
minel sur  son  banc.  Moi,  j'appelle  ouvertement  sur  sa  tête  les 
arrêts  de  la  justice.  Moi,  je  brave  ses  attaques,  je  brave  ses  dé- 
fenseurs. Moi,  je  provoque  les  investigations.  Au  contraire,  mon 
adversaire  se  cache  pour  m'accuser  de  plaider  comme  un  avocat, 
le  dossier  à  la  main,  et  de  dénaturer  les  faits  pour  servir  les  in- 
térêts de  mon  client  I  Mais  l'absurdité  de  cette  accusation  en 
surpasse  encore  la  malignité.  » 

L'organe  de  lord  Brougham  n'est  point  harmonieux.  Parfois, 
dans  les  notes  élevées,  il  est  rude  et  rauque,  ressemblant  au  cri 
que  pousse  l'aigle  du  Nord  en  fondant  sur  sa  proie  ;  mais  lord 
Brougham  possède  au  plus  haut  degré  l'art  de  le  moduler,  et  il 
cultive  son  élocution  avec  autant  de  soin  que  son  style.  Il  maî- 
trise avec  une  vigueur  singulière  la  langue  qu'il  parle  ;  on  a  dit 
de  lui,  et  le  mot  est  d'une  grande  justesse,  qu'il  la  faisait  plier 
sous  lui.  Parfois,  sans  doute,  le  terme  qu'il  emploie  est  trop  fort 
et  pèche  contre  les  règles  d'un  goût  sévère  ;  parfois  aussi  il  abuse 
des  épithètes  et  des  synonymes  ;  parfois  il  manque  de  mesure 
dans  ses  descriptions  et  dans  ses  développements.  Ses  défauts 
viennent  de  la  vigueur  même  dont  la  nature  l'a  doué.  Dans  l'exu- 
bérance de  sa  force,  il  ne  connaît  pas  de  frein.  Ses  périodes  sont 
souvent  déclamatoires,  mais  sans  jamais  trahir  de  trivialité,  soit 
dans  l'expression,  soit  dans  l'idée.  Et  d'ailleurs,  la  déclamation, 
à  la  prendre  dans  son  sens  propre,  ne  constitue-t-elle  pas,  en 
grande  partie,  l'éloquence  ?  Qu'on  ne  l'oublie  pas  :  le  but  de  l'art 
oratoire  est  de  persuader  en  excitant  les  passions,  et  de  forcer  la 
citadelle  de  la  raison  en  agitant  fortement  les  âmes.  Si  Ton  étu- 
die attentivement  les  discours  de  lord  Brougham,  on  verra  que 
la  déclamation  y  vient  toujours  en  aide  à  l'argumentation  ;  elle 
précipite,  pour  ainsi  dire,  l'action  du  drame,  mais  jamais  elle 
ne  l'entrave,  ainsi  que  cela  se  voit  d'ordinaire  chez  les  orateurs 
médiocres,  où  elle  n'est  qu'une  ridicule  boursouflure  et  comme 
une  cymbale  qui  frappe  l'air  d'un  vain  bruit.  Lord  Brougham 
aime  à  répéter  une  idée  et  à  la  revêtir  de  mille  formes,  en  lui 
donnant  chaque  fois  une  force  nouvelle  et  en  suivant  la  loi  de  la 
gradation,  de  manière  à  tenir  jusqu'à  la  lin  en  haleine  l'attention 


LORD    BrxOUGlIAM.  59 

de  rauditeur.  Dans  son  discours  sur  l'administration  de  la  justice 
en  Irlande  (session  de  1839),  il  répond  à  lord  Melbourne,  qui  l'a 
accusé  do  -violence  et  de  sévérité  excessive  dans  ses  attaques 
contre  le  gouvernement,  et  il  dit  :  «  On  n'est  pas  juge  soi-même 
de  la  force  exacte  et  de  la  portée  des  expressions  qu'on  emploie.  » 
Il  semble,  en  effet,  que  parfois  lord  Brougham  n'ait  pas  conscience 
du  poids  des  projectiles  qu'il  lance  dans  la  chaleur  du  débat.  Il 
nous  rappelle  Polyphème  jouant  avec  des  quartiers  de  rocher, 
comme  un  enfant  joue  avec  les  galets  du  rivage.  C'est  ainsi  qu'en 
1823,  parlant  des  notes  de  la  Russie,  de  la  Prusse  et  de  l'Au* 
triche,  relativement  à  l'état  de  l'Espagne,  il  s'écriait  : 

«  Non,  je  mets  au  défi  n'importe  quelle  chancellerie,  n'im- 
porte quelle  agence  diplomatique  en  Europe,  d'enfanter  rien  de 
plus  inopportun,  de  plus  absurde,  de  plus  extravagant  et  de 
mieux  fait  pour  exciter  à  la  fois  le  dégoût  et  la  risée.  Toutes  ces 
notes  sont  insolentes,  intolérables,  monstrueuses,  mais  j'estime 
que  celle  de  la  Russie  est  plus  insolente,  plus  intolérable  et  plus 
monstrueuse  encore  que  les  autres.  » 

De  même,  parlant  de  la  conduite  des  whigs  dans  la  question 
de  l'organisation  de  la  Chambre  de  la  reine,  en  1839,  il  dit  : 

«  Voilà  l'étrange,  bizarre,  extraordinaire,  monstrueusedescrip- 
tion  que  le  gouvernement  whig  de  1839  a  faite  de  notre  popu- 
laire constitution  devant  le  Parlement  réformé  d'Angleterre.  » 

Voulons-nous  la  preuve  qu'une  préparation  consciencieuse  ne 
rend  pas  un  orateur  impropre  à  l'improvisation  et  à  la  riposte 
soudaine?  Lord  Brougham  va  nous  la  fournir  lui-même  dans  sa 
réplique  aux  accusations  portées,  en  1819,  par  feu  sir  Robert 
Peel,  alors  M.  Peel,  contre  le  Comité  d'éducation  dont  lord 
Brougham  était  président.  Le  passage  suivant  mettra  on  ne  peut 
mieux  en  lumière  le  style  propre  à  cet  orateur,  qui  entasse 
phrase  sur  phrase,  période  sur  période,  Pélion  sur  Ossa,  et  qui 
étire  son  sujet  jusqu'aux  plus  extrêmes  limites;  nos  lecteurs  y 
verront  aussi  comment  lord  Brougham  sait  manier  l'ironie  et  le 
sarcasme. 

«  Si  je  ne  réussis  pas,  dit-il,  à  convaincre  ceux  qui  m'écou- 
teut  que  le  Comité  avait  raison,  que  cette  Chambre  avait  raison 
également,  et  que  le  très-honorable  gentleman  avait  tort;  si  je 
ne  parviens  pas  à  prouver  d'une  manière  irrésistible,  pour  tout 


00  REVUE    BRITANNIQUE. 

homme  tant  soit  peu  sincère  et  intelligent,  que  le  très-honorable 
gentleman  est  dans  une  erreur  complète,  qu'il  a  tort  d'un  bout 
à  l'autre  de  cette  harangue  si  travaillée  que  vous  venez  d'enten- 
dre ;  si,  en  quelques  minutes,  et  au  moyen  d'un  petit  nombre 
d'arguments  bien  simples,  je  ne  dépouille  pas  ce  chef-d'œuvre 
d'éloquence  de  tout  droit  à  la  confiance  du  public  ;  si  je  ne  dé- 
montre pas  d'une  manière  péremptoire  que  le  très-honorable 
gentleman  se  trompe  sur  les  faits  comme  sur  les  dates,  qu'il  est 
en  défaut  sur  la  loi,  qu'il  ignore  tous  les  précédents  et  les  usages 
parlementaires,  qu'il  ne  sait  pas  le  premier  mot  de  la  question 
que,  dans  une  heure  fatale  pour  lui,  il  a  entrepris  de  traiter  de- 
vant vous,  sans  autre  aide  que  les  connaissances  pratiques  des 
gens  qui  l'ont  poussé  à  l'assaut  contre  le  Comité,  tout  en  ne  pro- 
diguant leurs  propres  personnes  que  par  substitut,  eh  bien  I  alors, 
je  consens  à  subir,  que  dirai-je?  oui,  n'importe  quelle  punition 
il  plaira  au  très-honorable  gentleman  de  nous  infliger,  à  mes 
collègues  et  à  moi,  fût-ce  même  le  poids  de  sa  censure,  et  certes 
ce  serait  là,  dans  l'estime  du  très-honorable  gentleman,  une  peine 
proportionnée  à  nos  crimes,  si  grands  qu'ils  puissent  être.  Mais 
j'ose  espérer  que  la  Chambre,  dans  sa  miséricorde  infinie,  pren- 
dra en  pitié  ma  situation,  tandis  que  ce  jugement  est  suspendu 
sur  ma  tête,  et  qu'elle  me  permettra,  avant  que  la  terrible  sen- 
tence ne  soit  rendue,  de  détourner  de  nos  personnes  maudites 
un  destin  aussi  affreux  1  » 

Le  sarcasme  qui  respire  dans  la  dernière  partie  de  ce  mor- 
ceau est  une  des  armes  favorites  de  lord  Brougham.  Souvent  il 
s'y  est  laissé  entraîner  presque  jusqu'à  l'indiscrétion,  ainsi  qu'on 
peut  le  voir  dans  le  passage  suivant,  que  nous  empruntons  à  sa 
défense  de  la  reine  Caroline  devant  la  Chambre  des  lords. 

a  C'est  le  mardi  que  le  témoin  fut  interrogé.  Le  vendredi, 
c'est-à-dire  deux  jours  après.  Vos  Seigneuries,  par  des  raisons 
qu'elles  connaissent  mieux  que  personne,  mais  qui  doivent  être 
fondées  sur  la  justice  éclairée  par  la  sagesse  (et  jamais  notre  sa- 
gesse ne  se  manifeste  d'une  manière  plus  éclatante  que  lorsque 
nous  modifions  notre  ligne  de  conduite,  et  que  nous  conformons 
nos  actes  aux  circonstances,  et,  si  cette  sagesse  est  parfaite  et 
absolue,  ces  déviations  n'altèrent  en  rien  son  caractère),  Vos 
Seigneuries,  dis-je,  mues  par  l'unique  désir  de  ne  point  com- 


LORD  BROUGHAM.  61 

mettre  une  injustice  (car  ce  qui,  dans  un  cas,  peut  être  préju- 
diciable à  un  défendeur,  peut,  dans  un  autre  cas,  être  conçu 
spécialement  dans  l'intention  de  servir  les  intérêts  d'un  autre 
défendeur),  Vos  Seigneuries,  dans  le  but  de  favoriser  et  non  de 
trahir  les  fins  de  la  justice,  autorisèrent  l'impression  de  la  dé- 
position, ce  qui  fournit  aux  témoins,  s'ils  le  voulaient,  les  moyens 
de  corriger  et  de  retoucher  leur  précédent  témoignage.  » 

Ceci  nous  rappelle  un  autre  passage  du  même  discours  où, 
laissant  de  côté  l'ironie,  lord  Brougham  reprocha,  avec  une  har- 
diesse inouïe,  aux  pairs  d'Angleterre  d'avoir  eux-mêmes,  par 
leur  propre  conduite,  forcé  la  reine  Caroline  à  se  lier  à  l'étranger 
avec  des  personnes  au-dessous  de  son  rang,  et  de  l'avoir,  pour 
ainsi  dire,  poussée  au-devant  de  sa  dégradation. 

«  Mais  quels  sont  ceux,  s'écrie  lord  Brougham,  qui  accusent 
la  reine,  et  surtout  devant  qui  l'accuse-t-on?  Que  d'autres  la 
blâment  d'avoir  vécu  à  l'étranger  ;  que  d'autres  défrayent  la 
chronique  avec  les  conséquences  qu'a  eues  pour  elle  la  fréquen- 
tation des  Italiens,  plutôt  que  de  la  société  des  femmes  de  son 
pays  natal,  ou  de  son  pays  d'adoption.  Ils  en  ont  le  droit  peut- 
être;  mais  ce  droit,  Vos  Seigneuries  ne  l'ont  pas.  Non,  vous 
n'avez  pas  le  droit,  mylords,  de  jeter  cette  pierre  à  Sa  Majesté. 
Vous  êtes  les  dernières  personnes  au  monde,  vous  qui  vous  posez 
en  ce  moment  comme  ses  juges  ;  vous  êtes  les  dernières  person- 
nes au  monde  qui  puissiez  lui  adresser  ce  reproche,  car  elle 
n'aurait  besoin,  pour  s'en  justifier,  que  d'invoquer  en  sa  faveur 
votre  propre  témoignage  ;  vous  êtes  les  dernières  personnes  au 
monde  qui  puissiez  l'accuser,  car  c'est  vous-mêmes  qui  avez  été 
les  instigateurs  du  crime  dont  on  l'accuse,  le  seul  qui  soit  admis. 
Quand  elle  habitait  ce  pays,  elle  ouvrait  avec  courtoisie  les 
portes  de  son  palais  aux  familles  de  Vos  Seigneuries.  Elle  dai- 
gnait admettre  dans  une  gracieuse  familiarité  ces  personnes  si 

vertueuses  et  si  distinguées Mais  lorsque  les  changements 

survinrent,  lorsque  d'autres  idées  prévalurent,  lorsqu'on  voulut 
conserver  ce  pouvoir  dont  on  s'était  emparé,  en  se  servant  d'elle 
comme  d'un  instrument;  quand  on  voulut  continuer  à  jouir  de 
ce  pouvoir  et  de  ces  places  à  la  conquête  desquels  on  l'avait  sa- 
crifiée, alors  ses  portes  s'ouvrirent  en  vain,  alors  cette  société 
des  pairesses  d'Angleterre  s'éloigna  d'elle,  alors  elle  fut  réduite 


62  REVUE   BRITANNIQUE. 

à  l'alternative  humiliante,  ou  de  reconnaître  que  vous  l'aviez 
abandonnée,  ou  de  quitter  ce  pays  et  de  chercher  sa  distraction 
dans  une  société  inférieure  à  la  vôtre.  » 

Les  limites  de  cet  article  ne  nous  permettent  point  d'essayer 
de  donner  une  analyse  de  ce  célèbre  discours,  et,  à  vrai  dire,  il 
est  si  connu  qu'il  peut  se  passer  d'analyse.  Tous  ceux  qui  l'ont 
lu  ont  présent  à  l'esprit  la  manière  victorieuse  dont  lord  Brou- 
gham  réduisit  à  néant  les  témoignages  invoqués  à  l'appui  de 
l'accusalioii,  et  la  force  irrésistible  avec  laquelle  il  insista  pour 
le  rejet  du  bill,  non-seulement  à  cause  de  l'indignité  des  té- 
moins qui  furent  appelés,  mais  encore  à  cause  de  l'absence  de 
ceux  que  l'accusation  refusa  de  citer.  C'est  dans  ce  même  dis- 
cours que  lord  Brougham  exposa  sa  fameuse  théorie  sur  les  de- 
voirs de  l'avocat. 

«  Une  fois  déjà,  dit-il,  j'ai  eu  l'occasion  de  rappeler  à  Vos  Sei- 
gneuries (c'était  inutile,  mais  il  y  a  beaucoup  de  choses  qu'il  peut 
être  nécessaire  de  rappeler),  qu'un  avocat,  par  suite  des  obliga- 
tions sacrées  qu'il  contracte  envers  son  client,  ne  connaît,  dans 
l'accomplissement  de  ses  devoirs,  qu'une  personne  au  monde, 
à  savoir  :  .sou  client,  el  son  client  seul.  Sauver  ce  client  par  tous 
les  moyens  en  son  pouvoir,  protéger  ce  client  à  tout  prix  contre 
les  autres,  et  au  besoin  contre  lui-même  :  c'est  le  plus  saint  et  le 
plus  incontestable  de  ses  devoirs  ;  et  pour  s'acquitter  de  ce  de- 
voir, il  n'a  pas  à  considérer  les  alarmes,  les  soufTrances,  les 
tourments,  la  ruine  même  dans  lesquels  il  pourra  plonger  les 
autres.  Je  dis  plus  :  il  doit  séparer  les  devoirs  du  patriote  de 
ceux  de  l'avocat,  les  jeter  au  vent,  s'il  le  faut,  et  se  montrer 
indifférent  aux  conséquences,  si  l'intérêt  de  son  client  le  con- 
damne malheureusement  à  mettre  son  pays  dans  la  confusion  ^  » 

Si  l'on  voulait  voir  dans  cette  théorie  les  vrais  sentiments  de 
lord  Brougham  sur  la  morale  du  barreau,  il  faudrait  protester 
hautement  contre  un  pareil  renversement  de  tous  les  principes 
de  la  raison  ;  mais  lord  Brougham  prévoyait  qu'il  serait  amené 
à  la  nécessité  de  récriminer  contre  le  roi,  et  de  contester  ses 

1  Nous  avons  cilc  rccenimcnl  ccUe  tlu-orie  de  lord  IJrougliam  avocat,  en  pro- 
testant au  nom  de  la  morale  et  de  la  politique  nirnic;  l'explication  de  la  Heftie 
d'Edimbourg  atténue  le  riime  d'une  pareille  doctrine;  mais  nous  n'en  maintenons 
pas  moins  les  sentiments  de  notre  protestation.  (Sole  du  Direcleur.) 


LORD    BROUGIIÂM.  &3 

droits  au  trône,  par  suite  de  son  mariage  avec  mislress  Fitzherbert, 
et  il  avait  imaginé  celte  théorie  pour  autoriser  la  liberté  de  sa 
parole.  Il  n'alla  pas  aussi  loin  qu'on  pourrait  le  croire  dans  Tac- 
complissement  de  ses  devoirs  envers  sa  malheureuse  cliente. 
Cependant,  il  ne  craignait  pas  d'appeler  le  roi  «  le  meneur  de 
toute  celte  bande  de  témoins  parjures,  »  et  de  déclarer,  en  citant 
une  lettre  de  Georges  III  à  sa  belIe-fiUe,  qu  il  ne  pouvait  la  lire 
sans  éprouver  un  vif  sentiment  de  douleur,  en  songeant  au  règne 
précédent,  et  en  le  comparant  avec  le  régime  sous  lequel  il  vivait 
alors. 

Nous  n'avons  pas  d'opinion  à  exprimer  sur  cette  malheureuse 
affaire,  ni  à  raviver  une  controverse  regrettable,  à  tous  égards, 
et  complètement  éteinte  aujourd'hui.  Nous  ne  voyons  ici,  dans 
le  procès  de  la  reine,  qu'une  occasion  offerte  à  un  grand  avocat 
de  produire  ses  talents,  et,  sous  ce  rapport,  il  n'y  a  qu'une  voix 
sur  l'incomparable  habileté  avec  laquelle  la  défense  futconduite, 
et  les  témoignages  des  ennemis  de  la  reine  discutés,  disséqués 
et  réduits  en  poussière  par  lord  Brougham.  Nous  ne  quitterons 
point  ce  magnifique  plaidoyer,  sans  en  mettre  sous  les  yeux  de 
nos  lecteurs  la  péroraison  : 

«  Telle  est,  mylords,  l'affaire  qui  est  soumise  en  ce  moment  à 
vos  délibérations.  Tels  sont  les  témoignages  que  l'on  produit  à 
l'appui  de  ce  bill.  Ils  sont  insuffisants  pour  prouver  une  dette, 
ils  sont  impuissants  pour  faire  perdre  un  droit  civil,  ils  sont 
trop  ridicules  pour  convaincre  du  plus  léger  délit,  ils  sont 
scandaleux,  si  l'on  s'en  sert  pour  soutenir  l'accusation  la  plus 
grave  que  la  loi  connaisse,  ils  sont  monstrueux  si  on  les  invoque 
pour  ruiner  l'honneur,  pour  souiller  le  nom  d'une  reine  d'An- 
gleterre. Quoi  !  c'est  en  s'appuyant  sur  des  preuves  de  cette 
nature,  qu'on  voudrait  faire  rendre  par  le  Parlement  une  sen- 
tence de  condamnation  contre  cette  femme  sans  défense  !  My- 
lords, arrêtez-vous,  je  vous  en  conjure  ;  réfléchissez,  je  vous  en 
supplie  à  mains  jointes.  Vous  êtes  en  ce  moment  sur  le  bord  d'un 
précipice.  Prenez  garde,  ce  sera  votre  propre  jugement  que  vous 
prononcerez  si  vous  condamnez  la  reine.  Ce  sera  le  seul  jugement 
que  vous  aurez  jamais  prononcé,  qui,  au  lieu  d'atteindre  son 
but,  rejaillira  sur  ceux  qui  l'auront  rendu.  Epargnez  à  notre 
patrie,  mylords,  cette  horrible  catastrophe;  sauvez-vous  vous- 


64  REVUE   BRITANNIQUE. 

mêmes  du  péril  qui  vous  menace,  détournez  ce  danger  loin  du 
pays  dont  vous  êtes  l'ornement,  mais  oii  vous  ne  pouvez  pas  plus 
fleurir,  une  fois  séparés  du  peuple,  que  la  fleur  détachée  de  sa 
tige.  Sauvez  ce  pays,  afin  que  vous  puissiez  en  rester  l'ornement; 
sauvez  la  couronne  compromise  ;  sauvez  l'aristocratie  ébranlée; 
sauvez  l'autel  qui  souffre  de  tous  les  coups  portés  au  trône  qu'il 
soutient  et  par  lequel  il  est  soutenu.  Vous  avez  ordonné,  my- 
lords,  vous  avez  voulu,  l'Église  et  le  roi  ont  voulu  que  la  reine 
fût  privée  du  service  divin.  Au  lieu  des  solennités  de  l'Église, 
elle  a  les  profondes  sympathies  et  les  prières  de  la  nation.  Mes 
prières  à  moi,  elle  n'en  a  pas  besoin  ;  mais  j'élève  ici  mes  hum- 
bles supplications  jusqu'au  trône  de  la  miséricorde  divine,  pour 
que  cette  miséricorde  descende  sur  ce  pays  dans  une  plus  large 
mesure  que  ne  le  comportent  les  mérites  de  ceux  qui  le  gouver- 
nent, et  pour  que  la  justice  éclaire  vos  cœurs.  » 

Une  autre  circonstance  qui  se  rattache  au  procès  de  la  reine 
fournit  encore  à  lord  Brougham  l'occasion  de  déployer  ses  talents 
oratoires.  Lorsque  la  reine  Carohne  mourut,  en  1821,  les  clo- 
ches de  la  plupart  des  églises  d'Angleterre  sonnèrent  en  son 
honneur,  mais  celles  de  Durham  restèrent  silencieuses.  Ni  les 
églises,  ni  la  cathédrale  de  cette  ville  ne  payèrent  à  sa  mémoire 
ce  tribut  de  respect,  et  un  M.  William,  rédacteur  d'une  petite 
feuille  locale,  commenta  en  termes  sévères  cette  étrange  omis- 
sion. L'article  qu'il  publia  à  ce  sujet  passerait,  de  nos  jours, 
inaperçu  ;  mais  c'était  le  temps  oii  Ton  informait  d'office  : 
M.  Scarlctt  (plus  tard  lord  Abinger),  alors  attorney  général  du 
comté  palatin,  poursuivit  le  journaliste  comme  coupable  de 
libelle  contre  le  clergé  de  Durham,  et  lord  Brougham  se  chargea 
de  la  défense. 

Dans  l'article  incriminé  se  trouvait  ce  passage  :  «  Et  cepen- 
dant, ces  hommes  font  profession  d'être  les  disciples  de  Jésus- 
Christ,  de  marcher  sur  ses  traces,  d'enseigner  ses  préceptes,  de 
répandre  son  esprit,  de  travailler  au  maintien  de  la  bonne  har- 
monie, et  au  triomphe  de  la  charité  et  de  l'amour  chrétien  parmi 
les  hommes.  Arrière  ces  hypocrites  !  «  M.  Scarlett,  qui  soutenait 
l'accusation,  prétendit  dans  son  discours,  que  si  les  cloches  de 
Durham  avaient  gardé  le  silence,  c'était  (oh  !  l'excellente  raison  !) 
parce  que  le  clergé  de  Durham  ressentait  pour  le  sort  de  la  reine 


LORD    BROUGHAM.  65 

une  trop  vive  sympathie  pour  pouvoir  exprimer  au  dehors  sa 
douleur.  C'était  là  par  trop  présenter  le  flanc  à  l'ennemi,  et 
s'exposer  à  une  riposte  terrible.  LordBrougham  fît  payer  cher  à 
ses  adversaires  leur  imprudence.  Ecoutons-le  : 

<t  Les  membres  du  clergé ,  du  vénérable  clergé  de  Dur- 
ham,  nous  dit-on  aujourd'hui  pour  la  première  fois,  ne  se  sont 
pas  associés  à  cette  manifestation  de  la  douleur  publique,  mais 
ils  n'ont  pas  gémi  moins  profondément  que  le  reste  de  la  nation 
sur  les  souffrances  de  la  reine.  Lorsque  les  expédients  de  la 
cruauté  la  plus  raffinée  eurent  précipité  cette  intéressante  vic- 
time dans  le  tombeau,  ils  n'éclatèrent  pas  en  sanglots  ;  mais  dans 
le  secret  de  leurs  cœurs,  ils  plaignirent  aussi  vivement  que  per- 
sonne celle  que  la  mort  nous  enlevait.  Leur  douleur  était  trop 
forte  pour  pouvoir  s'exprimer,  elle  se  renferma  silencieuse  dans 
leur  sein  ;  elle  paralysa  leurs  langues,  étouffa  leurs  cris,  et 
lorsque  le  reste  des  hommes,  quelle  que  fût  leur  secte,  quelle  que 
fût  leur  patrie,  donnèrent  librement  carrière  aux  sentiments  de 
la  nature,  l'abstention  du  clergé  de  Durham,  qui  contrasta  si 
péniblement  avec  les  marques  des  regrets  universels  donnés  à  la 
mémoire  de  la  reine,  ne  provint  en  réahté  que  de  la  profondeur 
de  son  affliction.  S'ils  parlèrent  moins  que  les  autres,  nous  dit- 
on,  c'est  qu'ils  sentirent  davantage  1  Ohl  venez  après  cela  nous 
parler  d'hypocrisie,  vous,  les  plus  consommés  des  hypocrites  ! 
Quoi  !  c'est  après  avoir  chargé  votre  avocat  officiel  de  présenter 
en  votre  nom  une  pareille  défense,  et  d'exposer  ainsi  au  grand 
jour  vos  sentiments,  que  vous  osez  prononcer  le  mot  d'hypo- 
crisie, et  vous  plaindre  de  ceux  qui  vous  lancent  ce  reproche  au 
visage  I  N'est-ce  pas  là  de  votre  part  une  insulte  au  bon  sens,  un 
outrage  à  la  nature  humaine?  Avant  ce  procès,  vous  étiez  des 
hypocrites  sincères  et  honnêtes  ;  mais,  après  les  faits  que  l'accu- 
sation a  révélés,  quel  nom  vous  donner?  Vos  plus  mortels  enne- 
mis doiverit  être  satisfaits  de  l'humiliation  que  vous  subissez  en 
ce  moment,  car  l'expiation  est  méritée,  et  le  châtiment  digne  de 
la  faute.  » 

M.  Scarlett  s'étant  plaint  que  le  clergé  n'eût  pas  le  pouvoir  de 
se  défendre  par  la  voie  de  la  presse,  lord  Brougham  répond  qu'il 
a,  au  contraire,  largement  usé  de  ce  pouvoir  en  attaquant  le 
journaliste  d'une  manière  odieuse  et  burlesque. 

S*   SÉRIE.  —  TO.ME    V.  5 


66  REVUE    BRITANNIQUE. 

«  Ce  n'est  pas,  continiie-t-il,  que  les  révérends,  quand  ils 
attaquent,  fassent  à  leurs  victimes  beaucoup  de  tort  ni  des  bles- 
sures bien  graves.  Mais  ce  n'est  pas  la  bonne  volonté  qui  leur 
manque  à  cet  égard.  Les  honorables  gentlemen  ne  tuent  pas 
leur  homme,  non  certes;  mais  ils  l'agacent,  ils  l'impatientent, 
ils  Tennuient,  ils  le  troublent.  Voyez  Tinsecte  qui  prend  nais- 
sance au  milieu  de  matières  infectes,  et  qui  se  développe  dans 
la  corruption  :  sa  piqûre  est  légère,  mais  il  bourdonne  autour 
de  vous,  il  vous  irrite  la  peau  et  vous  offense  l'odorat,  il  vous 
impatiente  autant  et  plus  que  la  guêpe,  dont  la  nature  plus  no- 
ble est  l'objet  de  son  émulation.  De  même,  ces  pieux  médisants, 
ces  dévots  calomniateurs,  n'ayant  pas  assez  de  force  pour  ma- 
nier répée,  s'arment  du  poignard  ;  faute  d'assez  d'esprit  pour 
en  aiguiser  la  pointe,  ils  se  consolent  en  l'imprégnant  de  venin, 
et  en  empoisonnant  l'égratignure  qu'ils  vous  font.  » 

Ce  ne  fut  pas  la  dernière  circonstance  dans  laquelle  lord  Brou- 
gham  défendit  la  reine.  Sincèrement  convaincu  de  son  inno- 
cence, il  a  saisi  toutes  les  occasions  qui  se  sont  offertes  à  lui 
pour  proclamer  cette  innocence.  Dans  une  discussion  qui  eut 
lieu  en  1 823  à  la  Chambre  des  communes  sur  l'administration  de 
la  justice  en  Irlande,  M.  Peel  lui  reprocha  avec  amertume  d'avoir 
fait  usage  d'une  lettre  qui  avait  été  adressée  par  l'attorney  général 
d'Irlande,  M.  Saurin,  à  lord  Norbury,  alors  président  de  la  Cour 
des  plaids  communs  en  Irlande,  et  dans  laquelle  l'auteur  con- 
seillait à  Sa  Seigneurie  de  profiter  de  liniluence  que  lui  donnait 
sa  position  de  juge  de  circuit  pour  tourner  contre  l'émancipa- 
tion des  catholiques  tous  ceux  avec  lesquels  il  se  trouvait  forcé- 
ment en  contact.  Cette  lettre  était  confidentielle.  Elle  avait  été 
publiée  par  indiscrétion,  contrairement  aux  désirs  et  aux  inten- 
tions de  M.  Saurin,  et  le  public  la  commentait  déjà  depuis 
longtemps.  En  entendant  l'attaque  dirigée  contre  lui,  lord 
Brougham  se  tourna  vers  MM.  Denhara  et  Williams  qui,  avec 
le  docteur  Lushington,  avaient  été  ses  collègues  dans  le  pro- 
cès de  la  reine,  et,  leur  citant  les  paroles  de  Cromwell  à  la  ba- 
taille de  Dunbar  :  «  Le  Seigneur  les  a  livrés  entre  nos  mains,  » 
il  se  leva  pour  répliquer,  et  renvoya  ainsi  faccusation  à  son 
adversaire  : 

«  Et  pourquoi,  je  vous  io  demande,  me  blâmez-vous  d'avoir 


LORD    BROUGHAM.  67 

cité  une  lettre  qui  courait  de  tous  côtés  dans  le  public,  comme  si 
c'était  moi  qui,  le  premier,  l'eusse  mise  en  circulation?...  Je  suis 
parfaitement  d'accord  avec  le  très-honorable  gentleman  pour 
condamner  la  manière  dont  le  secret  de  cette  lettre  a  été  surpris 
et  communiqué  au  public.  Si  la  conduite  de  ceux  qui  sont  mêlés 
dans  cette  atïaire  ne  tombe  pas  sous  le  coup  de  la  loi  pénale, 
elle  n'en  est  pas  moins  moralement  déshonnête,  et  elle  révolte 
tous  les  sentiments  de  probité  et  d'honneur.  Je  me  joins  de  tout 
cœur  au  très-honorable  gentleman  pour  flétrir  ces  actes  odieux,  je 
tiens  avec  lui  qu'il  est  honteux,  ignoble,  abominable,  de  les  en- 
courager ;  je  regarde  comme  une  pratique  infernale  de  corrompre 
à  prix  d'or,  ou  par  des  promesses,  ou  par  un  moyen  quelconque, 
des  serviteurs,  et  de  les  entraîner  par  la  corruption  à  violer  leurs 
devoirs  envers  leur  maître  ou  leur  maîtresse,  à  trahir  ses  secrets. 
Je  dis  de  leur  maîtresse,  oui,  de  leur  maîtresse  !  car  il  est  une 
femme  dont  on  a  trahi  les  secrets,  dont  on  a  dérobé  les  papiers, 
dont  on  a  volé  les  lettres,  dans  le  but  perfide,  odieux,  exécrable, 
de  souiller  son  honneur  et  sa  vie!  On  a  fondé  l'accusation  sur 
des  documents  soustraits  par  ses  serviteurs  et  vendus  à  ses  en- 
nemis !  On  s'est  appuyé  sur  des  preuves  obtenues  par  la  subor- 
nation et  le  vol,  on  a  basé  les  poursuites  sur  des  faits  puisés  à 
des  sources  si  impures,  que  la  nation  en  a  rougi  de  honte  et 
s'est  sentie  comme  insultée  elle-même  dans  son  honneur,  et  telle 
a  été  l'infamie  de  ces  poursuites  que  le  soleil  s'est  enveloppé  de 
ténèbres  et  a  refusé  de  prêter  sa  lumière  à  la  perpétration  d'un 
si  énorme  forfait  ^  Et  quels  sont  les  auteurs  de  ce  forfait?  Ce 
sont  les  ministres  de  la  couronne,  ce  sont  les  collègues  mêmes 
du  très -honorable  gentleman  qui  vient  de  flétrir  solennelle- 
ment devant  vous  les  pratiques  qui  tendent  a  encourager  les 
serviteurs  à  trahir  la  confiance  de  leurs  maîtres  et  de  leurs  maî- 
tresses. « 

Lord  Brougham  n'use  qu'avec  modération  de  la  métaphore, 
et  il  se  montre  assez  sobre  de  comparaisons.  Mais  quand  il  em- 
ploie cette  dernière  figure  de  rhétorique,  elle  est  toujours  juste 
et  produit  un  grand  effet.  En  voici  une  que  nous  trouvons  dans 
un  discours  prononcé  par  lui,  en  1839,  dans  la  question  de 

*  11  y  eul  une  éclipse  de  soleil,  h'  jour  où  s'ouvrit  dans  la  Chainlire  des  Jords  le 
procès  de  la  reine  Caroline. 


68  REVUE    BRITANNIQUE. 

l'organisation  de  la  Chambre  delà  reine,  et  où  il  parle  des  heu- 
reux résulats  du  bill  de  réforme  : 

«  C'est  ma  conviction  très-ferme  et  très-arrêtée  (et  si  ce  n'a- 
vait été  mon  opinion,  je  n'aurais  jamais  consenti  aux  change- 
ments qui  ont  eu  lieu  en  1831  et  en  1832,  j'aurais  encore  bien 
moins  travaillé  à  les  faire  réussir)  ;  c'est  ma  conviction,  je  le  ré- 
pète, que  si  notre  constitution  ainsi  amendée  est  bonne  pour  les 
temps  calmes,  elle  est  meilleure  encore  pour  les  temps  d'orage  ; 
que  si  les  réparations  que  le  vaisseau  a  subies  étaient  nécessaires 
pour  le  rendre  apte  à  naviguer  sûrement  sur  une  mer  tranquille, 
ces  réparations  étaient  plus  nécessaires  encore  pour  lui  permettre 
d'affronter  la  tempête.  Pourvu  d'agrès  plus  serrés,  mieux  arrimé, 
mieux  manœuvré,  et  par  un  équipage  plus  satisfait  ;  radoubé 
avec  des  matériaux  de  meilleure  quahté,  raffermi  dans  sa  struc- 
ture, de  manière  à  pouvoir  mieux  se  comporter  à  la  mer,  il  a  dû 
devenir  plus  fort  pour  lutter  contre  les  éléments.. .  Le  vaisseau  a 
subi  une  réparation  complète.  S'il  en  avait  besoin  pour  n'avoir 
rien  à  craindre  dans  les  beaux  temps,  elle  lui  était  plus  indis- 
pensable encore  pour  soutenir  victorieusement  les  assauts  de 
la  vague  et  du  vent.  » 

Bien  qu'il  ne  soit  pas  compris  dans  la  collection  que  nous 
passons  en  revue  en  ce  moment,  nous  ne  pouvons  résister  au 
plaisir  de  citer  un  extrait  du  beau  discours  de  lord  Brougham 
sur  l'état  de  la  législation  : 

«  Le  temps  coule  perpétuellement  comme  un  grand  fleuve. 
Tous  les  objets  qui  nous  entourent  sont  dans  un  mouvement 
incessant,  et  c'est  en  vain  que  nous  nous  imaginons  conserver 
au  milieu  d'eux  notre  position  relative,  en  nous  mettant  hors  du 
courant,  et  en  nous  tenant  immobiles  sur  le  rivage.  L'immense 
vaisseau  auquel  nous  appartenons  glisse  sur  les  ilôts,  notre  ca- 
not est  attaché  à  ses  lianes  ,  nous  pourrions  affronter  avec  lui 
l'orage;  mais,  plus  insensés  que  ce  fou  qui  attend  que  la  rivière 
ait  cessé  de  couler  pour  la  traverser,  nous  nous  écrions  :  Halte  ! 
arrêtez  le  canot.  Et  nous  voudrions  le  détacher,  l'enlever  et  l'é- 
chouer sur  la  grève  ;  mais  le  flot  marche  toujours  et  nous  en- 
traîne avec  lui.  » 

Lord  Brougham  excelle  dans  la  description.  Nul  ne  peint  avec 
des  traits  plus  énergiques.  Témoin  ce  passage  de  son  discours 


LORD    BROUGIIAM.  69 

sur  la  traite  des  nègres  (1838),  où  il  fit  frissonner  la  Chambre 
des  lords,  en  leur  retraçant  les  horreurs  de  la  traversée  à  bord 
des  bâtiments  négriers  : 

«  Le  vaisseau  marche,  s'écria-t-il,  et  le  requin  suit  dans  le 
sillage.  Le  sang  dos  victimes  que  dévore  le  monstre  marque  sur 
l'Océan  la  trace  du  négrier,  dont  le  crime  laisse  pour  ainsi  dire 
une  empreinte  sur  chaque  vague.  Mais,  dans  l'intérieur  du  vais- 
seau, quel  affreux  spectacle!  Non,  les  ligures  étranges  dont  le 
grand  poète  toscan  a  peuplé  l'enfer  éclos  de  sa  sombre  imagi- 
nation ;  les  scènes  terribles  que  le  pinceau  de  Michel-Ange  a 
représentées  sur  les  voûtes  de  la  chapelle  Sixtine  n'approchent 
point  des  horreurs  qui  se  passent  à  bord. 

Mortua  quin  etiam  jiingebat  corpora  vivis. 

Sur  le  pont  et  dans  la  cale  empestée,  on  voit  des  vivants  enchaî- 
nés aux  morts,  des  cadavres  en  putréfaction  qui  n'inspirent  au 
malheureux  survivant  ni  dégoût  ni  terreur,  car  il  aspire  au  mo- 
ment qui  terminera  ses  misères  ;  des  femmes  mettant  au  monde, 
au  milieu  des  morts  et  des  mourants,  les  misérables  fruits  de 
leuis  entrailles  ;  des  enfants  exhalant  leur  premier  souffle  dans 
un  air  infect...  » 

Dans  son  discours  contre  les  ordres  du  Conseil  en  1812,  lord 
Brougham  fait  une  peinture  navrante  de  la  misère  des  districts 
manufacturiers.  En  parlant  de  Birmingham,  il  s'écrie  : 

«  Quel  est  aujourd'hui  l'état  de  cette  ruche  humaine  autrefois 
si  active?  La  moitié  de  la  semaine,  elle  est  inoccupée,  silencieuse, 
désolée,  et  le  reste,  elle  travaille  à  prix  réduits  pour  gagner  une 
misérable  pitance,  qui  suffit  à  peine  aux  plus  simples  besoins  de 
la  vie.  Dans  son  sein  fourmille  en  tout  temps  une  multitude  affa- 
mée, demandant  à  grands  cris  de  l'ouvrage  sans  pouvoir  en  trou- 
ver. Oui,  il  faut  avoir  un  cœur  de  pierre  pour  contempler  sans 
frémir  un  pareil  spectacle!  Mais  ce  n'est  pas  tout...  Un  manu- 
facturier vous  disait  fautre  jour:  «Je  fuis  la  vue  de  mes  ouvriers, 
«  parce  que  je  n'ai  pas  de  travail  à  leur  donner,  et  qu'ils  se  pres- 
«  sent  autour  de  moi  en  me  suppliant  de  les  employer  même 
«  pour  le  salaire  le  plus  minime.  »  Rappelez-vous  encore  les 
paroles  de  cet  autre  :  «  Notre  situation  est  lamentable,  et  Dieu 


70  REVUE    BRITANNIQUE. 

«  sait  ce  que  nous  deviendrons,  si  vous  ne  trouvez  moyen  d'y 
«  apporter  remède.  » 

Les  discours  de  lord  Brougham  abondent  en  images  à  la  fois 
justes  et  fortes.  Nous  en  citerons  un  ou  deux  exemples.  Les  or- 
dres en  Conseil,  dont  nous  venons  de  parler,  avaient  déterminé 
en  Angleterre  une  extrême  misère,  et  chacun  s'ingéniait  à  cher- 
cher des  expédients  pour  la  soulager.  Les  pétitions  affluaient  au 
Parlement.  Les  uns  réclamaient  l'abolition  du  monopole  com- 
mercial de  la  Compagnie  des  Indes  ;  les  autres  demandaient  la 
libre  exportation  du  bétail  ou  de  la  houille  dans  les  colonies. 

«  Ces  pétitions,  dit  lord  Brougham,  me  rappellent  ce  qui  se 
passait  à  Londres,  lors  de  la  grande  peste  qui  a  ravagé  notre  ca- 
pitale. Je  ne  connais  rien  dans  l'histoire  de  plus  navrant  que  le 
spectacle  des  efforts  inutiles  qu'on  fit  alors  pour  combattre  le 
fléau.  On  voyait  des  malheureux  se  précipiter  dans  les  rues,  se 
cramponner  avec  désespoir  aux  passants  et  implorer  leurs  se- 
cours, comme  si,  en  communiquant  aux  autres  le  poison  qui 
les  dévorait,  ils  eussent  espéré  ramener  la  santé  dans  leurs  vei- 
nes, ou  rendre  la  vie  aux  victimes  que  la  mort  avait  moisson- 
nées. Dans  les  jours  de  deuil,  les  projets,  les  panacées  se  pro- 
duisaient de  toutes  parts  ;  —  chaque  jour  surgissaient  une  foule 
d'empiriques  armés  d'une  recette  nouvelle.  Ils  exploitaient  la 
crédulité  et  la  terreur,  réalisaient  de  grandes  et  rapides  fortunes, 
puis  disparaissaient  à  l'étranger,  ou  succombaient  eux-mêmes 
sous  les  coups  du  fléau  destructeur.  Tous  les  remèdes  proposés 
étaient  impuissants,  mais  l'avidité  avec  laquelle  ils  étaient  ac- 
cueillis prouvait  l'immensité  de  la  terreur  non  moins  que  l'uni- 
versalité de  la  souffrance.  » 

Dans  le  même  discours,  à  cette  question  :  «  Quel  rapport  ont 
les  ordres  du  Conseil  avec  la  disette  résultant  d'une  récolte 
insuffisante?  »  lord  Brougham  répond  ainsi  : 

«  Mais  l'influence  de  ces  mesures  sur  la  disette  actuelle  est 
chose  aussi  absurde  que  de  soutenir  que  votre  bill  sur  le  quin- 
quina n'a  pas  aggravé  la  maladie  dans  les  hôpitaux  français, 
sous  prétexte  que  les  malheureux  qui  s'y  trouvaient  sont  morts 
victimes  de  la  fièvre  et  non  du  bill.  Sans  doute,  c'est  la  fièvre 
qui  les  a  tués,  mais  n'est-ce  pas  votre  politique  inhumaine  qui 
leur  a  retiré  cette  plante  salutaire,  que  la  Providence,  dont  les 


LORD    BROUGHAM.  71 

décrets  mystérieux  envoient  la  maladie,  a  fait  croître,  dans  sa 
miséricorde,  pour  le  soulagement  de  l'humanité  soutirante?  » 

La  collection  des  discours  de  lord  Brougham  nous  offre,  de 
temps  à  autre,  de  magnilîques  morceaux  d'éloquence,  et  toute 
la  difficulté  pour  nous  est  de  faire  un  choix  parmi  tant  de  chefs- 
d'œuvre.  Citerons-nous,  dans  son  discours  aux  électeurs  deLiver- 
pool,  en  1812,  cette  invective  passionnée  contre  la  politique  de 
Pitt?  «  Oui,  il  est  immortel,  mais  par  le  triomphe  de  nos  ennemis 
et  la  ruine  de  nos  alliés.  Oui,  il  est  immortel,  mais  par  le  sang 
qu'il  a  fait  couler,  par  les  trésors  qu'il  a  sacrifiés  sans  fruit  pour 
notre  cause  !  Oui,  il  est  immortel,  mais  par  la  honte  de  l'Angle- 
terre et  l'humiliation  de  ses  amis.  Oui,  voilà  les  résultats  de  ses 
vingt  années  de  règne  ministériel,  depuis  le  jour  où  la  cour  ravie 
a  répandu  ses  faveurs  et  ses  séductions  sur  sa  jeune  apostasie 
jusqu'au  jour  qui  a  vu  l'incendie  delà  métropole  de  notre  dernier 
allié,  incendie  dont  la  lueur  jette  en  cet  instant  même  sur  son 
nom  un  éclat  sinistre  *.»  Citerons-nous  encore,  dans  son  discours 
sur  le  budget  de  l'armée  en  1816,  ce  passage  oià  il  compare  la 
France  de  1 7  9  2 ,  ébranlée  par  une  prodigieuse  révolution  qui  avait 
déchaîné  en  Europe  vingt-six  millions  d'hommes,  avecla  France 
de  la  Restauration,  «  où  le  jacobinisme,  arrêté  dans  ses  progrès 
par  le  Directoire,  châtié  par  le  Consulat,  assoupli  par  l'Empire, 
s'est  attaché  à  la  cause  de  l'ordre,  a  appris  à  la  servir  avec  le 
zèle,  les  ressources  et  l'adresse  d'un  malfaiteur  que  la  police  a 
pris  à  ses  gages  après  l'expiration  de  sa  peine  ?  »  Citerons-nous 
enfin  la  péroraison  de  son  discours  sur  les  abus  de  l'administra- 
tion judiciaire  en  Irlande,  en  1823?  «  En  Angleterre,  la  justice 
subit  des  lenteurs,  mais,  grâce  au  ciel,  on  ne  la  vend  pas.  En 
Irlande,  on  la  vend  aux  riches,  on  la  refuse  aux  pauvres  ;  pour 
tous,  elle  marche  avec  une  lenteur  systématique  et  ruineuse. 
Ne  cherchons  pas  à  déguiser  les  faits,  la  vérité  nous  accable 
malgré  nous.  Nous  poussons  de  gaieté  de  cœur  au  désespoir,  à 
la  fohe,  six  millions  d'hommes,  nos  concitoyens.  » 

Mais,  au  risque  de  choisir  un  passage  que  certaines  person- 
nes pourront  regarder  comme  inférieur  à  d'autres  plus  brillants, 
plus  remarquables  encore,  nous  mettrons  sous  les  yeux  de  nos 

'  La  poste  venait  d'apporter  à  Liverpoul  la  nouvelle  île  l'inceudie  de  Moscou. 


72  REVUE   BRITANNIQUE. 

lecteurs  l'extrait  d'un  discours  sur  la  traite  des  nègres  (1830). 

«  Ne  me  parlez  pas  du  droit  de  propriété  du  planteur  sur  ses 
esclaves.  Ce  droit,  je  le  nie,  je  ne  le  reconnais  pas.  Les  principes, 
les  sentiments  de  la  nature  humaine  se  révoltent  contre  ce  droit. 
Mon  cœur  et  ma  raison  le  repoussent  et  le  condamnent  1  En  vain 
vous  me  parlez  de  lois  qui  sanctionnent  ce  droit  prétendu  !  Il  y 
a  une  loi  qui  domine  toutes  les  dispositions  des  codes  rédigés 
par  les  pouvoirs  humains,  et  cette  loi  est  la  même  en  tout  pays 
et  en  tout  temps.  Telle  elle  était  avant  que  le  génie  audacieux  de 
Colomb  eût  ouvert  à  l'ancien  monde  les  sources  du  pouvoir,  de 
la  richesse,  de  la  science,  et  attiré  sur  le  nouveau  des  calamités 
effroyables,  telle  elle  est  encore  aujourd'hui.  Cette  loi,  c'est  celle 
qui  est  écrite  dans  le  cœur  de  l'homme  par  la  main  de  son  Créa- 
teur. Cette  loi  immuable  et  éternelle  ordonne  à  l'homme  de  mé- 
priser la  fraude,  de  haïr  le  vol,  d'exécrer  le  meurtre  ;  elle  veut 
aussi  qu'il  rejette,  comme  une  folle  et  coupable  théorie,  cette 
idée  que  l'homme  peut  acquérir  sur  l'homme  un  droit  de  pro- 
priété ^  En  vain,  vous  invoquez  les  traités,  les  conventions  in- 
ternationales. Les  lois  du  Tout-Puissant,  qu'elles  soient  écrites 
dans  l'Ancien  ou  dans  le  Nouveau  Testament,  condamnent  ces 
prétentions  impies.  » 

Dans  la  Chambredes  lords,  en  1838,  lord  Brougham  dénonça, 
avec  une  généreuse  indignation,  les  cruautés  qui  se  commet- 
taient dans  les  colonies  anglaises  des  Indes  occidentales,  et  il 
adjura  la  Chambre  de  consentir  à  l'émancipation  immédiate  des 
nègres  apprentis.  Onze  femmes  esclaves  avaient  été  fouettées 
avec  la  dernière  barbarie,  mises  à  la  torture,  puis  condamnées  à 
tourner  la  meule  jusqu'à  ce  que  la  mort  fût  venue  mettre  un 
terme  à  leurs  souffrances. 

«  Vous  me  demanderez  peut-être,  s'écria  le  noble  champion 
de  la  liberté  africaine,  si  des  crimes  comme  ceux-ci,  aussi  odieux 
par  leur  illégalité  que  par  les  circonstances  qu'ils  présentent, 
passèrent  inaperçus,  si  l'on  négligea  d'instituer  une  enquête 
sur  ces  morts  arrivées  en  prison.  Non  pas  :  les  formes  extérieu- 

'  Il  y  a  quelques  années,  une  affaire  de  prise  maritime  se  présenta  devant  lord 
Denraau.  Il  s'agissait  d'un  i);iliment  espagnol  ou  portugais,  capturé  pour  s'être  livré 
au  commerce  des  esclaves.  F/avocat  chargé  de  la  défense  soutenait  que,  d'après  le 
droit  des  gens,  la  traite  itait  légale.  Lord  Ueuman  l'interrompit  en  disant  :  «  Je  ne 
connais  pas  cela.  J'aimerais  à  voir  discuter  ce  point.  » 


LORD    BROUGHAM.  73 

res  de  la  justice  furent,  au  contraire,  rigoureusement  observées, 
car  on  les  observe  même  aux  Indes  occidentales  ;  ces  formes 
tutélaires,  qui  sont  comme  les  servantes  de  la  justice,  présidè- 
rent à  l'opération  de  l'enquête,  malgré  l'absence  de  leur  noble 
maîtresse.  Le  coroner  se  présenta,  comme  c'était  son  devoir  ; 
la  liste  du  jury  fut  dressée  régulièrement  ;  onze  enquêtes  eu- 
rent lieu  l'une  après  l'autre  en  conséquence,  et  onze  verdicts 
furent  rendus.  Le  jury  déclara  sans  doute  qu'il  y  avait  eu  meur- 
tre, homicide,  ou  tout  au  moins  délit  et  abus  de  la  force?  Non. 
Frappées  par  la  main  de  Dieu,  dirent  ces  hommes  !  Frappées 
par  la  main  de  Dieul  Mensonge!  parjure!  blasphème!  Oh  !  je 
sais  qu'une  des  plus  terribles  épreuves  au  moyen  desquelles 
s'accomphssent  les  impénétrables  desseins  de  la  volonté  divine, 
c'est  que,  parfois,  elle  arme  le  méchant  du  pouvoir  d'accabler 
l'innocent,  et,  s'il  y  a  une  épreuve  plus  terrible  que  les  autres, 
une  épreuve  plus  difficile  que  les  autres  à  supporter  pour  la  foi 
et  la  raison,  c'est  lorsque  Dieu  envoie  sur  la  terre,  non  pas  la 
plaie  des  scorpions  ou  de  la  peste,  de  la  guerre  ou  de  la  famine, 
mais  celle  des  juges  injustes  et  des  jurés  parjures,  des  miséra- 
bles qui  abusent  de  la  loi  pour  satisfaire  leur  vengeance  per- 
sonnelle, ou  qui,  violant  le  serment  qu'ils  ont  prêté  sur  l'Evan- 
gile, travaillent  dans  leur  iniquité  au  triomphe  de  l'injustice  et 
à  la  ruine  de  l'innocent.  » 

Lord  Brougham  est  encore  un  grand  maître  dans  l'art  de  ma- 
nier le  ridicule,  qui  devient  dans  ses  mains  une  arme  puissante. 
Il  aime  à  s'en  servir,  et  il  en  tire  souvent  des  effets  admirables. 
Mais  ses  traits  satiriques  n'ont  point  d'amertume  ;  jamais  ils  ne 
laissent  de  venin  dans  la  plaie,  et,  quelquefois  même,  ils  provo- 
quent l'hilarité  de  la  victime  contre  laquelle  ils  sont  dirigés.  ■ — 
Lorsque  les  décrets  de  Berlin  et  de  Milan  eurent  fermé  le  conti- 
nent aux  marchandises  d'importation  anglaise,  et  que  l'Angle- 
terre, usant  de  représailles,  y  eut  répondu  par  les  ordres  en 
Conseil,  qui  eurent  pour  conséquence  d'arrêter  son  commerce 
avec  l'Amérique,  et  de  l'entraîner  dans  la  guerre  avec  les  Etats- 
Unis,  les  ministres,  pour  se  justifier,  prétendirent  que  le  pays 
avait  trouvé,  dans  l'accroissement  de  ses  relations  commerciales 
avec  les  colonies  espagnoles  et  portugaises  de  l'Amérique  du 
Sud,  une  compensation  à  la  perte  du  marché  américain.  Or,  le 


74  REVUE    BRITANNIQUE. 

commerce  annuel  de  l'Angleterre  avec  les  Etats-Unis  s'élevait 
alors  à  13  millions  sterling,  tandis  qu'avec  l'Amérique  du  Sud, 
il  n'était  que  d'un  million.  Voici  comment  lord  Brougham  fit 
justice  de  cet  argument,  et  rabattit  la  joie  du  ministère  : 

«  Imaginez  un  événement  quelconque,  qui  donnerait  à  une 
faible  parcelle  de  notre  immense  commerce  une  ouverture  dans 
le  nord  de  l'Europe  ou  dans  la  Méditerranée.  Imaginez  un  chan- 
gement, un  accident  quelconque,  qui  permettrait  de  jeter  dans 
les  pays  soumis  à  la  France  la  treizième,  voire  même  la  trentième 
partie  de  la  masse  énorme  des  marchandises  que  nous  avons  en 
magasin.  Quelle  joie,  quel  enivrement  pour  notre  nouveau  pré- 
sident du  Board-of-Trade  (M.  Rose)!  Je  le  vois  d'ici  :  il  ne  fait 
qu'un  bond  de  son  hôtel  à  son  bureau,  et  tout  Downing-Street, 
comme  Duke's-Place,  est  en  rumeur  et  dans  l'ivresse  1  Dieu  du 
ciel  !  que  de  gens  affairés  !  quelle  activité  l  que  de  conseils  de 
cabinet  au  ministère  !  que  de  conférences  entre  les  gros  bonnets 
du  Board-of-Trade  !  quel  remue-ménage  parmi  les  simples  em- 
ployés !  Circulaires  aux  villes  manufacturières,  harangues  de  nos 
célébrités  navales  à  la  Bourse,  processions  triomphales  de  dol- 
lars et  de  volontaires  dans  Saint-James-Square,  députations  in- 
cessantes de  marchands,  réponses  courtoises  et  enthousiastes  du 
Board-of-Trade  ;  importation  immédiate  à  Whitehall,  et  sur  une 
large  échelle,  des  dignes  chevaliers  représentants  de  la  Cité  ;  trafic 
de  licences  ressuscité  avec  tout  son  cortège  de  parjures  et  de 
fraudes,  fabriques  de  faux  renaissant  de  toutes  parts,  traits  de 
plume  valant  15,000  Uv.  st.  *,  méprises  judicieuses,  négligences 
calculées ,  inadvertances  profitables ,  que  de  choses ,  vous  le 
voyez,  peut  produire  un  accident  comme  celui  que  j'ai  supposé 
tout  à  l'heure  !  L'honorable  gentleman  qui  préside  au  Board-of- 
Trade  est  si  heureusement  doué  que  ses  fautes  mêmes  lui  réus- 
sissent, et  je  ne  sais  s'il  ne  vaut  pas  mieux  se  tromper  avec  lui, 
qu'avoir  raison  en  compagnie  du  genre  humain.  » 

Dans  une  revue  des  discours  de  lord  Brougham,  il  serait  im- 
pardonnable de  ne  pas  parler  de  sa  fameuse  harangue  sur  la 
réforme  parlementaire,  l'un  des  plus  beaux  monuments  de  son 

'  M.  Baring  (plus  tard  lord  Ashbiirton)  avait  déclaré  dans  la  Chambre  des  com- 
munes que,  par  suite  de  deux  erreurs  commises  d'un  seul  coup,  des  licences  étaienl 
devenues  si  précieuses,  qu'il  les  eût  volontiers  payées  15,000  liv.  st. 


T.Onn    RROUGHAM.  75 

éloquence.  Mais  elle  esl  trop  connue  pour  que  nous  eu  fassions 
autre  chose  qu'une  courte  mention.  L'agitation  que  le  bill  de 
réforme  avait  répandue  dans  tous  les  esprits  justifie  seule  la 
scène  qui  signala  la  fin  de  ce  discours,  alors  que  se  jetant  à  ge- 
nouï  à  côté  du  sac  de  laine,  le  lord  chancelier  s'écria  : 

«  Par  tout  ce  que  vous  avez  de  plus  cher,  mylords,  par  tous 
lesUens  qui  attachent  chacun  de  vous  à  notre  ordre  commun  et 
à  notre  commune  patrie,  je  vous  en  supplie,  ne  rejetez  pas  ce 
bill!  » 

Il  y  a  là,  à  notre  avis,  quelque  chose  de  théâtral  et  de  mauvais 
goût  qui  rappelle  les  exagérations  du  père  Lacordaire  dans  la 
chaire  de  Notre-Dame  de  Paris,  ou  les  extravagances  des  assem- 
blées révolutionnaires  de  France.  Mais  le  génie  de  l'éloquence 
française  est  essentiellement  différent  du  nôtre.  Loin  de  nous 
de  vouloir  déprécier  les  triomphes  oratoires  de  nos  voisins,  soit  à 
la  tribune,  soit  dans  la  chaire,  soit  au  barreau!  Le  pays  qui  a 
produit  un  Bossuet  et  un  Massillon,  un  d'Aguesseau  et  un  Ber- 
ryer,  un  Guizot  et  un  Thiers,  peut  disputer  aux  autres  la  palme 
de  l'éloquence.  Condamnés  aujourd'hui  au  silence,  pour  avoir 
abusé  de  la  parole,  les  Français  recouvreront  un  jour,  nous  n'en 
doutons  pas,  le  bien  qu'ils  ont  perdu  par  leur  faute.  Napoléon  III 
n'a-t-il  pas  représenté  lui-même  la  liberté  comme  devant  former 
tôt  ou  tard  le  couronnement  de  l'édifice  impérial  *  ? 

Les  limites  que  nous  nous  sommes  imposées  nous  contrai- 
gnent de  nous  arrêter  ici.  Nous  serons  heureux  si  les  citations 
que  nous  avons  faites  inspirent  à  nos  lecteurs  le  désir  de  lire  la 
collection  des  discours  de  lord  Brougham.  Nous  donnons  à  tous 
ceux  qui  veulent  se  rendre  aptes  à  parler  en  public  le  conseil  de 
les  étudier.  Ils  y  trouveront  une  abondante  provision  de  mâles 
pensées,  d'arguments  vigoureux  et  de  traits  d'éloquence  d'une 
perfection  achevée.  Sans  doute,  il  en  est  peu  qui  puissent  espé- 
rer de  rivaliser  avec  le  grand  orateur  qui  a  défendu  la  reine  Ca- 
roline et  brisé  la  chaîne  des  esclaves,  mais  il  n'en  est  aucun 
qui  ne  doive  s'instruire  à  son  école. 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  surtout  qu'on  peut,  sans  un  travail 
assidu,  opiniâtre,  au  premier  rang  s'élever  parmi  les  hommes 

1  Ainsi  s'exprimait  à  peu  près,  le  mois  dernier,  le  plus  ardent  et  le  plus  loyal 
des  serviteurs  de  Napoléon  III,  M.  le  comte  de  Persigny.      (Noie  du  Directeur.) 


76  REVUE     BRITANNIQUE. 

qui  ont  régné  par  le  talent  de  la  parole.  Si  l'on  n'imite  l'exem- 
ple et  si  Ton  ne  suit  les  préceptes  des  maîtres  de  l'art,  on  de- 
viendra peut-être  un  parleur  disert,  un  dialecticien  de  tribune, 
un  deiafer  expérimenté,  mais  on  ne  sera  pas  un  orateur  dans  la 
véritable  acception  du  mot.  De  tous  les  auxiliaires  delà  parole,  le 
meilleur,  c'est  la  plume.  Cicéron  l'a  dit  :  Stylus  oplimus  et  prœ- 
stantissimus  dicendi  effector  et  maçjisler,  et,  pour  lui  emprunter 
unebellecomparaison,  l'habitude  d'écrire  d'avance  les  principaux 
passages  d'un  discours  communique  aux  expressions  qui  jaillis- 
sent de  l'improvisation  une  justesse  et  une  force  particulières,  de 
même  qu'un  vaisseau  continue  pendant  quelque  temps  de  mar- 
cher, par  suite  de  l'impulsion  qu'il  a  reçue,  après  même  que  la 
rame  a  cessé  de  le  pousser  en  avant.  Qu'on  ne  se  méprenne  pas 
toutefois  sur  le  sens  de  nos  paroles.  Nous  ne  prétendons  pas 
qu'il  faille  écrire  d'avance  et  en  entier  son  discours,  puis  l'ap- 
prendre par  cœur  avant  de  le  prononcer  ;  non-seulement  cette 
pratique  surcharge  la  mémoire  et  embarrasse  l'orateur,  lorsque 
par  un  accident  ou  par  un  autre  il  vient  à  perdre  un  des  anneaux 
qui  forment  la  chaîne  de  ses  raisonnements,  mais  encore  elle 
l'empêche  d'observer  l'impression  qu'il  produit  sur  son  audi- 
toire et  de  changer  de  style  et  de  ton,  selon  l'occurrence.  Pres- 
que toujours  c'est  là  l'écueil  du  discours  écrit.  Commencez  par 
méditer  profondément  votre  sujet  et  écrivez  ensuite  les  morceaux 
les  plus  saillants  :  de  cette  façon  vous  aurez  toujours  dans  l'ar- 
senal de  votre  mémoire  une  provision  d'armes  toutes  prêtes  pour 
chaque  circonstance.  L'habitude  de  la  composition  vous  sug- 
gérera en  tout  temps  le  mot  le  plus  propre,  les  tournures  de 
phrases  les  plus  élégantes,  et  vous  sera  d'un  secours  puissant 
quand  se  présentera  la  nécessité  de  répondre  à  l'improviste  et 
sans  préparation. 

En  terminant,  nous  dirons  que  la  valeur  de  la  collection  que 
nous  annonçons  au  pubhc  est  rehaussée  encore  par  des  intro- 
ductions historiques  écrites  de  la  main  de  lord  Brougham,  et 
expliquant  tout  à  la  fois  les  circonstances  dans  lesquelles  ses 
discours  furent  prononcés  et  les  sujets  qu'ils  traitent.  Le  style  de 
ces  introductions  est  clair,  vigoureux,  correct,  excellent  de  tout 
point,  et  elles  jettent  une  vive  lumière  sur  l'histoire  politique 
de  l'Angleterre  au  dix-neuvième  siècle.   {Edinburgh  Heview.) 


VOYAGES.  —  SPORT.  -  AGRICULTURE.  -  AGRONOMIE. 


L'EXPÉDITION  ANGLO-FRANGAISE  EN  CHINE, 


§IP. 

La  contrée  dont  les  rives  sont  baignées  par  la  rivière  de  Can- 
ton est  d'une  incomparable  beauté  ;  les  deux  districts  de  la 
Perle  et  du  Yang-Tse  surtout  présentent  aux  yeux  un  aspect 
plein  de  variété  et  de  richesse  :  dans  le  premier,  l'horizon  est 
borné  par  des  montagnes  et  une  chaîne  de  collines  de  granit; 
dans  le  second,  la  vue  s'étend  sur  une  plaine  sans  bornes;  ce 
sont  d'immenses  deltas  formés  de  terrains  d'alluvion  au  travers 
desquels  se  répandent  les  eaux  intérieures  d'un  grand  fleuve 
et  de  mille  ruisseaux.  Au  nord,  les  dépôts  fécondants  se  sont 
déroulés  sur  le  lit  même  de  la  mer  qui  s'est  retirée  pour  laisser 
ainsi  derrière  elle  une  plaine  solide  :  au  sud,  la  matière  limo- 
neuse, transportée  au  milieu  d'un  archipel  d'îles  de  rochers,  a 
formé  une  suite  de  vallées  dominées  par  des  montagnes.  Les 
moissons  qui  croissent  sur  les  bords  de  la  Perle  et  sur  ceux  du 
Wang-Po  doivent  leur  abondance  à  la  même  qualité  d'un  sol 
d'alluvion.  Sur  la  rivière  de  Canton,  au  moment  de  la  seconde 
récolte  du  riz,  les  bananiers  présentent  leurs  branches  chargées 
de  fruits,  et  les  cannes  à  sucre  déploient  à  perte  de  vue  leur 
verdure  ondoyante. 

Je  désirais  vivement  examiner  de  plus  près  l'état  de  l'agricul- 
ture dans  la  partie  du  sud  :  trois  Anglais  de  Hong-Kong  avaient 
formé  le  projet  audacieux  d'aller  à  la  chasse  ou  plutôt  d'aller 

'  Voir  la  livraison  de  juin. 


78  REVUE     BRITANNIQUE. 

parcourir  pendant  trois  jours  le  territoire  ennemi.  Je  devais  les 
accompagner,  mais  un  devoir  impérieux  m'en  avait  empêché  ; 
javais  été  forcé  d" aller  moi-même  faire  une  reconnaissance  sur 
la  rivière.  A  mon  retour,  je  trouvai  qu'ils  avaient  exécuté  leur 
projet  :  armés  de  revolvers  et  suivis  chacun  de  cinq  coolies,  ils 
s'étaient  fait  débarquer  à  Mirs-Bay  ;  après  avoir  traversé  quel- 
ques villages,  et  battu  avec  leurs  chiens  les  collines  qui  s'élè- 
vent auprès  d'une  ville  fortifiée,  ils  étaient  revenus  sains  et 
saufs,  avec  seize  faisans  et  quelques  cailles,  en  dépit  des  dispo- 
sitions peu  amicales  et  des  regards  hostiles  des  indigènes  quïls 
avaient  rencontrés. 

Je  résolus  donc  départir  seul  pour  mon  expédition,  et,  m'é- 
tant  procuré  une  barque  à  Soochand,  je  remontai  la  rivière  l'es- 
pace de  vingt  ou  trente  milles,  et  je  jetai  l'ancre  dans  un  endroit 
commode  pour  passer  la  nuit. 

Le  lendemain,  dans  la  matinée,  j'envoyai  mes  domestiques 
dans  un  village  voisin,  d'où  ils  ramenèrent,  moyennant  salaire, 
trois  paysans,  armés  de  longs  bambous,  qui  devaient  me  servir 
de  guides  pour  pénétrer  dans  l'intérieur  du  pays.  En  Chine,  il 
n'existe  point  de  loi  sur  la  chasse  :  la  terre  est  libre  pour  tous, 
aussi  le  résultat  est-il  peu  profitable  pour  chacun.  Pour  surcroît 
d'ennui,  les  champs  étaient  couverts  de  moissons  encore  debout, 
et  je  n'avais  pas  de  chien.  L'hospitalité  des  habitans  de  Shang- 
Hai  est  proverbiale,  s'il  faut  en  croire  les  voyageurs,  mais  ils  ne 
prêtent  pas  volontiers  leurs  chiens  :  il  me  fut  impossible  d'en 
obtenir  un  seul.  Je  fus  réduit  à  chercher  des  ressources  dans 
mes  faibles  notions  d'histoire  naturelle,  et  à  tâcher  de  deviner  les 
habitudes  des  faisans  du  pays,  en  les  comparant  à  celles  des 
nôtres.  Pendant  toute  la  journée,  jusqu'au  coucher  du  soleil,  je 
suivis  les  bords  des  nombreuses  plantations  de  bambous.  Ces 
plantations  tiennent  presque  toujours  aux  habitations,  et  les 
terres  qui  les  entourent  sont  cultivées,  comme  en  Angleterre, 
soit  en  céréales,  soit  en  légumes  de  toute  nature.  Mais  en  Chine, 
comme  en  Angleterre,  il  n'est  pas  facile  d'approcher  des  faisans, 
lorsqu'ils  sont  au  gagnage'.  Je  tirai  rarement  à  une  distance 


'On  sait  qu'en  tPrmc  do  chasse  le  mol  gagnage  signifie  le  nionienl  nii  li'  gilùcr 
sort  (lu  bois  pour  venir  manger  clans  la  jilaine. 


l'expédition  anglo-française  en  chine.  79 

moindre  de  soixante-dix  pas,  et  en  outre,  lorsque  je  touchais  l'oi- 
seau et  qu'il  était  seulement  démonté,  il  était  perdu  pour  moi. 
Les  champs  étaient  remplis  d'indigènes  qui  couraient  après  le 
gibier  blessé,  et  le  poursuivaient  jusqu'à  ce  qu'il  fût  tombé  entre 
leurs  mains.  Pendant  toute  la  journée,  je  fus  ainsi  escorté  par 
une  multitude  considérable  de  spectateurs  intéressés,  et  je  tirai, 
non  pas  toujours  pour  mon  amusement,  mais  surtout  pour  leur 
satisfaction  personnelle,  un  grand  nombre  d'oiseaux  d'un  plu- 
mage très-curieux.  Je  dois  avouer  aussi  que  la  perte  du  gibier 
n'est  pas  le  seul  risque  de  cette  chasse  :  il  m'était  presque  im- 
possible d'ajuster,  sans  trouver  au  bout  de  mon  fusil  la  tête 
étonnée  d'un  Chinois,  et  si,  par  accident,  un  de  ces  importuns 
est  atteint  de  quelques  grains  de  plomb,  le  sportsman  est  saisi 
à  l'instant  et  rapporté  à  Shang-Hai  dans  une  cage  de  bambou. 
Singulier  dénoûment  qui  transforme  le  chasseur  en  gibier  I 

D'après  les  observations  que  j'ai  pu  faire,  je  suis  convaincu 
que,  sous  le  rapport  de  l'agriculture,  l'Angleterre  n'a  rien  à  ap- 
prendre de  la  Chine.  Le  chmat  et  la  nature  du  sol  des  deux  pays 
sont,  d'ailleurs,  tout  à  fait  différents.  11  n'y  a  point  en  Chine  de 
terrains  en  friche  ;  on  n'y  voit  pas  ces  vastes  tapis  de  verdure, 
couverts  de  chardons,  qui  s'étendent  sur  une  grande  partie  du 
pays  de  Galles  ;  point  d'herbes  parasites  ;  on  ne  trouverait  pas 
dans  un  champ  chinois  une  seule  feuille  étrangère  à  la  moisson 
qu'on  y  cultive.  Le  terrain  est  non-seulement  net  et  uni,  mais 
encore  tellement  pulvérisé,  que  souvent,  après  une  semaine  de 
pluie,  j'ai  cherché  en  vain  une  petite  motte  de  terre,  pour  jeter 
dans  un  étang  d'où  je  voulais  faire  lever  des  oiseaux  aquatiques. 
Les  provinces  les  plus  fertiles  de  l'Angleterre  ne  peuvent  se  com- 
parer aux  plaines  cultivées  de  la  Chine  ;  mais,  dans  les  deux  pays, 
les  procédés  de  culture  sont  très-différents.  Les  cultivateurs  chi- 
nois s'occupent  fort  peu  du  lait,  du  beurre,  du  fromage,  des 
moutons  et  des  bœufs.  Les  habitants  n'en  font  aucun  cas,  n'en 
achètent  jamais,  et  donnent  la  préférence  au  riz.  Il  est  vrai  que, 
dans  son  récent  voyage  de  découverte  sur  la  grande  rivière  de 
l'ouest,  le  Commodore  Elliott  a  vu  des  troupeaux  de  bœufs  sur 
les  montagnes  au  nord  de  Canton  ;  mais  je  ne  parle  pas  ici  des 
pâturages  de  montagne,  je  parle  de  cette  partie  de  la  Chine  où 
1  on  suppose  que  l'agriculture  est  parvenue  à  sa  perfection.  Le 


80  REVUE   BRITANNIQUE. 

porc,  la  volaille,  les  légumes  et  les  poissons  qui  peuplent  les  ri- 
vières et  les  étangs,  sont  la  nourriture  ordinaire  des  indigènes. 
Ajoutez-y,  pour  l'exploitation,  un  ou  deux  bœufs  destinés  à  faire 
tourner  les  roues  d'irrigation,  et  à  labourer  les  champs  :  telles 
sont  les  ressources  suffisantes  à  un  fermier  chinois  qui  entre- 
tient cent  serviteurs. 

Nous  sommes  forcé  d'entrer  ici  dans  quelques  détails  peu 
agréables  et  de  dire  avec  le  poète  :  Difficile  est  pi'oprie  communia 
dicere,  mais  ces  détails  sont  un  des  traits  caractéristiques  du  pays. 
De  l'absence  de  troupeaux  résulte  nécessairement  l'absence  de 
fumier  :  dans  l'opinion  des  Chinois,  les  matières  stercorales  sont 
l'engrais  le  plus  puissant  ;  aussi  sont-elles  recueillies  avec  le  plus 
grand  soin.  A  chaque  pas  dans  les  villes  et  dans  leur  voisinage, 
on  rencontre  d'énormes  pots  de  terre  qui,  infectant  l'air  autant 
qu'ils  blessent  la  vue,  invitent  les  passants  et  reçoivent  trop  sou- 
vent leurs  contributions  alvines.  Dans  toutes  les  maisons,  des 
latrines  sont  placées  d'une  manière  ostensible,  sans  portes, 
pour  offrir  un  libre  accès  au  public,  et  l'on  paye  fort  cher  le 
privilège  de  recueillir  ce  précieux  produit.  Cet  état  de  choses, 
qui  eût  flatté  l'odorat  fiscal  de  l'empereur  Vespasien,  inspire 
à  tous  les  étrangers  un  profond  dégoût,  et  c'est  malheureu- 
sement la  première  et  la  dernière  impression  que  l'on  reçoit  du 
pays. 

Comme  nous  l'avons  déjà  dit,  fagriculture  est  soumise  en 
Chine  à  des  conditions  différentes  de  celles  qui  existent  en  An- 
gleterre. Donnez  à  un  fermier  anglais  mille  acres  d'une  terre 
fertile,  traversée  par  des  ruisseaux  qui  rendent  facile  l'irrigation 
du  sol  ;  joignez  à  cet  avantage  un  soleil  ardent,  un  drainage  par- 
fait, des  pluies  périodiques  et  de  larges  voies  de  communication, 
sans  aucun  doute  ce  fermier  fera  prompteraent  sa  fortune.  Mais 
nous  avons  ici  le  revers  de  la  médaille  :  si  ces  plaines  fertiles  sont 
infestées  de  braconniers,  soumises  aux  extorsions  des  manda- 
rins, exposées  au  pillage  des  soldats  maraudeurs,  et  ravagées  par 
les  pirates  de  rivières,  il  est  facile  de  prévoir  que  le  contraire  ar- 
rivera. Et  nous  dirons  à  ceux  qui  regardent  comme  injustes  les 
tentatives  faites  pour  imposer  des  lois  au  gouvernement  de  la 
Chine,  puissance  indépendante,  que  ce  gouvernement,  dont  les 
exigences  sont  infinies  et  la  protection  nulle,  ne  représente  autre 


l'expédition  anglo-française  en  chine.  81 

chose  qu'un  brigandage  organisé,  et  que  l'on  rendrait  certaine- 
ment un  grand  service  à  l'humanité  s'il  était  possible,  même  par 
la  force,  de  faire  adopter  aux  populations  chinoises  les  senti- 
ments d'honneur  et  de  probité  des  nations  occidentales,  ainsi 
que  leurs  habitudes  de  travail. 

Nous  avons  eu  récemment  un  curieux  exemple  de  la  promp- 
titude et  de  l'adresse  avec  lesquelles  les  Chinois  saisissent  l'oc- 
casion de  commettre  des  extorsions.  Le  bruit  était  parvenu  aux 
oreilles  de  l'amiral  que  plusieurs  Chinois  levaient,  au  nom  de  la 
flotte  anglaise,  des  contributions  dans  les  villes  et  les  villages 
situés  au  bord  de  la  rivière.  Le  coramodore  Fellowes,  accompa- 
gné du  chef  des  interprètes,  fut  aussitôt  envoyé  pour  prendre 
des  renseignements  sur  ce  fait.  Ces  deux  officiers  débarquèrent 
avec  une  petite  escorte,  et  s'avancèrent  de  village  en  village, 
sans  obtenir  beaucoup  de  succès  dans  leurs  recherches.  Les  Chi- 
nois, très-défiants,  s'imaginèrent  qu'ils  amenaient  avec  eux  les 
collecteurs  de  l'impôt  annoncé.  Ce  ne  fut  qu'à  la  longue  que  la 
déclaration  qu'on  n'était  pas  venu  pour  les  dépouiller  leur  in- 
spira quelque  confiance.  Puis,  les  yeux  du  commandant  tom- 
bèrent, non  sans  surprise,  sur  une  chaloupe  faite  à  l'imitation 
des  canots  de  nos  vaisseaux  de  guerre,  mais  assez  grossièrement 
charpentée  pour  montrer  qu'elle  était  l'œuvre  de  mains  chinoises . 
Bientôt  après,  l'interprète  découvrit  un  avis  placé  dans  un  des 
villages  les  plus  reculés,  annonçant  qu'il  émanait  de  l'honora- 
ble nation  anglaise,  et  portant  en  substance  que  si,  à  un  jour 
désigné,  les  cultivateurs  n'avaient  pas  acquitté  la  taxe  de  grain 
due  à  la  flotte  anglaise  pour  la  protection  qu'elle  accordait  à  leurs 
moissons,  les  vaisseaux  viendraient  incendier  leurs  villages.  En 
poursuivant  les  recherches,  on  apprit  que  ce  tribut  était  levé  par 
une  réunion  d'individus  ayant  pris  le  titre  de  :  Société  de  patrio- 
tisme et  de  paix,  et  qu'une  prison  voisine  était  remplie  de  leurs 
victimes. "Les  prisonniers  furent  aussitôt  mis  en  liberté,  et  l'a- 
miral fit  répandre  parmi  les  Chinois  une  proclamation  dés- 
avouant toute  participation  à  cette  affaire;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  l'idée  et  l'exécution  en  sont  très-curieuses,  et 
dénotent  une  entente  des  affaires  industrielles  presque  aussi 
avancée  que  dans  nos  pays  civilisés. 

Le  chef  de  la  bande  sauva  sa  tête  :  il  en  fut  quitte  pour  cin- 

8*  SÉRIE.  —  TOME  V.  6 


82  REVUE     BRITANNIQUE. 

quante  coups  de  bâton...;  il  ne  serait  pas  Chinois  si  demain,  et 
pour  la  même  cause,  il  ne  s'exposait  pas  au  même  châtiment. 

§111. 

La  cuisine  chinoise  occupe  une  position  intermédiaire  entre 
celle  des  Français  et  celle  des  Anglais,  au-dessous  de  la  première, 
mais  au-dessus  de  la  seconde.  Sous  ce  point  de  vue,  comme  sous 
beaucoup  d'autres ,  les  Chinois  regardent  les  Anglais  comme 
placés  au  dernier  degré  de  l'échelle,  et  comme  ne  devant  jamais 
qu'à  la  force  brutale  le  rang  qu'ils  tiennent  dans  le  monde  civi- 
lisé. La  manière  dont  se  nourrissent  les  Anglais,  disent-ils,  se 
rapproche  tout  à  fait  de  celle  des  sauvages  de  l'île  Formose  : 
leur  table  est  une  boucherie,  et  ils  remettent  tout  le  soin  de  la 
cuisine  à  leur  estomac.  «  Dans  les  temps  reculés,  me  disait  un  Chi- 
nois, quand  nous  n'étions  pas  encore  civilisés,  nous  nous  ser- 
vions comme  vous  de  couteaux  et  de  fourchettes  ;  aujourd'hui, 
nous  nous  servons  des  fourchettes  que  nous  a  données  la  nature  ; 
nous  avons  encore  des  couteaux,  mais  c'est  un  reste  de  barba- 
rie, et  nous  les  employons  le  moins  possible.  Nous  nous  met- 
tons à  table  pour  manger,  et  non,  comme  vous,  pour  dépecer 
des  carcasses.  » 

Les  Anglais  prétendent  que  leur  nourriture,  qui  se  compose 
d'une  tranche  de  viande  à  peine  cuite  et  de  légumes  grossière- 
ment apprêtés,  est  aussi  simple  que  saine  :  mais,  selon  les  Chi- 
nois, pour  qu'une  telle  nourriture  soit  digérée,  il  faut  que  la 
chaleur  animale  soit  excitée  par  le  travail  et  l'exercice.  C'est  la 
nourriture  de  l'homme  à  l'état  sauvage,  et  cette  nourriture  si 
simple  est  loin  de  convenir,  disent-ils,  à  tous  les  tempéraments. 
En  Chine,  les  indigènes  ont  adopté  la  cuisine  anglaise  sous 
sa  forme  la  plus  détestable  :  rien  de  plus  mélancolique  que  l'as- 
pect d'un  dîner  à  Hong-Kong  et  à  Shang-Hai,  dans  la  saison  des 
chaleurs.  La  table  est  couverte  de  débris  d'animaux  tués  néces- 
sairement le  jour  même,  et  dont  la  chair  est  aussi  dure  que  l'a 
faite  une  mort  récente;  mais  ce  n'est  pas  la  faute  des  cuisiniers 
chinois,  car,  en  général,  les  indigènes  ont  une  aptitude  natu- 
relle pour  la  cuisine.  J'ai  vu  à  Shang-Hai  un  jeune  Chinois  qui, 
après  avoir  pris  une  douzaine  d(î  lurons  dans  un  hvre  de  cuisine 


l'expédition  anglo-française  en  chine.  83 

français,  nous  servit  un  consommé  aux  œufs  pochés,  un  filet 
de  bœuf  aux  chanipifinons,  un  salmis  de  canard,  des  pommes 
de  terre  frites  et  une  omelette  sucrée,  qui  n'avaient  rien  d'infé- 
rieur aux  excellents  produits  de  Véfour  ou  des  Frères  Pro- 
vençaux. 

La  base  de  la  nourriture  des  laboureurs  chinois  est  le  riz  : 
c'est  sans  contredit  le  grain  le  meilleur  à  manger  sans  être  fer- 
menté, il  est  plus  sain  que  la  bouillie  de  froment  des  Arabes 
et  plus  nutritif  que  celle  des  Irlandais. 

Au-dessous  de  la  classe  des  laboureurs,  nous  trouvons  celle 
des  mendiants,  qui  mangent  les  chiens,  nourriture  qu'ils  ont 
adoptée,  non  par  goût,  mais  par  nécessité,  attendu  qu'il  leur  est 
impossible  de  se  procurer  du  riz  en  suffisante  quantité. 

Si  nous  montons  plus  haut,  nous  arrivons  à  un  genre  de  co- 
mestibles un  peu  douteux.  Dans  chaque  rue,  on  trouve  une 
demi-douzaine  de  cuisines  publiques  où  l'on  voit  bouillir  dans 
des  chaudrons  des  espèces  de  boudins  remplis  de  viande  hachée. 
J'en  ai  mangé  plus  d'une  fois  dans  le  jardin  à  thé  de  la  ville  de 
Shang-Hai,  et  je  dois  convenir  qu'ils  ont  un  goût  excellent,  quoi- 
que peut-être  la  matière  qui  les  compose  ne  mérite  pas  plus  de 
confiance  que  celle  des  saucisses  d'Angleterre.  On  voit  également 
dans  les  mêmes  endroits  des  poissons  et  des  viandes  frites  à 
l'huile,  et,  comme  ces  mets  sont  placés  sous  le  nez  des  passants, 
on  suppose  sans  doute  que  leur  parfum  excite  l'appétit  chinois. 
Mais  c'est  réellement  la  partie  faible  de  la  cuisine  du  pays;  car 
cette  huile  est  tellement  rance  qu'elle  infecte  l'air,  et  ajoute 
beaucoup  aux  émanations  malsaines  qui  blessent  l'odorat  dans 
les  villes  et  dans  les  villages.  Ce  n'est  pas  sur  cet  échantillon, 
cependant,  qu'il  faut  juger  la  cuisine  chinoise,  pas  plus  qu'il 
ne  faudrait  donner  pour  exemple  de  la  cuisine  française  les  ra- 
goûts des  petits  traiteurs  des  environs  de  l'Odéon.  (Que  les  étu- 
diants en  droit  et  en  médecine  de  Paris  me  pardonnent  ce  rap- 
prochement !) 

Il  n'est  pas  sans  difficulté  aujourd'hui  de  faire  un  dîner  vé- 
ritablement chinois  dans  la  maison  particulière  d'un  Chinois, 
ce  dernier  regardant  comme  delà  plus  stricte  politesse  de  traiter 
son  convive  d'après  la  méthode  de  sa  patrie.  J'ai  assisté,  à  Ning- 
Po,  dans  le  nouveau  temple,  à  un  banquet  qui  fut  donné  aux 


84  REVUE    BRITANNIQUE. 

Anglais  parla  corporation  des  marchands.  J'espérais,  dans  cette 
circonstance,  m'éclairer  sur  l'art  culinaire  de  la  Chine  :  mais  ces 
honnêtes  marchands,  pour  nous  recevoir  plus  convenablement, 
n'avaient  trouvé  rien  de  mieux  que  de  nous  emprunter  nos  pro- 
pres cuisiniers. 

Ning-Po  jouit  dans  toute  la  Chine  d'une  grande  renommée 
pour  l'excellence  de  ses  études  et  la  perfection  de  sa  cuisine,  deux 
avantages  qui  ne  sont  pas  toujours  réunis.  Cette  double  réputa- 
tion tient  à  un  fait  assez  récent  :  il  existe  à  Pékin  un  examen 
suivant  le  système  de  concours  qui  a  lieu  à  Cambridge,  et  le 
vainqueur  est  proclamé  argumenta teur  pour  tout  l'empire.  Il  y 
a  quelques  années,  le  candidat  triomphant  fut  un  habitant  de 
Ning-Po  ;  ce  succès  répandit  une  grande  joie  dans  la  ville.  Les  ar- 
chitectes qui  construisaient  alors  un  nouvel  hôtel,  au  lieu  de  l'ap- 
peler le  Dragon  impérial  ou  les  Dix  mille  ans,  lui  donnèrent  le 
nom  de  Galerie  de  f  Académie  impériale,  et,  sous  ce  titre,  il  passe 
pour  avoir  la  meilleure  cuisine  de  la  Chine,  après  celle  de  Pékin. 

Pour  me  consoler  du  désappointement  que  j'avais  éprouvé 
au  banquet  de  la  corporation  des  marchands,  je  résolus  de  don- 
ner moi-même  dans  cet  hôtel  un  dîner  véritablement  chinois  ; 
au  mois  de  septembre  dernier,  j'invitai  donc  une  grande  par- 
tie des  beautés  à  la  mode  de  Ning-Po,  en  accompagnant  l'in- 
vitation d'une  paire  de  chop-sticks  *,  pour  les  édifier  d'avance  sur 
la  nature  du  repas.  Après  une  mûre  délibération,  comme  les 
choses  nouvelles  sont  rares  à  Ning-Po,  mon  invitation  fut  accep- 
tée :  une  salle  fut  préparée,  et  le  dîner  fut  commandé  avec  une 
scrupuleuse  attention.  Au  jour  indiqué,  huit  palanquins,  dont 
quatre  portaient  des  dames  anglaises,  escortées  de  leurs  maris, 
traversèrent  la  ville  en  procession,  et  vinrent  déposer  leur  pré- 
cieux fardeau  à  la  Galerie  de  V Académie  impériale. 

La  salle  à  manger  avait  l'aspect  d'une  véranda  indienne  :  la 
table  fut  d'abord  couverte  de  hors-d'œuvre  pour  préluder  au  fes- 
tin et  nous  mettre  en  appétit.  On  y  voyait  une  petite  tour  carrée 
composée  do  tranches  légères  de  poitrines  d'oies  ;  des  œufs  bouil- 
lis, tachetés  de  noir,  qui  avaient  été  conservés  dans  de  la  chaux 
et  dont  la  déhcatesse  devait  être  appréciée,  comme  nos  vins,  en 

1  Les  Anglais  norament  ainsi  les  petits  bâtons  bien  connus  donl  !i>s  Chinois  se 
servent,  en  jïuise  de  fourclietles,  pour  prendre  leur  repas. 


l'expédition  anglo-française  en  chine.  85 

raison  do  leur  antiquité;  des  tripes  ;  des  graines  et  d'autres  vé- 
gétaux conservés  dans  le  vinaigre;  un  amas  de  poissons  à  écail- 
les dont  l'espèce  m'était  inconnue  ;  des  crevettes,  des  noix,  du 
gingembre  et  des  fruits  confits. 

Chaque  chose  était  excellente  dans  son  genre,  particulièrement 
les  poissons  inconnus,  et  mes  convives  mangèrent  même  des 
tripes  avec  le  plus  grand  plaisir  ;  il  y  avait  d'abord  parmi  nous 
un  peu  de  défiance,  mais  elle  s'évanouit  promptement. 

Enfin  Ton  se  mit  à  table,  afin  de  procéder  à  rafi"aire  sérieuse  de 
la  journée.  Le  couvert  de  chaque  convive  se  composait  d'une 
soucoupe  et  d'une  cuiller  en  porcelaine,  d'une  serviette  pliée  à 
côté  des  soucoupes  et  de  deux  petits  gobelets  de  métal  qui  n'é- 
taient pas  plus  grands  que  des  coquetiers.  Je  fis  asseoir  près  de 
moi  le  plus  grave  des  Chinois,  afin  qu'il  pût  surveiller  la  stricte 
exécution  des  coutumes  ;  il  portait  le  bonnet  de  mandarin,  en 
qualité  dinterprète  d'un  des  consulats,  et  possédait  ainsi  toutes 
les  qualités  désirables  pour  les  sérieuses  fonctions  auxquelles  je 
l'avais  destiné. 

On  nous  servit  d'abord  une  soupe  aux  nids  d'oiseaux,  qui 
n'avaient  heureusement  aucune  odeur  de  plume  ni  de  mousse. 
Ces  nids  étaient  placés  sur  une  matière  mucilagineuse  dont  la 
nature  ne  me  parut  pas  bien  définie  et  au-dessous  de  laquelle 
nageaient  des  tranches  de  poulet  dans  un  liquide  blanchâtre.  Ce 
mets  fut  trouvé  généralement  d'un  goût  assez  fade.  Le  second 
plat  excita  une  certaine  sensation  nerveuse  :  il  contenait  des  li- 
maçons de  mer.  J'en  avais  déjà  vu  à  Macao,  mais  ils  étaient 
blancs,  et  ceux  qu'on  nous  servit  avaient  reçu,  par  la  prépara- 
tion, une  couleur  verte.  Ils  sont  très-glissants  et  nous  avions 
beaucoup  de  peine  à  les  saisir  par  notre  défaut  d'usage  des 
chop-sticks.  On  les  trouva  très-succulents,  d'un  goût  très-agréa- 
ble, et  n'ayant  rien  de  l'odeur  de  la  graisse  verte  de  tortue. 

Pendant  que  nous  discutions  sur  la  valeur  des  mets,  notre 
maître  des  cérémonies  chinois  intervint  d'une  manière  solen- 
nelle et  nous  reprocha  d'avoir  manqué  aux  premières  règles  de 
la  politesse.  En  efTet,  aucun  de  nous  n'avait  songé  à  introduire 
un  de  ces  morceaux  délicats,  bien  arrosé  de  sauce,  dans  la  bou- 
che de  son  voisin,  ce  qui  est  le  suprême  du  bon  ton.  Nous  cher- 
châmes à  réparer  cet  oubli,  mais  nos  efforts  eurent  peu  de  suc- 


86  REVUE   BRITANNIQUE. 

ces,  et  les  morceaux  présentés  furent  mal  accueillis,  surtout  par 
les  lèvres  des  dames. 

Aux  limaçons  succéda  un  esturgeon  sur  lequel  nous  n'avons 
rien  a  dire;  ensuite  un  plat  contenant  un  mélange  de  porc  et 
de  nageoires  de  goulu  de  mer,  qui  obtint  peu  de  succès.  Pendant 
tout  le  temps  du  dîner,  des  domestiques  circulaient,  avec  un 
pot  de  métal,  pour  remplir  nos  petits  verres  d'un  vin  chaud  et 
capiteux.  Il  y  avait  trois  sortes  de  vin  :  dabord  le  shamshu,  qui 
est  très-capiteux,  ensuite  le  vin  mixtionné,  et  en  dernier  lieu  le 
vin  ordinaire,  qui  a  beaucoup  de  rapport  avec  le  sherry.  Durant 
tout  le  repas,  le  Chinois  avait  bu  avec  tous  les  convives,  à  la 
mode  anglaise;  mais,  pour  se  conformer  aux  usages  de  son 
pays,  il  commençait  toujours  par  porter  un  défi  à  la  partie  mâle 
de  la  société. 

Il  s'éleva  alors  une  discussion  bruyante  à  propos  du  pain  et 
du  riz.  Notre  estomac,  chargé  de  mets  succulents,  avait  besoin 
d'un  élément  farineux  ;  rien  n'était  plus  facile  que  de  s'en  pro- 
curer, mais  notre  arbitre  suprême  s'interposa  :  «  Le  pain,  dans 
un  repas  chinois,  dit-il,  est  contraire  à  tous  les  usages.  »  Nous 
nous  consolâmes  en  lui  déclarant  à  l'unanimité  que  c'était  la 
partie  faible  de  la  gastronomie  chinoise. 

Cependant  la  succession  des  plats  qu'on  nous  servait  suivait 
son  cours.  Le  premier  qu'on  nous  apporta,  après  cette  discus- 
sion, se  composait  d'une  étuvée  de  prunes  sauvages  et  de  fruits 
confits,  dont  la  douceur  et  l'acidité  firent  une  agréable  diver- 
sion aux  poissons  et  aux  viandes  que  nous  avions  mangés.  On 
nous  servit  ensuite  une  espèce  de  végétal  ressemblant  beaucoup 
à  ce  qu'on  appelle  en  France  barbe  de  capucin,  et  une  nouvelle 
série  de  viandes  et  de  légumes  parmi  lesquels  se  trouvait  un  plat 
de  langues  de  canards  qui  pabsent  à  la  Chine  pour  un  mets  ex- 
quis. Pendant  que  nous  cherchions  à  piquer  ces  petits  morceaux 
au  moyen  de  nos  chop-sticks,  dont  nous  commencions  à  nous 
servir  avec  assez  d'adresse,  un  violent  cri  chinois  :  Ey  yaïc  !  vint 
nous  interrompre  et  attira  notre  attention  du  côté  de  la  partie 
ouverte  de  la  véranda.  La  maison  en  face,  de  l'autre  côté  de  la 
rue,  placée  à  environ  huit  pieds  de  nous,  offrait  l'aspect  d'une 
salle  de  spectacle  vue  du  théâtre  :  une  foule  de  Chinois  à  demi 
nus  s'y  étaient  réunis.  Ils  étaient  tous  accroupis  dans  un  certain 


l'expédition  anglo- française  en  chine.  87 

ordre  sur  la  galerie  et  sur  le  toit,  comme  des  spectateurs  qui 
ayaient  payé  leur  place,  et,  de  là,  ils  regardaient  silencieuse- 
ment diner  les  barbares.  Nous  aurions  pu  facilement  baisser  les 
stores,  mais  c'eût  été  un  mauvais  procédé  ;  d'ailleurs  nous  nous 
serions  tout  à  fait  privés  d'air,  et  quel  mal  nous  faisaient  les 
earieux? 

On  continua  donc  à  s'occuper  des  langues  de  canards,  et  l'on 
passa  ensuite  aux  tendons  de  daim  qui  sont  un  mets  royal.  Les 
tendons  de  daim  viennent  de  la  Tartarie.  Les  empereurs  de  la 
Chine  en  font  souvent  des  présents  à  ceux  de  leurs  sujets  qu'ils 
honorent  de  leur  faveur  impériale,  et  dernièrement  le  gouver- 
neur de  Canton,  Yeh,  qui  en  avait  reçu  quelques-uns  du  souve- 
rain, donna  une  grande  fête  pour  célébrer  sa  bonne  fortune. 
Les  tendons  de  daim  doivent  être  bouillis  pendant  huit  jours 
avant  de  pouvoir  être  mangés. 

Nous  étions  entièrement  rassasiés,  lorsqu'on  mit  sur  la  table 
un  plat  que  les  Chinois  appellent  oreille  de  poisson,  mais  aucun 
de  nous  ne  put  se  décider  à  y  goûter.  En  Chine,  quand  un  plat 
n'a  pas  été  touché,  c'est  le  signal  de  la  fin  du  repas.  Le  maître 
d'hôtel  protesta  et  déclara  qu'il  avait  encore  plus  de  vingt  rare- 
tés à  nous  présenter,  mais  sa  protestation  fut  inutile.  On  fit  alors 
circuler  des  petites  tasses  de  riz  bouilli  tout  simplement,  et  on 
nous  offrit  quelques  fruits  confits,  car  jamais  les  fruits  crus  ne 
sont  admis  dans  un  dîner  chinois.  Je  m'étais  assuré  que  tout  ce 
qui  nous  serait  servi  était  sain  et  d'une  digestion  facile,  et  je  ne 
fus  pas  trompé  ;  car  nous  étant  réunis,  après  le  dîner,  dans  la 
maison  d'un  des  convives,  nous  y  fîmes,  le  soir  même,  un  excel- 
lent souper. 

Ainsi  se  termina  notre  dîner  chinois.  Avant  de  remonter  dans 
nos  palanquins,  nous  visitâmes  l'établissement  en  détail.  Nous 
vîmes  les  réservoirs  où  avaient  été  conservés  les  animaux  curieux 
qui  nous  avaient  été  servis,  nous  examinâmes  la  méthode  de 
préparation  des  mets,  les  casseroles  et  les  fourneaux  où  d'autres 
dîners  étaient  alors  sur  le  feu,  et  nous  trouvâmes  toute  chose 
en  aussi  bon  ordre  que  dans  un  établissement  européen  de  pre- 
mier rang. 

Je  ne  puis  affirmer  que  ce  dîner  ait  entièrement  satisfait  notre 
goût,  mais  on  comprend  très-bien  qu'il  puisse  paraître  délicieux 


88  REVUE    BRITANNIQUE. 

à  des  gens  qui  en  ont  Thabitude.  Du  reste,  pour  le  terminer  di- 
gnement, il  fut  décidé,  à  l'unanimité,  que  la  note  du  menu  en 
serait  précieusement  conservée,  et  qu'une  description  exacte  en 
serait  dressée  à  l'usage  des  gourmets  futurs,  car,  bien  que  plu- 
sieurs voyageurs  aient  donné  en  plaisantant  des  détails  sur  la 
forme  et  les  cérémonies  étranges  d'un  dîner  chinois,  aucun  n'a- 
vait jusqu'ici  pris  la  peine  de  nous  fournir  des  renseignements 
exacts  sur  la  nature  et  la  qualité  des  mets  qui  lui  avaient  été 
servis. 

C.  D.     {Timex.  C.) 

'  Ce  n'est  pas  notre  dernier  extrait  de  cette  correspondance^  dont  l'auteur,  voyons- 
nous  par  un  article  du  limes,  est  M.  G.  Wingrove  Cooke. 

{Note  du  Rédacteur.) 


DOCUMENTS  HISTORIQUES. 


BOSCOBEL. 


LES  AVENTURES  DE  CHARLES  II 

APRÈS  LA  BATAILLE  DE  WORCESTER  ' . 


L'Angleterre  est  peut-être  de  tous  les  pays  celui  qui,  dans  un 
aussi  petit  espace,  renferme  le  plus  de  souvenirs,  le  plus  de  ves- 
tiges du  passé.  Toutes  ses  ruines  rappellent  un  fait  qui  a  son 
intérêt  historique.  Séparés  du  continent  parla  mer,  qui  ne  fut 
pas  toujours  un  «  brillant  anneau  de  mariage  »  des  royautés  entre 
elles,  les  Anglais  ont  soutenu  presque  toutes  leurs  luttes  sur  leur 
propre  territoire.  Leurs  annales  sont  écrites  sur  le  sol  même. 
Les  abbayes,  les  cathédrales,  les  églises  paroissiales  oià  reposent 
leurs  aïeux,  immobiles  et  glacés  comme  le  bronze  et  le  marbre 
qui  les  représentent  ou  recouvrent  leurs  cendres  ;  les  fermes  ja- 
dis entourées  de  fossés,  et  maintenant  défendues  seulement  par 
de  hauts  peupliers;  les  vieux  manoirs  jetés,  pour  ainsi  dire,  sur 
les  collines,  avec  les  chambres  secrètes  oii  se  cachaient  les  vain- 
cus aux  jours  delà  proscription  ;  les  vieux  champs  de  bataille  où 
le  laboureur  anglais,  traçant  son  sillon,  tressaille  comme  le  la- 
boureur romain  du  temps  de  Virgile,  lorsque  le  soc  de  sa  charrue 

'  Boscobel,  or  the  complète  History  of  His  Sacred  Majesty's  most  miraculons  pré- 
servation after  the  battle  of  Worcester.  3  sept.  1651.  London,  1662.  —  Boscohel, 
or  the  complète  History  of  the  most  miraculovs  p7-eservalioJi  ofking  Charles  II, 
after  the  battle  of  Worcester,  septewber  theo^  1651.  London,  1725.  —  The  Boscobel 
tracts,  relaling  to  theescape  of  Charles  the  second,  affer  the  battle  of  Worcester, 
and  his  subséquent  adventures,  cdited  by  J.  Hughes,  esq.  M.  A.  Ediuburgh  and 
London, 1857. 


90  REVUE    BRITANNIQUE. 

se  heurte  contre  une  épée  brisée  ou  contre  l'os  blanchi  qui,  en 
son  temps,  l'a  peut-être  maniée  avec  tant  de  vigueur,  —  tout  cela 
parle  dune  voix  éloquente.  Le  génie  qui  a  élevé  ces  abbayes  et 
rhéroisme  qui  a  combattu  sur  ces  champs  de  bataille  ont  pu  dis- 
paraître :  jamais  une  étude  archéologique  ne  suffirait  à  les  rap- 
peler ;  néanmoins,  toutes  ces  rehques  nationales  méritent  d'être 
contemplées  avec  respect  et  conservées  avec  amour.  La  porte 
criblée  de  projectiles  et  le  rempart  ébréché  parlent  encore  silen- 
cieusement du  passé  ;  tandis  que  la  tradition  locale,  avec  plus  de 
bruit  mais  moins  de  vérité  peut-être,  nous  raconte  sa  propre  his- 
toire*. Nous  serions  heureux  de  recueillir  toutes  ces  anciennes 
traditions,  et  de  voir  jusqu'à  quel  point  elles  s'accordent  avec  ce 
que  nous  savons  déjà.  Il  en  est  un  grand  nombre  qui  seraient 
précieuses  sans  doute,  et  le  futur  historien  pourrait  les  mettre  à 
contribution,  comme  lord  Macaulay  s'est  servi  des  traditions  du 
Somersetshire  pour  raconter  la  bataille  de  Sedgemoor. 

Ces  réflexions  nous  sont  suggérées  par  une  nouvelle  édition 
des  Boscobel  Tracts.  >'ous  avons  sous  les  yeux  un  exemplaire  de 
l'ancienDe  édition  de  1662,  conservé  aussi  précieusement  que 
la  Bible  des  aïeux  dans  l'une  des  maisons  où  se  réfugia  le  roi 
(Jiarles,  curieux  exemplaire  presque  en  lambeaux,  compulsé  par 
plus  d'un  Cavalier,  feuilleté  aussi  de  temps  à  autre  par  les  villa- 
geois, orné  de  vignettes  bizarres,  dun  plan  de  la  ville  de  Woi- 
cester  qui  dérouterait  certainement  le  visiteur  le  plus  éclairé,  et 
d'une  vue  de  ce  bois  de  Boscobel  où  le  roi  et  le  colonel  Carlis 
eussent  infailliblement  été  pris  s'ils  n'avaient  été  mieux  cachés 
que  dans  ce  dessin  royaliste.  Si  l'ancienne  édition  nous  plaît 
davantage,  nous  avouerons  que  la  nouvelle  est  bien  plus  appro- 
priée à  Tusage  général.  Son  éditeur,  M.  Hughes,  a  rendu  un 
grand  service  en  rassemblant  ia  plupart  des  documents  qui  se 
rapportent  au  sujet;  nous  aurions  voulu,  néanmoins,  qu'il  en 
eût  réimprimé  quelques-uns  de  plus,  surtout  le  rare  opuscule 
des  «  Dames-Blanches  »  (Wliile-Ladies) .  Il  nous  a  donné  aussi, 
d'après  son  observation  personnelle,  la  description  de  quelques- 

'  Dans  le  dernier  voliinn;  de  ses  Esquisses,  où  l'autobiographie  se  mêle  agréable - 
menf  aux  i-tudes  du  naturaliste,  M.  Waterlon  raconte  comment  il  a  récemment  re- 
trouve dans  son  château  les  témoignages  du  siège  qu'il  soutint  contre  les  parle- 
mentaires de  Cromwell.  [Note  du  Hédadeur.) 


BOSCOBEL.  9\ 

uns  des  lieux  où  le  roi  se  réfugia.  Il  aurait  pu  faire  davantage  : 
«  la  fidèle  cité  de  Worcester  »  seule  lui  eût  fourni  beaucoup  de 
matériaux  qu'il  a  négligés.  INous  croyons  aussi  qu'il  aurait  pu  nous 
raconter  quelques-unes  des  traditions  qui  se  trouvent  éparses 
dans  plusieurs  parties  de  l'Angleterre.  M.  Hughes,  ne  paraissant 
pas  savoir  que  la  question  est  encore  indécise,  attribue  les  Bas- 
cobel  Tracls  à  Blount,  sans  aucun  commentaire.  S'il  avait  seu- 
lement ouvert  un  livre  très-répandu,  le  Worceslersliire,  deMash, 
il  aurait  vu  que  ce  fait  est  fort  contesté  '. 

Quel  que  soit  l'auteur  de  cet  ancien  opuscule,  c'était  un  zélé 
royaliste  qui,  dans  l'excès  de  sa  fidélité,  compare  Charles  II  au  roi 
David,  en  prodiguant  au  Lord  Protecteur  les  épithètes  «  d'archi- 
rebelle,  d'usurpateur  sanguinaire,  »  et  enfin,  pour  couronner 
ses  sarcasmes,  de  «  chef  des  mufti.  »  Le  droit  divin  des  rois  est 
pour  lui  un  dogme  et  une  réalité  ;  les  parlementaires,  les  indé- 
pendants, les  soldats  de  Cromwell,  ne  sont  pour  lui  que  la  lie  de 
l'Angleterre. 

Les  longues  années  qui  nous  séparent  de  ces  hommes  nous  les 

'  a  L'histoire  de  la  fuite  du  roi,  après  la  bataille  de  Worcester,  se  trouve  racontée 
dans  un  livre  intitulé  :  Boscobel.  La  prerait- re  partie  contient  le  récit  de  cet  événe- 
ment jusqu'au  moment  oii  il  quitte  les  .:  Dames-Blanches  «{White  Ladies)  et  «  Bosco- 
bfll;  »  la  seconde,  ses  aventures  dans  l'ouest  de  l'Angleterre   L'auteur  est  inconnu, 

mais  ce  n'est  certainement  pas  M.  Blount Un  grand  nombre  de  personnes  ont 

supposé  que  Boscobel  éla\t  écrit  par  Thomas  Blount,  esq  ,  né  à  Bordesley,  dans  le 
Worcestershire,  fils  de  Jliles  Blount.  d'Orleton,  dans  le  Ilerefordshire,  cinquième 
Wsde  Roger  Biount,  de  ilonkland,  dans  le  même  comté,  qni  mourut  en  1679,  âgé 
de  soixante  et  un  ans  ;  il  épousa  Anne,  fille  d'Edmond  Church,esq.,  de  Maldon,dans 
l'Essex.  C'était  un  antiquaire  très -laborieux,  qui  fit  d'importantes  collections  pour 
Fhistoire  du  Herefordshire.  Dans  un  manuscrit  que  j'ai  vu,  il  déclare  n'èlre  pas 
l'aoteur  de  Boscobel,  et  dit  qu'il  vit  ce  livre,  pour  la  première  fois,  chez  lord  Oxford, 
à  Bramplon-Bryam,  comme  le  prouve  la  lettre  suivante.  » 

Ici,  Aash  cite  une  lettre  qu'il  reçut  du  petit- fils  de  Blount.  On  y  lit  ce  qui  suit  ; 

«  Mon  grand-père  s'appelait  Thomas  Blount;  il  mourut  à  Orletou.  J'ose  dire 
qn'il  n'est  pas  l'auteur  de  Boscobel,  car,  dans  une  de  ses  lettres  à  mon  père,  j'ai  re- 
cueilli la  phrase  suivante:  «  Etant  l'antre  jour  en  visite  chez  lord  Oxford,  je  trouvai  un 
«  petit  livre  intitulé  :  Boscobel.  Mylord  parut  trés-surpris  en  me  voyant  le  lire  avec 
c.  ardeur,  disant  qu'on  me  considérait  comme  en  étant  l'auteur.  Je  ne  sais  comment 
a  il  se  fait  que  le  monde  a  la  bonté  de  me  l'attribuer.  Mais,  quelque  mérite  qu'il 
«  puisse  avoir  'car  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  l'examiner),  je  rougirais  de  m'appro- 
«  prier  la  renommée  d'autrui  ;  et  si  celle  opinion  est  répandue  parmi  ceux  de  mes 
«  amis  qui  vous  entourent,  je  vous  prie  de  la  démentir,  car  je  ne  connais  même  pas 
'  l'auteur  de  cet  ouvrage.  «  (Supplément  de  la  i"'«  édition  du  Worcestershire,  de 
>ash,  1799,  p.  90.) 


92  REVUE    BRITANNIQUE. 

font  apparaître  sous  un  jour  bien  différent.  Nous  avons  quelques 
égards  pour  le  sim]^/e  Cromvvell,  «  avec  son  linge  sale,  une  ou 
deux  taches  de  sang  sur  son  petit  rabat  qui  n'était  pas  beaucoup 
plus  large  que  son  col,  »  suivant  la  description  de  sir  Philip 
Warwick  ;  la  vertu  n'existant  pas  seulement  pour  nous  sous  la 
pourpre  royale  et  la  couronne  d'or,  nous  voyons  dans  le  Lord 
Protecteur  autre  chose  qu'un  roi  de  théâtre,  avec  des  gardes  du 
corps,  le  clinquant  et  le  costume  de  la  scène  *. 

Nous  ne  saurions  approfondir  ici  la  question  des  différents  gou- 
vernements du  Puritain  et  du  Cavalier;  mais  jugeons  les  systè- 
mes par  leurs  fruits  :  —  sous  Cromwell,  l'Angleterre  se  repose  au 
sein  de  la  paix,  bien  que  gouvernée,  pour  ainsi  dire,  par  un 
sceptre  de  fer.  L'Irlandejouit  des  bienfaits  inconnus  du  repos;  les 
flottes  naviguent  triomphalement  de  mer  en  mer  ;  le  nom  anglais 
est  redouté  de  tous  les  despotes  ;  la  nation  ho"nore  Dieu  dans  ses 
foyers,  et  s'efforce,  dans  ses  actions,  de  suivre  la  droite  ligne 
du  devoir,  selon  les  idées  les  plus  éclairées  du  temps.  Voyez, 
quelques  années  après,  cette  même  Angleterre  pillée  par  des 
bâtards  anobhs;  la  cour  devenue  un  harem,  moins  la  décence 
des  mœurs  orientales  ;  le  trésor  épuisé  ;  les  vaisseaux  pourris- 
sant dans  les  chantiers,  et  la  nation,  comme  un  chien  fouetté, 
caressant  un  souverain  étranger.  C'est  ainsi  que  nous  comparons 
Cromwell  aux  Stuarts,  la  république  parlementaire  à  la  mo- 
narchie. 

Toutefois,  si  nous  descendons  aux  détails,  nous  trouverons 
beaucoup  à  reprendre  chez  le  Puritain,  et  beaucoup  à  aimer  et 
à  admirer  chez  le  Cavalier.  Les  dévots  Puritains  furent  de  nobles 
soldats  dont  la  paye  n'était  pas  en  monnaie  de  ce  monde.  Ils 
furent  grands  et  glorieux  ces  hommes  pour  lesquels  la  vie  fut, 
non  pas  une  farce  jouée  sur  un  misérable  tréteau,  avec  des 
toiles  barbouillées  de  couleurs  et  le  jour  factice  des  quinquets, 
mais  une  mystérieuse  et  éternelle  tragédie.  Malheureusement, 
avec  leur  idéal  de  moralité,  ils  commirent  de  tristes  erreurs 
lorsqu'ils  crurent  pouvoir  rendre  les  hommes  vertueux  par  la 

1  L'auteur  anglais  dil  ici  assez  clairement  ses  opinions  pour  qu'il  soit  à  peu  pri's 
inutile  de  faire  remarquer  au  lecteur  que  cet  article  est  extrait  d'une  Revue  radicale, 
llie  Weslminsier  Review.  On  doit  lui  savoir  gré  de  son  impartialité  relative. 

[  ISole  du  Rédacteur.) 


BOSCOBEL.  93 

force,  et  bannir  le  crime  par  des  édits.  Un  pareil  système  en- 
gendre l'hypocrisie  avec  bien  d'autres  vices.  Il  y  eut  des  hypo- 
crites chez  les  Puritains,  et  la  restauration  profita  de  la  réaction 
qu'ils  provoquèrent. 

Oui,  la  vie  est  une  tragédie,  mais  une  tragédie  de  Shakspeare 
où  la  gaieté  réclame  un  rôle,  —  rôle  secondaire,  si  l'on  veut,  mais 
réel.  Or,  les  Puritains  n'accordaient  aucune  liberté  a  ces  facultés 
de  l'homme  qui,  convenablement  développées,  ont  une  si  grande 
part  aux  jouissances  de  la  vie.  Ils  couvraient  toutes  choses  d'un 
voile  noir.  Avec  eux,  nul  sourire  radieux  qui  réchauffe  le  cœur; 
les  chants  qui  réjouissent  le  laboureur  fatigué  du  travail  de  la 
journée  étaient  frappés  d'anathèrae,  si  bien  que  ces  hommes, 
— c'était  assez  pour  arracher  des  larmes  aux  anges  mêmes,  selon 
l'expression  du  poète*,—  regardaient  presque  comme  un  crime 
le  baiser  d'une  mère  sur  les  lèvres  de  son  enfant. 

Qu'on  n'aille  pas,  cependant,  confondre  dans  notre  censure 
des  hommes  tels  que  Cromwell  et  John  Milton.  Ce  fut  Cromwell 
qui  conserva  à  l'Angleterre  les  cartons  de  Raphaël  et  le  «  Triom- 
phe »  d'Andréa  Montegna  ;  il  aimait  la  musique,  encourageait 
même  les  théâtres,  et  attirait  les  poètes  à  sa  cour.  Bien  que  pu- 
ritain de  nom,  l'auteur  du  Paradis  perdu  fut  aussi  l'auteur  de 
Cornus  et  de  ï Allegro;  ses  ouvrages  seuls  nous  auraient  appris 
combien  il  aimait  les  compositions  dramatiques,  si  nous  n'avions 
le  noble  tribut  qu'il  paya  à  la  mémoire  du  cygne  de  l'Avon  : 

l<e  monament  de  Shakspeare. 

Quel  hesûin  mon  Shakspeare  a-t-il  d'un  monumenl 

Par  les  travaux  d'un  siècle  érigé  lentement? 

Celui  des  Pharaons,  la  pyramide  altière, 

N'est  pas  moins  inutile  à  sa  noble  poussière. 

Ton  génie,  heureux  fils  des  Muses  d'Albion, 

Ne  s'est-il  pas  chargé  d'éterniser  ton  nom? 

En  vain  notre  art  s'épuise  en  incessantes  veilles. 

Il  ne  peut  égaler  tes  faciles  merveilles. 

Le  poëte  et  le  peuple,  admirant  tous  les  deux. 

Se  taisent  devant  toi,  marbre  respectueux  : 

Voilà  ton  monument...  Que  de  rois  sur  le  trône 

Changeraient  avec  toi  de  tombe  et  de  couronne  *  ! 

*  Shakspeare. 

*  Nous  empruntons  celte  traduction  au  Mémorial  de  Shakspeare,  publié  par 
\\    naiidry.  (Note  du  Rédacteur.) 


94  REVUE    BRITANNIQUE. 

Mais  revenons  à  l'auteur  de  BoscobeJ.  Avant  d'aller  plus 
loin,  rendons-lui  justice  en  reconnaissant  son  extrême  exac- 
titude sur  toutes  les  questions  de  fait.  Les  historiens  en  gé- 
néral liront  avec  fruit  ces  mots  qu'il  adresse  au  lecteur  dans  sa 
préface  : 

«  Je  suis  si  peu  coupable  du  crime  honteux  d'avancer  des 
faits  inexacts,  que  je  puis  dire  en  toute  confiance  que  mon  ou- 
vrage ne  renferme  pas  une  seule  ligne  qui  ne  soit  authentique. 
Tel  est  le  zèle  que  j'ai  mis  à  m'assurer  delà  vérité,  que  j'ai  soi- 
gneusement recueilli  la  plus  grande  pariie  des  détails  de  la  bou- 
che même  de  ceux  qui  ont  joué  un  rôle  dans  cette  suite  de  mi- 
racles. J'ai  rendu  à  chacun,  aussi  bien  que  mes  recherches  l'ont 
permis,  la  part  de  mérite  qui  lui  revient,  soit  pour  sa  valeur  et 
sa  fidélité,  soit  pour  toute  autre  qualité  qui  ait  rapport  au  service 
de  Sa  Majesté...  Et,  bien  que  le  tout  ensemble  puisse  manquer 
d'élégance,  et  que  le  style  soit  défectueux...,  l'ouvrage  est  cer- 
tainement véridique,  ce  qui  est  le  mérite  principal  de  sembla- 
bles travaux.  » 

La  fuite  de  Charles  II  est  peut-être  de  tous  les  épisodes  de 
l'histoire  d'Angleterre  le  plus  romanesque.  Son  salut  inespéré, 
ses  souffrances,  ses  déguisements,  tout  contribue  à  entourer  ce 
prince  d'une  poétique  auréole,  et  aussi  à  entretenir  l'intérêt  de 
son  histoire.  Le  jeune  héros  de  1651  était  un  personnage  bien 
différent  de  celui  que  nous  connaissons  généralement  sous  le 
nom  de  Charles  IL  II  était  alors  à  la  fleur  de  l'âge;  ses  traits 
étaient  irréguliers  et  basanés,  mais  nobles  ;  ses  yeux,  expressifs  ; 
ses  manières,  attrayantes  et  exemptes  de  cette  affectation  d'élé- 
gance qu'il  rapporta  plus  tard  de  l'étranger;  sa  galanterie,  déjà 
un  peu  sensuelle,  et  son  esprit  fécond  en  reparties  disposaient 
le  beau  sexe  en  sa  faveur  ;  tandis  que  la  bonté  et  la  franchise 
de  son  caractère,  qui  le  rendaient  si  agréable  aux  Cavaliers  les 
plus  libres,  ne  déplaisaient  pas  aux  plus  austères.  A  cette  épo- 
que, il  possédait  aussi  une  certaine  fermeté  et  ce  désintéresse- 
ment chevaleresque  qui  disparut  complètement  pendant  son 
séjour  dans  les  cours  du  continent.  D(3  plus,  il  excellait  dans  les 
exercices  du  corps  ;  c'était  l'un  des  plus  adroits  joueurs  de  paume 
de  l'Angleterre,  et  il  maniait  aussi  habilement  une  épéc,  —  qua- 
lités qui  sont  toujours  appréciées  des  Anglais.  Il  apparaissait 


BOSCOBEL.  95 

comme  le  vengeur  d'un  père  assassiné,  et,  aux  yeux  de  quelques 
hommes,  sa  cause  seule  faisait  de  lui  un  héros.  Il  semblait  enfin 
avoir  hérité  de  la  bravoure  et  de  la  valeur  de  son  aïeul  Henri  IV, 
ainsi  que  des  meilleures  qualités  de  son  père.  Les  épreuves  et 
les  souffrances,  comme  il  arrive  souvent,  firent  ressortir  les  bons 
côtés  de  son  caractère  et  laissèrent  dans  l'ombre  les  mauvais. 
Une  sorte  de  popularité  lui  a  même  survécu.  Les  écoliers  fêtent 
encore  le  «  jour  de  la  pomme  de  chêne*.  »  Des  villages  se  dis- 
putent l'honneur  d'avoir  été  le  théâtre  des  aventures  du  royal 
fugitif.  Walter  Scott  a  fait  de  cette  histoire  la  base  de  son  Wood- 
stock;  bref,  il  n'est  guère  de  roman  historique  qui  ne  fasse 
continuellement  allusion  aux  vieux  châteaux  et  aux  mystérieux 
réduits  où  l'on  suppose,  à  tort  ou  à  raison,  que  Charles  II  trouva 
un  asile.  Il  serait  facile,  même  aujourd'hui,  de  suivre  sa  route 
à  l'aide  des  seules  traditions  qu'on  recueillerait  dans  les  di- 
vers endroits  oii  il  s'arrêta.  Le  lecteur  nous  saura  donc  gré  d'es- 
quisser ses  principales  aventures. 

Au  commencement  du  mois  d'août  1651,  Charles  II  passa 
d'Ecosse  en  Angleterre.  Il  semble  avoir  pensé  que  les  Anglais 
oublieraient  bientôt  à  sa  vue  l'oppression  que  son  père  avait  fait 
peser  sur  eux,  et  les  rigueurs  de  la  Chambre  étoilée.  Ses  mani- 
festes furent  publiés  :  il  offrait  une  amnistie  à  tous  les  rebelles 
qui  se  soumettraient,  à  l'exception  de  quelques  meneurs,  et  pro- 
mettait de  plus  «  une  paix  durable  fondée  sur  la  religion  et  sur 
la  justice.  »  Il  n'est  pas  difficile  de  rédiger  des  manifestes;  mais 
le  malheur  de  Charles  fut  qu'on  ne  regarda  pas  ceux-ci  comme 
sincères,  bien  qu'émanant  d'un  roi.  Cependant  les  Cavaliers 
accoururent  sous  f  étendard  royal.  L'armée  écossaise,  inférieure 
en  nombre  à  celle  de  Cromwell,  compensa  sa  faiblesse  numéri- 
que par  la  discipline.  Le  vol  de  fruits  fut  puni  de  mort.  On  ne 
nous  dit  pas  quels  châtiments  étaient  réservés  aux  fautes  plus 
graves^.   ' 

La  première  rencontre  de  quelque  importance  eut  lieu  à  War- 

*  Oak-apple  day.  Pendant  son  voyage,  Charles  dut  rester  plusieurs  heures  caché 
dans  un  chêne.  Voir  plus  loin. 

*  Prisoner's  letler  from  Ches(ei\  dans  1  édition  il'Oxiord  des  Slate  papers  de  lord 
Clarendon.  Le  but  de  cette  mesure  était  sans  doiile  de  prédisposer,  autant  que  pos- 
.sible.  les  Anglais  en  faveur  du  roi 


96  REVUE    BRITANNIQUE. 

rington,  où  Lambert  et  Harrison  avaient  concentré  sept  mille 
hommes  environ.  Le  pont  de  la  rivière  était  en  partie  coupé; 
mais  Charles,  en  personne,  conduisant  ses  troupes  sur  des  plan- 
ches placées  à  la  hâte  d'une  rive  à  l'autre,  ouvrit  vaillamment  la 
marche.  Harrison  et  Lambert  battirent  en  retraite,  par  suite  des 
ordres  de  Cromwell.  Le  22,  l'armée  royaliste  atteignit  Worcester, 
ckilas  el  in  bello  el  in  pace  semper  fidelis^  dont  les  murs  étaient 
en  ruines,  mais  dont  le  maire  était  très-royaliste.  La  garnison 
ennemie  avait  pris  la  fuite,  et  Charles,  abandonnant  son  inten- 
tion de  s'avancer  jusqu'à  Londres,  par  suite  de  l'état  de  fatigue 
oii  se  trouvait  son  armée,  ordonna  que  les  murailles  fussent  im- 
médiatement réparées  ^  Pendant  les  deux  ou  trois  jours  sui- 
vants ,  le  roi  s'occupa  de  cérémonies  royales ,  et  ses  soldats 
écossais  passèrent  le  temps  à  se  disputer  avec  un  éminent  ec- 
clésiastique de  la  ville,  M.  Crosby,  qui,  dans  son  ultra-roya- 
lisme, avait  élevé  le  prince  à  la  dignité  de  chef  de  l'Eglise. 
Pendant  ce  temps,  le  comte  de  Derby  était  défait  dans  le  Lan- 
cashire,  par  Lilburn,  et  il  dut  se  réfugier  dans  la  «  maison  de 
Boscobel  »  {Boscobel'Himse),  sur  les  limites  du  Shropshire  et  du 
Staffordshire.  Puis,  après  s'être  remis  de  ses  blessures,  il  alla 
rejoindre  le  roi  à  Worcester.  Le  26,  Charles  passa  ses  forces  en 
revue  sur  le  Pitchcroft,  vaste  prairie  au  bord  de  la  Severn  ;  le 
même  jour,  à  Londres,  le  lord-maire  brûlait  publiquement,  par 
les  mains  de  l'exécuteur  ordinaire  des  hautes  oeuvres,  le  mani- 
feste de  Charles,  et  le  remplaçait  par  un  autre,  oii  CharlesStuart 
était  salué  des  noms  sinistres  de  rebelle  et  à'ennemi  public. 
Cromwell  lui-même  s'avançait  à  grands  pas.  Les  milices  des 
comtés  se  rallièrent  sous  ses  étendards,  et,  le  28,  il  se  trou- 

'  L'un  des  ordres  originaux  est  encore  en  la  possession  de  M.  Page,  de  Saiwarpe, 
près  de  Droitwilcii.  On  y  lil  ce  qui  suit  : 

8  Charles  R., 

«  Nous  vous  ordonnons  par  les  présentes  de  choisir  dans  votre  arrondissement 
trente  hommes  vigoureux,  et  de  les  envoyer  aux  travaux  des  fortilications  de  cette 
ville,  qu'il  est  nécessaire  de  commencer  demain  matin  (lundi,  à  cinq  heures),  ce  à 
quoi  ni  vous  ni  eux  ne  devez  manquer,  pour  ne  pas  encourir  notre  déplaisir. 

«  Donné  en  notre  cour  de  Worcester,  le '24  aoùtlGôl. 

<(  Aux  cunsla/Aps  el  soua-conslables  de  Salwarpe. 

«  Ne  pas  oublier  d'apporter  des  pelles,  des  bêches  et  des  pioches.  » 

Le  post-scriptum  prouve  la  précipitation  avec  laquelle  l'ordre  fut  donné. 


BOSCOBEL.  97 

vait  avec  trente  mille  hommes  devant  ^Yo^cestel^  prenant  posi- 
tion à  Perry-Wood  et  à  Red-Hill,  émiiiences  qui  dominaient  la 
ville  à  l'est,  et  presque  en  face  du  fort  Royal.  Le  même  jour, 
Lambert  avait  forcé  le  passage  de  la  Severn,  à  Upton,  un  peu 
au-dessous  de  Worcester,  ses  soldats  «  traversant  à  califourchon 
le  parapet  »  du  pont  presque  détruit,  et  soutenant,  dans  la  tour 
de  l'église  dUpton,  les  attaques  deMassey,qui,  blessé,  battit  en 
retraite  sur  la  Trent,  par  le  pont  de  Powick,  jusqu'à  Worcester. 
L'issue  des  affaires  semblait  en  ce  moment  désespérée  pour  les 
royalistes.  Mais  les  Anglais,  royalistes  ou  puritains,  ne  se  dé- 
couragent pas  facilement.  Aussi,  la  nuit  suivante,  Charles,  se 
voyant  peu  à  peu  enveloppé  de  troupes  comme  d'un  réseau,  ré- 
solut de  tenter  une  attaque  nocturne.  Douze  ou  quinze  cents 
hommes,  sous  les  ordres  du  général  Middleton,  portant  leurs 
chemises  par-dessus  leur  armure,  pour  se  reconnaître  dans  l'obs- 
curité, attaquèrent  le  quartier  général  de  Cromwell,  à  Red-Hill. 
Heureusement  un  puritain  de  la  ville,  un  tailleur  nommé  Guise, 
avait  dévoilé  le  projet,  et  les  royalistes  furent  défaits  avec  perte. 
Le  pauvre  Guise  porta  le  lendemain  la  peine  de  sa  dénonciation. 
1\  sauva  la  vie  de  ses  amis,  mais  perdit  la  sienne .  Les  républicains, 
néanmoins,  n'oublièrent  pas  ses  services  :  le  Parlement  vota 
bientôt  à  sa  veuve  200  liv.  st.  en  argent,  et  une  rente  viagère  de 
200  liv.  st.  Pendant  les  trois  ou  quatre  jours  suivants,  Cromwell 
envoya  des  renforts  considérables  à  Powick,  sur  la  Teme,  qui, 
avec  la  Severn,  séparait  à  l'ouest  ses  troupes  de  la  cité,  et  était 
maintenant  gardée  par  le  royaliste  Montgomery.  Le  3  septembre, 
Charles  était  sur  la  tour  de  la  cathédrale,  surveillant  les  mouve- 
ments de  Tarmée  ennemie.  Le  lord  général  avait  détaché  mille 
hommes  qui  devaient  traverser  la  Severn,   au  moyen  de  pon- 
tons, près  d'un  endroit  appelé  Bunskill,  un  peu  au-dessus  de  sa 
jonction  avec  la  Teme,  dans  le  but  de  déborder  Montgomery, 
dont  l'armée  était  simultanément  attaquée  au  pont  de  Powick. 
Charles  accourut  sur  le  théâtre  de  l'action  ;  mais,  à  l'instant  où 
s'effectuait  le  mouvement  du  côté  occidental,  le  fort  Royal,  à 
l'est  de  la  ville,  fut  assailli.  Charles  revint  au  quartier  général, 
laissant  au  major  Pitscottie,  avec  trois  cents  highlanders,  le  soin 
de  repousser  les  mille  hommes  de  Bunskill.  Le  combat  devint 
bientôt  général.  Cromwell  commandait  son  armée  en  personne. 

8^   SÉIUE.  —  TOME   V,  7 


98  REVUE    BRITANNIQUE. 

Ce  fut  en  vain  que  Pitscottie  et  ses  trois  cents  braves  se  dévouè- 
rent. Aussitôt  que  Cromwell  eut  passé  la  Teme,  il  y  jeta,  près  de 
sa  jonction  avec  la  Severn,  un  pont  sur  lequel  passa  l'aile  droite 
de  Fleetwood,  tandis  que  la  gauche  marcha  au  pont  de  Powick, 
pour  appuyer  l'attaque  contre  Montgoinery.  Le  passage  du  pont 
fut  vivement  disputé.  Voyant  que  des  renforts  arrivaient,  et  que 
Montgomery  serait  coupé  à  l'arrière-garde,  les  soldats  de  Cromwell 
se  jetèrent  résolument  dans  la  rivière.  Montgomery,  dont  les 
munitions  étaient  épuisées  ,  fut  obhgé  de  battre  en  retraite, 
faisant  cependant  une  halte  vaillante  à  chaque  haie  et  à  chaque 
fossé,  jusqu'à  ce  que,  forcé  de  traverser  le  pont  de  la  Severn, 
il  fut  repoussé  dans  la  ville  de  Worcester  ^ 

Telles  furent  les  péripéties  de  la  bataille,  à  l'ouest  de  la  ville. 
Aussitôt  que  le  Lord  Protecteur  se  vit  sûr  de  la  victoire,  il  retra- 
versa à  la  hâte  le  pont  qu'il  avait  jeté  sur  la  Severn,  près  de 
Red-Hill ,  et  redoubla  l'attaque  contre  le  fort  Royal.  Charles 
sortit  de  ses  retranchements,  à  la  tète  de  ses  highlanders  et  de 
l'élite  de  son  infanterie,  soutenue  par  ses  cavaliers  anglais.  La 
lutte  fut  acharnée.  Les  Puritains  cédèrent,  abandonnant  leurs 
canons  ;  mais  ils  ne  cédèrent  que  pour  s'élancer  plus  vivement, 
comme  la  vague  se  retire  pour  revenir  plus  impétueuse.  Les  sol- 
dats de  Cromwell  se  battirent  avec  toute  la  fureur  du  désespoir. 
Quand  ils  n'eurent  plus  de  munitions  ils  luttèrent  encore  avec 
la  crosse  de  leurs  mousquets.  C'était  alors  pour  Lesley  le  moment 
de  charger  avec  sa  cavalerie,  mais  il  hésita.  Enfin,  les  royalistes 
ouvrirent  leurs  rangs.  Cromwell  s'empara  de  l'artillerie  du  fort 
Royal,  et  la  fit  jouer  sur  les  fuyards.  Ceux-ci  coururent  en  désor- 
dre, par  Sidbury,  jusqu'à  la  ville.  Un  fourgon  de  munitions  fut 
renversé  devant  la  porte  ;  le  roi ,  obligé  de  descendre  de  cheval,  en- 
tra dans  Worcester  à  pied,  suivi  de  près  '^.  Les  soldats  de  Charles 

i  Lettre  de  Robert  Stapylton,  datée  «  De  nos  quartiers  du  côté  est  de  la  Severn, 
près  delà  rivière,  dix  heures  du  soir,  5  septembre  1651.  » 

-  Telle  est  la  version  donnée  dans  BoscoOel,  qui  dit  ensuite  que  a  dans  Friar's- 
Street,  Sa  Majesté  ùta  son  armure  et  prit  un  autre  cheval.  »  Dans  l'exemplaire  de 
l'ancienne  édition  de  1GG2,  dont  nous  avons  déjà  parlé,,  on  trouve  tracées,  près  des 
mots  :  a  Donné  au  roi  par  M.  Uagnal,  »  et  en  écriture  du  di.x-scptierae  siècle,  les 
lignes  suivantes,  qui.  par  un  hasard  singulier,  sont  confirmées  par  Nash  ;  ce  der- 
nier, néanmoins,  donne  une  version  un  peu  différente  de  l'histoire  du  fourgon  aux 
munitions  :  «  Le  roi  eut  certainement  été  pris  par  la  cavalerie  de  Cromwell,  qui 


BOSCOBEL.  99 

commencèrent  alors  à  jeter  bas  leurs  armes.  En  vain  Charles, 
étant  remonté  en  selle,  se  promenait  de  long  en  large  dans  les 
rues,  son  chapeau  à  la  main,  les  priant  de  ne  pas  l'abandonner, 
mais  de  combattre  comme  des  hommes  de  cœur  :  ses  prières  fu- 
rent inutiles.  Ce  fut  alors  que,  voyant  toute  espérance  perdue  et 
tout  courage  anéanti,  il  s'écria  :  «  J'aimerais  mieux  vous  voir 
m'ôter  la  vie ,  que  de  me  la  laisser  pour  être  témoin  des  tristes  con- 
séquences de  cette  fatale  journée.  »  Déjà  l'armée  de  Cromwell 
faisait  irruption  de  tous  les  côtés.  La  brigade  du  général  Dalzell, 
enfermée  dans  l'église  de  Saint-John,  à  l'ouest  de  la  ville,  aban- 
donna ses  armes.  Lord  Rothes  et  sir  William  Hamilton  défendi- 
rent vaillamment  le  Castle-Hill,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  obtenu 
des  conditions  acceptables  de  capitulation.  Quelques-uns  des 
Cavaliers  anglais  firent  une  résistance  désespérée  dans  l'hôtel 
de  ville,  oii  ils  furent  tous  taillés  en  pièces  ou  faits  prisonniers. 
Lord  Cleveland,  le  major  Carlis  et  quelques  autres  rassemblèrent 
une  poignée  d'hommes  et  chargèrent  l'ennemi,  «  jonchant  les 
rues  de  cadavres  de  chevaux  et  d'hommes  ^  »  et  couvrant  ainsi 
la  retraite  du  roi.  A  six  heures  du  soir,  Charles  avait  fui  par  la 
porte  Saint-Martin  ;  revenu  au  pont  de  Barbon,  à  une  très-faible 
distance  de  la  ville,  il  essaya  de  rallier  ses  soldats,  mais  ce  fut 
inutilement.  Derrière  lui  se  trouvait  Worcester,  avec  ses  mai- 
sons pillées  et  ses  habitants  tués,  pour  avoir  servi  sa  cause. 


étnit  sur  ses  talons,  si  ruu  des  habitants  n'avait  fait  mettre  devant  la  porte  de  Sid- 
bury  une  lourde  charge  de  foin  qui  en  boucha  l'entrée,  de  manière  que  les  che- 
vaux ne  pussent  pénétrer.  Le  roi,  qui  devançait  ses  ennemis  de  quelques  pas 
seulement,  mil  pied  à  terre  et  entra  daus  la  ville  en  rampant  sous  le  foin.  Aussitôt 
qu'il  fut  dans  les  murs,  on  s'écria  qu'il  fallait  remettre  le  roi  à  cheval  ;  alors, 
M.  William  Bagnal,  gentilhomme  royaliste  qui  vivait  à  Sidhury,  amena  son  cheval 
tout  sellé,  sur  lequel  Sa  Majesté  s'enfuit  par  la  porte  Saint-Martin,  et  ainsi  jusqu'à 
Boscohel.  Un  fils  de  ce  M.  William  Bagnal  épousa  la  tille  ainée  du  docteur  Thomas, 
alors  doyen  de  Worcester,  dont  il  fui  ensuite  nommé  evêque.  Et  c'est  d'après  ses 
papiers  qu'est  transcrite  l'anecdote  que  nous  venons  de  raconter.  »  Collections  pour 
ha  cité  de  Worcester,  faites  par  M-  Ilabiugdon,  dans  l'appendice  du  Worcestershire 
de  Nash.  2'°^  édition,  1799,  t.  II,  p.  100.  Voir  aussi  p.  525  et  524,  où  Nash  dé- 
clare que  Bagnal  ne  revit  jamais  son  cheval  ni  sa  selle,  et  ne  reçut  aucune  com- 
pensation. Nous  avons  donné  la  version  de  l'auteur  de  Boscohel,  parce  qu'elle  est 
confirmée  par  Dates  dans  son  «  Histoire  des  commencements  et  des  progrés  des 
troubles  récents  en  Angleterre.  »  {Account  ofthe  rise  and  progress  ofthe  late  trou- 
bles in  Knglmul.) 

*  Prisoiier's  lelter  froin  Chester. 


100  REVUE    BRITANNIQUE. 

Obligé  de  chercher  son  salut  dans  la  fuite,  il  pouvait  bien  s'é- 
crier :  «  J'aimerais  mieux  vous  voir  m'ôter  la  vie,  que  de  mêla 
laisser  pour  être  témoin  des  tristes  conséquences  de  cette  fatale 
journée.  »  Elles  furent  tristes,  en  effet;  les  pauvres  Ecossais, 
trahis  par  leur  accent,  errèrent  affamés  dans  la  campagne,  où  les 
paysans  les  achevèrent  par  un  sentiment  de  pitié.  Ainsi  finit  la 
bataille  de  Worcester,  «  qui  fut  pendant  quatre  ou  cinq  heures 
le  combat  le  plus  opiniâtre  que  j'aie  jamais  vu,  »  ainsi  quelécrit 
Crom well  * . 

L'expédition  de  Charles  ne  pouvait  avoir  qu'un  résultat,  et  ce 
résultat  fut  le  plus  prompt  et  le  meilleur.  Lesley  et  Dalzell  eus- 
sent-ils combattu  ce  jour-là  comme  ils  auraient  dû  le  faire,  l'issue 
serait  restée  la  même,  avec  des  suites  encore  plus  fâcheuses 
quelques  jours  plus  tard.  Car  il  était  impossible  qu'un  adolescent 
comme  Charles,  avec  une  poignée  d'hommes  et  à  court  de  mu- 
nitions, pût  résister  à  un  vétéran  tel  que  Cromwell,  à  la  tête  de 
l'Angleterre.  Nous  devons  être  juste,  cependant  :  la  bravoure  et 
le  dévouement  des  soldats  de  Charles  inspireront  toujours  le  res- 
pect et  jetteront  du  lustre  sur  une  cause  malheureuse. 

Aujourd'hui  même,  on  voit  à  Worcester  la  plupart  des  en- 
droits qui  rappellent  les  accidents  de  la  bataille.  Là  où  la  mêlée 
fut  le  plus  chaude,  court  le  chemin  de  fer.  Perry-AVood  existe, 
ainsi  que  les  retranchements,  et  le  paysan  vous  montre,  comme 
l'égal  de  tous  les  chênes  royaux,  un  arbre  où,  dit-on,  le  diable 
apparut  à  Crom  well.  Sidbury  et  la  porte  Saint-Martin  ont  disparu, 
et  de  grands  tilleuls  croissent  sur  le  site  du  fort  Royal.  Mais  la 
Commanderie  est  toujours  debout,  et  Ton  peut  voir  les  chambres 
où  se  reposa  le  roi  et  où  mourut  le  duc  d'Hamilton.  Le  vieux 
pont  de  Powick,  tortueux  et  étroit,  domine  encore  de  ses  cu- 
lées et  de  ses  arches  massives  les  eaux  de  la  Teme  et  du  Lang- 
hern  ;  ce  pont  était  remarquablement  bien  placé  pour  la  défense. 
On  conserve  à  l'hôtel  de  ville  un  canon  de  bronze  donné  à  Charles 
par  le  comte  de  Berg  ;  fait  qui  détruit  l'assertion  émise  dans  la 
Lettre  du  prisonnier  de  Chester,  que  les  royahstes  n'avaient  pour 
artillerie  que  seize  pièces  en  cuir. 

On  trouve  dans  les  annales  de  la  corporation  un  singulier  ar- 

1  Loi  1res  et  discours  d'Olivier  Crûmwell,  par  ïlioinas  Carlyle,  l.  II,  2""' t'dil., 
Idlrc  12.-. 


BOSCOBEL.  101 

ticle  de  dépense,  au  sujet  des  pauvres  soldats  écossais  :  Payé 
pour  poix  et  résine  pour  assainir  l'hôtel  de  ville,  après  le  départ 

des  Ecossais 2  s/t,  *. 

Pendant  cette  soirée  de  septembre,  tout  fut  tumulte  et  confu- 
sion sur  la  route  de  Kidderminster.  Le  roi  ne  savait  de  quel  côté 
diriger  ses  pas.  On  proposa  Londres,  mais  lord  Wilmot  seul  fut 
de  cet  avis.  On  songea  ensuite  à  l'Ecosse,  et  les  fugitifs,  se  sé- 
parant du  corps  principal,  s'avancèrent  vers  le  nord.  La  nuit  les 
surprit,  et,  à  Kimer-Heath,  près  de  Kidderminster,  ils  s'égarèrent. 
Dans  cette  crise,  lord  Derby  se  souvint  de  Boscobel-House.  Ils 
continuèrent  donc  leur  route  périlleuse.  Il  fallait  traverser  Stour- 
bridge,  oii  campaient  des  détachements  ennemis.  Ils  marchè- 
rent avec  précaution  dans  les  rues  désertes,  s'arrêtantdans  une 
maison  isolée,  au  bord  de  la  route,  pour  se  rafraîchir,  et,  à  la 
pointe  du  jour,  ils  se  trouvèrent  aux  «  Dames-Blanches  »  [White 
Ladies),  château  de  la  famille  Giffard.  Le  cheval  du  roi  fut  re- 
misé, pour  plus  de  précaution,  dans  le  vestibule  du  château.  Il 
n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre.  M.  Giffard  envoya  chercher  Ri- 
chard et  William  Penderel,  qui  tenaient  sa  propriété  à  ferme,  et 
leur  confia  Charles.  Il  fallut  mettre  de  côté  le  ruban  bleu,  les  in- 
signes en  diamants  de  l'ordre  de  Saint-Georges,  de  la  Jarre- 
tière, etc.,  etc.  La  longue  chevelure  noire  du  jeune  monarque  fut 
coupée  à  la  manière  des  paysans  ;  son  visage  et  ses  mains  furent 
barbouillés  de  suie.  Il  dut  échanger  ses  vêtements  contre  une 
chemise  en  grosse  toile,  un  costume  de  campagnard,  en  drap  vert 
tout  crasseux,  et  un  pourpoint  de  cuir.  Tandis  qu'on  est  occupé 
à  le  déguiser,  on  annonce  que  l'ennemi  est  dans  le  voisinage. 
Le  roi  sort  par  une  porte  dérobée,  court  se  cacher  dans  Spring- 
Coppice,  et  pénètre  dans  la  partie  la  plus  touffue  du  bois.  — 

'  On  (lirait  qu'il  entre  dans  le  caractère  des  Anglais,  et  spécialement  dans  celui 
de  la  bourgeoisie,  de  rester  fidèles  à  leurs  favoris,  dans  la  bonne  comme  dans  la 
mauvaise  fortune,  et  Worcester  a  toujours  gardé  de  ratïection  aux  Stuarts,  en  dépit 
de  leur  ingratitude.  La  coutume  de  suspendre  des  branches  de  chêne,  le  29  mai,  au- 
dessus  de  la  porte  des  maisons,  s'est  perpétuée  jusqu'à  ce  jour.  Une  croyance,  très- 
répandue  parmi  le  peuple,  veut  qu'une  statue,  placée  au-dessus  de  l'entrée  de 
Guidhall,  et  représentant  une  tête  d'homme  avec  les  oreilles  clouées  en  arrière,  soit 
le  portrait  de  Cromwell  au  pilori,  tandis  que  les  deux  Charles  siègent  trauquille- 
ment  au-dessous,  revêtus  de  leur  manteau  royal.  M.  Noake,  dans  les  Notes  and 
queries  for  Worcestershire,  donne  à  ce  sujet  un  fragment  d'une  vieille  chanson 
qu'on  chante  encore  dans  les  basses  classes. 


102  REVUE    BRITANPÎIQUE. 

Le  jour  a  paru  et  Id  pluie  tombe  à  torrents  sur  le  royal  fugitif, 
qui  s'asseoit  grelottant  au  pied  d'un  arbre.  Tous  ses  amis,  à 
l'exception  de  Wilmot,  qui  reste  dans  le  voisinage  sous  la  pro- 
tection de  John  Penderel,  l'ont  quitté,  n'osant  même  plus  con- 
naître le  lieu  de  sa  retraite,  de  peur  d'être  contraints,  par  quel- 
que circonstance,  à  en  trahir  le  secret.  Ils  essayent  de  rejoindre 
la  cavalerie  de  Lesley,  qui,  aussi  inutile  dans  la  retraite  que  dans 
la  mêlée,  est  bientôt  taillée  en  pièces.  Lord  Derby  et  beaucoup 
d'autres  sont  faits  prisonniers.  Le  duc  de  Buckingham,  lord 
Leviston  et  un  petit  nombre  de  leurs  partisans  parviennent  à 
s'échapper.  Richard  Penderel  se  procure  une  couverture  pour  le 
roi,  et  sa  belle-sœur,  «  la  bonne  femme  Yates,  apporte  un  bol  de 
lait,  du  beurre  et  des  œufs,  »  déclarant,  avec  le  dévouement 
sincère  des  femmes  royalistes,  «  qu'elle  aimerait  mieux  mou- 
rir que  de  le  dénoncer  ^  » 

Sur  la  brune,  Charles  et  son  guide  sortirent  furtivement  du 
bois  avec  l'intention  de  se  diriger  vers  le  pays  de  Galles.  Dans  la 
maison  de  Penderel,  Charles  se  déguisa  de  nouveau  et  prit  le 
hom  de  Will  Jones  ;  puis  ils  partirent  pour  Madeley,  situé  sur 
les  bords  de  la  Severn,  Sur  leur  route,  survint  un  incident  que 
nous  laissons  raconter  par  l'auteur  de  Boscobel. 

«  Avant  que  Sa  Majesté  n'arrivât  à  Madeley,  elle  fit  une  fâ- 
cheuse rencontre  au  moulin  d'Evelin  {Evelin-mill),  situé  envi- 
ron à  deux  milles  de  là.  Le  meunier,  il  paraît,  était  un  honnête 
homme,  mais  Sa  Majesté  et  Richard  Penderel  ne  le  savaient  pas, 
et  il  avait  à  ce  moment  chez  lui  des  personnages  importants  de 
l'armée  du  roi,  qui  s'étaient  réfugiés  dans  le  moulin  après  leur 
fuite  de  Worcester  ;  de  telle  sorte  que  le  brave  meunier  était 
sur  ses  gardes.  Richard  Penderel  ayant  malheureusement  laissé 
se  fermer  bruyamment  une  porte  par  laquelle  ils  avaient  passé, 
le  me\inier  sortit  et  demanda  hardiment  :  «  Qui  va  là  ?  »  Richard, 
croyant  que  le  meunier  les  poursuivait,  quitta  en  toute  hâte  le 
chemin  ordinaire,  et  conduisit  Sa  Majesté  à  travers  un  petit 
ruisseau  qu'ils  durent  passer  à  gué,  ce  qui  contribua  beaucoup 
à  blesser  les  pieds  du  roi.  Celui-ci  remarqua  plaisamment  dans 
la  suite  qu'il  avait  couru  grand  risque  de  perdre  son  guide, 

'  Voir  M.  Noake,  Noies  andqueries  for  Worcestershire,  p.  52ri. 


1 


BOSCOBEL.  103 

mais  que  le  frôlement  des  hauts-de-chausses  en  peau  de  Richard 
avait  été  le  meilleur  indice  sur  lequel  Sa  Majesté  pût  diriger  ses 
pas  dausTobscurité.  »  (P.  225-226.) 

On  arrive  sans  accident  vers  minuit  à  Madcley,  demeure  de 
M.  Wolfe,  et  le  roi,  fatigué,  passe  la  nuit  et  toute  la  journée 
suivante  dans  un  grenier  à  foin,  pour  être  plus  en  sûreté  que 
dans  la  maison.  —  Il  fallait  renoncer  à  se  rendre  dans  le  pays 
de  Galles,  l'ennemi  ayant  établi  sur  la  Severn  des  postes  qu'il 
était  impossible  d'éviter.  Un  peu  avant  la  nuit,  Charles  et  son 
guide  battirent  en  retraite  jusqu'à  Boscobel,  après  que  les  mains 
et  le  visage  du  roi  eurent  été  brunis  avec  des  feuilles  de  noyer. 
Pour  éviter  leur  ami  le  meunier,  ils  furent  obligés  de  traverser 
le  cours  d'eau  qui  aUmentait  le  moulin.  Charles  y  entra  le 
premier,  car  il  savait  nager,  et  il  fît  passer  son  guide.  Vers  cinq 
heures  du  matin,  ils  atteignirent  le  bois  de  Boscobel,  où  le  roi 
trouva  le  major  Carlis  qui  avait  commandé  les  enfants  perdus 
de  la  bataille,  et  qui,  suivant  l'expression  bizarre  de  l'auteur  de 
Boscobel,  «  n'avait  pas  vu  naître,  mais  au  moins  avait  vu  mourir 
le  dernier  homme  à  Worcester.  »  Le  roi  et  le  major  grimpèrent 
dans  un  chêne  touffu  ou,  dans  le  langage  des  paysans  d'aujour- 
d'hui, dans  un  dorrel-trie.  A  travers  ses  branches  épaisses  et  ses 
feuilles  jaunies  par  les  brises  d'automne,  ils  apercevaient  les 
habits  rouges  de  leurs  ennemis  passant  au-dessous  d'eux  et  fu- 
retant dans  tous  les  coins  du  bois.  La  nuit  vint  bientôt  les  déli- 
vrer ;  puis,  comme  dit  la  légende  :  «  Lorsque  tous  les  sentiers 
furent  obscurs  et  que  les  Tètes  Rondes  marchaient  dans  le 
lointain,  fredonnant  un  chant  lugubre  *,  »  ils  revinrent  à  Bos- 
cobel-House,  où  demeurait  William  Penderel,  et  où  sa  bonne 
femme  Joan  servit  au  roi  des  poulets  pour  son  souper.  En 
soupant,  on  tient  conseil  au  sujet  des  vivres  pour  le  jour  sui- 
vant ,  et  le  major  Carlis  propose  une  expédition  contre  une 
bergerie  des  environs,  expédition  qui  s'effectue  avec  succès  le 
lendemain  matin  :  le  major  tue  un  mouton  avec  son  poignard, 
et  William  Penderel  le  rapporte  en  triomphe.  Cet  exploit  nous 
rappelle  quelques-unes  des  scènes  dont  Charles-Edouard  dut 

•  When  ail  the  paths  were  dira, 

And  far  Lelord  the  Rouudhead  rode, 
And  humm'd  a  surly  hymn. 


104  REVUE    BRITANNIQUE. 

être  témoin  dans  la  grotte  de  Corado  *.  Le  jour  suivant  était  un 
dimanche,  et  le  roi  semble  l'avoir  passé  à  cuire  des  côtelettes  et 
à  faire  des  dévotions. 

Revenons  maintenant  à  lord  Wilmot.  Le  lecteur  se  rappelle 
que  nous  l'avons  laissé  dans  les  environs .  11  avait  trouvé  asile  à  Mo- 
seley-Hall,  résidence  de  M.  Whitgreaves,  à  huit  milles  seulement 
de  Boscobel,  et  de  là  était  allé  à  Bentley-Hall,  sur  l'invitation 
du  colonel  Lane.  Il  communiqua  avec  le  roi  par  l'intermé- 
diaire de  John  Penderel,  et  il  fut  décidé  que  Charles,  ce  diman- 
che soir,  le  rejoindrait  ;  il  fit  ses  adieux  à  CarHs  qui,  plus  tard, 
s'enfuit  en  France,  et  le  roi,  monté  sur  le  cheval  à  meule  de 
Huraphrey  Penderel,  se  dirigea  vers  Moseley-Hall,  avec  les  cinq 
frères  pour  escorte.  Le  roi  se  plaignait  du  peu  de  vivacité  de 
son  cheval;  le  meunier  lui  répondit  :  «  Ah  1  sire,  pouvez-vous 
blâmer  la  lenteur  de  sa  marche,  lorsqu'il  porte  sur  son  dos  le 
poids  de  trois  royaumes  ?  »  Egayés  par  cette  plaisanterie,  Charles 
et  ses  guides  arrivèrent  sains  et  saufs  à  Moseley,  par  une  nuit 
sombre  et  pluvieuse.  Et  ici  nous  prenons  congé  des  Penderel. 
Que  ce  ne  soit  pas  sans  admirer  la  fidélité  à  toute  épreuve  de 
ces  frères,  que  ni  les  menaces  ni  les  promesses  ne  purent  jamais 
engager  à  trahir  leur  roi.  C'est  le  dévouement  et  l'attachement 
sincère  de  tels  hommes  qui  prêtent  au  récit  de  la  fuite  de 
Charles  son  intérêt  réel,  en  prouvant  qu'il  y  a  de  bons  senti- 
ments dans  la  nature  humaine,  et  qu'on  peut  rencontrer  chez 
les  plus  humbles  des  cœurs  nobles  et  dévoués.  Honneur  à  ces 
cœurs  loyaux  delà  classe  populaire,  comme  aux  nobles  fils  des 
preux!  —  On  apporte  des  rafraîchissements  à  Charles,  qui  en 
a  grand  besoin.  H  reprend  courage,  fait  un  retour  sur  le  passé, 
et  s'écrie  :  «  Me  voilà  prêt  à  me  remettre  en  route,  et,  s'il  plaît 
à  Dieu  de  me  placer  encore  une  fois  à  la  tête  de  huit  ou  dix 
mille  hommes  unis  par  le  même  sentiment,  j'espère  bien  chasser 
ces  coquins  de  mon  royaume  !  » 

C'est  ici  que  nous  voyons  pour  la  première  fois  un  jésuite, 
le  père  Holdeston,  qu'on  retrouvera  au  lit  de  mort  de  Charles, 
pour  lui  administrer  les  derniers  sacrements.  La  journée  de 
lundi  se  lève  sur  le  roi  fatigué,  qui  essaye  de  prendre  quelque 

1  \ohVIIis(oirede  Charles- Edouard,  par  M.  Amédcc  l'idiol,  l.  II,  \).  2G4. 


BOSCOBEL.  105 

repos  dans  l'une  des  petites  chambres  secrètes  où  il  est  caché. 
Il  a  quitte  Boscobel  à  temps,  car  aujourd'hui  deux  détachements 
de  rennomi  ont  fouillé  la  maison  dans  tous  les  coins,  enlevé  toutes 
les  provisions  du  pauvre  AVilliam  Penderel  et  menacé  sa  vie. 
Lord  Wilmot  se  rend  à  Bentley-Hall,  afin  d'y  faire  des  prépa- 
ratifs pour  la  réception  du  roi.  Le  lendemain,  Moseley-Hall 
même  est  entouré  de  soldats  ;  mais,  grâce  à  l'adresse  de  M.  AVhit- 
greaves,  les  soupçons  sont  écartés.  A  White-Ladies,  M.  Giffard 
n'est  pas  aussi  heureux,  et  sa  maison  est  fouillée  de  fond  en 
comble.  On  détruit  jusqu'au  lambrissage  pour  trouver  le  fugitif. 
Mardi,  une  foule  de  faux  bruits  circulent  ;  mais  il  s'en  répand 
un  vrai,  qui  s'adresse  à  la  cupidité!  —  c'est  qu'on  promet  mille 
livres  sterling  à  qui  prendra  Charles  Stuart.  Ce  soir-là,  le  roi, 
accompagné  du  colonel  Lane,  arrivait  a  Bentley-Hall. 

l\  fut  convenu  à  Bentley  que  le  roi  passerait  pour  un  servi- 
teur de  la  fille  du  colonel  Lane,  munie  d'un  sauf-conduit  de 
l'ennemi,  et  qu'il  tâcherait  de  gagner  un  port  de  mer.  Aussi, 
mercredi  matin,  nous  trouvons  Charles  transformé  de  WillJones 
le  bûcheron  en  WillJackson,  domestique,  vêtu  d'une  livrée  en 
drap  gris.  Le  prince  ne  joua  pas  bien  son  nouveau  rôle;  car, 
en  aidant  Jane  Lane  à  se  mettre  en  selle,  il  se  trompa  de  main, 
ce  qui  fit  rire  de  bon  cœur  à  ses  dépens  la  vieille  Mrs.  Lane.  La 
petite  bande  se  mit  en  route  cependant,  composée  de  Jane  Lane, 
avec  AVill  Jackson  à  cheval  devant  elle,  d'un  de  ses  parents, 
M.  Lascelles,  et  de  M.  et  Mrs.  Petre,  qui  se  rendaient  à  leur 
maison  de  campagne  du  Buckinghamshire.  Hs  n'étaient  pas 
loin,  lorsque  le  cheval  de  Jane  Lane  perdit  un  fer,  que  le  roi  fut 
obligé  de  faire  remettre.  Charles  se  rendit  à  la  forge  la  plus  voi- 
sine, et  lia  bientôt  conversation  avec  le  maréchal  ferrant,  qui 
se  lamentait  sur  ce  que  ce  «  coquin  de  Charles  Stuart  fût  en- 
core en  liberté.  »  «  Vous  avez  raison,  répliqua  le  roi,  si  ce  co- 
quin était  pris,  il  mériterait  plus  qu'un  autre  d'être  pendu, 
pour  avoir  introduit  les  Ecossais  en  Angleterre.  »  Le  cheval 
est  referré,  et  l'on  arrive  sans  encombre  jusqu'à  Wootton,  à  six 
ou  sept  milles  de  Stratford-sur-Avon.  Ici  eut  lieu  la  rencontre 
d'un  détachement  de  cavalerie,  au  milieu  duquel  le  roi  vou- 
lait passer;  mais  M.  Petre  s'y  refusa.  Jane  Lane,  qui  semble 
avoir  eu  autant  de  courage  que  de  tact,  fait  de  vaines  remon- 


106  REVUE    BRITANNIQUE. 

trances ,  et  «  l'on  s'engage  dans  un  chemin  moins  direct,  » 
suivant  l'auteur  de  Boscobel,  ou,  comme  dit  le  roi,  «  nous 
fîmes  volte-face  et  entrâmes  à  Stratford  par  un  autre  chemin  *.  » 
On  voit  par  là  combien  la  tradition  populaire  est  quelquefois 
exacte.  Les  paysans  des  environs  disent  encore  que  Charles  vint 
à  Wootton  et  qu'il  se  dirigea  vers  un  lieu  appelé  Bearley-Cross  ; 
bien  qu'on  ait  donné  à  une  route  moderne  le  nom  de  King's- 
lane  (sentier  du  Roi),  une  partie  seulement  a  droit  à  cette  dé- 
signation. On  peut  encore  suivre  la  trace  du  vieux  sentier  que 
Charles  parcourut  pendant  cette  journée  de  septembre ,  quoi- 
que en  certains  endroits  il  soit  entièrement  couvert  de  brous- 
sailles. Ce  sentier  passait  là  où  est  maintenant  Bearley-Cross, 
au  sommet  de  la  colline,  et  de  là  revenait  à  Wootton-Road. 
Nous  l'avons  suivi  nous-même,  il  y  a  quelques  jours.  Le  che- 
min était  çà  et  là  couvert  de  primevères  qui  brillaient  sous  le 
soleil  de  mars  ;  les  chatons  des  noisetiers  se  balançaient  en 
gerbes  dorées,  tandis  que  leurs  touffes  roses  étincelaient  comme 
des  rubis.  L'orme  unique  de  Wootton-Road,  sous  lequel  le  roi 
dut  passer  cette  journée,  n'a  été  abattu  que  depuis  quelques 
années,  car  des  documents  authentiques  nous  apprennent  qu'il 
était  encore  debout  du  temps  de  Shakspeare  et  qu'il  servait  de 
limite.  Mais  le  paysan  se  dédommage  en  vous  montrant  le  chêne 
qui  abrita  le  roi  pendant  un  orage.  A  Stratford,  M.  et  Mrs.  Petre, 
ignorant  encore  que  Will  Jackson  n'était  autre  que  Charles  II, 
continuèrent  leur  route  jusqu'au  Buckinghamshire.  Qui  pourrait 
dire  quelles  étaient  les  pensées  de  Charles  pendant  ce  trajet?  Il 
voyait  de  loin  les  Edge-Hills,  où  son  père  combattit  pour  la 
première  fois  les  parlementaires  ;  près  de  lui  coulait  l'Avon,  qui 
prend  sa  source  dans  le  champ  fatal  où  son  père  lutta  pour  la 
dernière  fois  contre  les  mêmes  adversaires.  Dans  la  ville,  il 
passa  assez  près  de  New-Place,  où  sa  mère,  Henriette  de  France, 
tint  autrefois  sa  cour,  et  où  avait  demeuré  une  plus  grande 
illustration  :  William  Shakspeare.  Charles  continua  sa  route 
vers  Long-Marston  ou  Marson,  comme  l'écrit  le  roi  et  comme  les 
paysans  le  prononcent  encore  ainsi  aujourd'hui.  C'est  le  même 
Dancing- Marston  dont   parle  Shakspeare  dans  des  vers  bien 

'  Récit  (le  la  fuite  de  vSa  Majesté,  de  la  ville  de  Worcesler  ;  dédié  à  M.  Tepys 
par  le  roi  lui-même,  p.  16i. 


BOSCOBEL.  107 

connus.  Ici,  Jane  Lane  remise  son  cheval  dans  la  maison  de 
M.  Tombs  ;  et  c'est  bien  ici,  et  non  ailleurs,  que,  suivant  une 
tradition  célèbre,  le  roi  essaya  de  monter  la  rôtissoire*.  Nous 
allons  laisser  l'auteur  de  Boscobel  raconter  l'épisode  '^  : 

«  Ce  soirlà,  suivant  le  projet  arrêté  d'avance,  Mrs.  Lane  et  sa 
société  s'établirent  à  Long-Marston,  à  environ  trois  milles  ouest 
de  Stratford,  dans  la  maison  de  M.  Tombs,  dont  elle  connaissait 
intimement  la  famille.  Will  Jackson,  pour  continuer  son  rôle, 
se  tenait  dans  la  cuisine,  et  la  servante,  occupée  à  préparer  le 
souper  pour  les  amis  de  son  maître,  le  pria  de  monter  la  rôtis- 
soire, Will  Jackson  essaya  de  faire  ce  quon  lui  commandait , 
mais  il  s'y  prit  mal  ;  aussi  la  servante  lui  dit  d'un  ton  cour- 
roucé :  «  D'oii  sortez-vous  donc,  que  vous  ne  savez  pas  monter 
«  une  broche  ?»  —  Will  Jackson  fit  une  réponse  des  plus  satis- 
faisantes :  «  Je  suis,  dit-il,  le  fils  d'un  pauvre  fermier  du  colonel 
«  Lane,  dans  le  Stafîordshire  ;  nous  mangeons  rarement  de  la 
«  viande  rôtie,  et  nous  ne  nous  servons  pas  de  broche.  »>  Cette 
excuse  apaisa  un  peu  la  colère  de  la  servante  ^.  » 

La  vieille  maison  est  encore  debout  et  appartient  à  la  même 
famille,  qui  maintenant  écrit  son  nom  un  peu  différemment:  — 
Tomes.  Même  de  nos  jours,  les  habitants  du  village  appellent 
cette  maison  «  le  "Vieux  roi  Charles.  »  On  dit  :  «  Un  tel  demeure 

'  On  se  sert,  en  Angleterre,  de  rôtissoires  à  mécanique,  qui  se  remontent^  comme 
une  lampe  Garcel»  à  l'aide  d'une  clef.  (Note  du  Traducteur.) 

■  L'histoire  du  roi  Charles  tournant  la  broche  est  populaire  dans  plusieurs  vil- 
lages, mais  il  est  juste  que  l'honneur  en  revienne  à  l'endroit  oîi  le  fait  a  eu  lieu. 
Un  collaborateur  du  Gentlemmis  Magazine  (n»  65)  cite  Boscobel -House  comme 
le  théâtre  de  l'événement,  et,  dans  le  voisinage  de  Bentley-Hall,  la  tradition  con- 
firme hautement  cette  assertion,  tandis  que  Trent-House  maintient  aussi  vivement 
spn  droit  au  même  honneur.  Mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  mettre  en  doute  la  vé- 
racité de  l'auteur  de  Boscobel,  qui  est  d'ailleurs  confirmée  par  la  tradition  directe 
de  la  famille  Tombs.  La  vérité,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit,  est  que  nulle  histoire 
n'est  aussi  populaire  dans  la  classe  du  peuple  que  celle  de  la  fuite  de  Charles,  et  les 
habitants  de  plusieurs  villages  oii  il  n'a  jamais  pu  aller  montrent  au  visiteur,  dans 
leur  enthousia'sme  et  dans  leur  amour  pour  le  roi,  des  endroits  où  ils  prétendent 
qu'il  s'est  reposé.  Ainsi,  à  Knightwick,  dans  le  Worceslershire,  on  dit  que  le  roi 
Charles  se  cacha  dans  le  Talbot-Inn,  déguisé  en  décrotteur  ;  l'erreur  vient  pro- 
bablement de  ce  que  le  colonel  Lane  possédait  une  propriété  dans  les  environs.  De 
même  à  Philips-Korlon,  dans  le  Somersetshirc,  on  montre  une  maison  où  Charles 
se  réfugia.  Cette  méprise  provient  de  la  confusion  qu'engendre  la  similitude  des 
noms  Philips  et  Norton,  qui  existent  séparément  et  qui  se  rencontrent  dans  l'histoire 
du  roi. 

2  Boscobel,  S-ue  partie,  p.  265. 


Î08  REVUE    BRITANNIQUE, 

au  Vieux  roi  Charles  »  [ftoand  so  lives  al  OUI  kbuj  Charles). La.  vieille 
broche  est  encore  accrochée  près  du  foyer,  et,  d'après  sa  con- 
struction, il  est  facile  de  prévoir  qu'un  plus  adroit  que  Charles 
serait  bien  embarrassé  pour  la  monter.  Les  villageois  racontent 
l'histoire  à  leur  façon  ;  cette  version  est  encore  plus  romanes- 
que que  la  simple  narration  de  Boscobel;  la  voici  :  —  Le  roi, 
serré  de  près  par  les  soldats  qui  étaient  à  sa  recherche ,  s'é- 
lança dans  la  maison  et  ne  s'arrêta  qu'à  la  cuisine,  où  il  exposa 
sa  situation  périlleuse  à  la  servante,  qui  le  mit  immédiatement  à 
tourner  la  broche.  Les  soldats  se  précipitèrent  sur  ses  traces; 
le  roi,  saisi  d'effroi,  se  retourna  ;  mais  la  cuisinière,  avec  une 
merveilleuse  présence  d'esprit,  le  frappa  de  son  écumoire  en 
s'écriant  :  «  Allons,  continuez  votre  besogne,  au  lieu  d'avoir  le 
nez  en  l'air.  »  La  manœuvre  réussit,  et  les  soldats  allèrent  pour- 
suivre ailleurs  leurs  recherches.   Valeat  quanlùm  valere  debeat. 
Cette  habitation  est  à  la  fois  curieuse  et  bizarre,  avec  ses  esca- 
liers en  chêne  et  ses  cachettes.  Située  un  peu  à  l'écart  du  village, 
entourée  d'arbres  et  de  pâturages  verdoyants,  elle  mérite  assu- 
rément un  meilleur  sort  que  d'être  employée  comme  grange 
d'une  ferme  adjacente.  La  famille  de  M.  Tombs,  bien  qu'igno- 
rant dans  le  moment  quel  était  cet  homme  qui  soignait  le  rôti 
dans  leur  cuisine,  semble  avoir  souffert  de  l'hospitalité  qu'elle 
lui  donna  pendant  une  nuit.  Fischer  Tomes,  esquire,  proprié- 
taire actuel  de  la  maison,  a  encore  en  sa  possession  un  mandat 
décerné  par  Edward  Greville,  de  Milcote,  et  adressé  aux  con- 
stables  et  sous-constables  de  Marston,  leur  commandant  d'a- 
mener devant  lui   John  Tombs,  pour  répondre  des  faits  qui 
pourraient  lui  être  imputés.  Il  fut  obligé,  en  conséquence,  de 
quitter  le  pays  pour  quelque  temps,  et  une  partie  de  la  propriété 
fut  donnée  à  son  frère  utérin,  Francis  Blower,  qui  s'était  rallié 
au  Parlement.  La  tradition  de  la  famille  dit  qu'après  la  restaura- 
tion ils  reçurent  comme  récompense  le  droit  de  chasse  et  de 
pêche,  depuis  Long-Marston  jusqu'à  Crab's-Cross,  près  de  Red- 
ditch,  dans  le  Worcestershire,  bien  qu'il  semble  que  cette  con- 
cession ne  fut  jamais  consignée  dans  les  registres  du  roi,  — 
Charles  estimant  sa  vie  à  sa  juste  valeur,  dans  cette  occasion 
comme  dans  beaucoup  d'autres,  par  les  récompenses  qu'il  oc- 
troya à  ceux  qui  la  sauvèrent. 


BOSCOBEL.  109 

De  Long-Marslon ,  le  roi  et  ses  compagnons  allèrent  par  Cam- 
den  et  les  Cotswold-Hills  jusqu'à  Cirenccster,  où  ils  passèrent  la 
nuit,  et  delà  à  Abbotsleigh,  résidence  des  Nortons,  en  prenant 
par  Bristol. 

On  peut  voir  dans  un  ouvrage  de  Colston,  intitulé  Life  and 
times  of  Choiics  II,  une  description  très-minutieuse  de  Charles 
et  de  Jane  Lane  traversant  les  rues  de  Bristol  et  rencontrant  le 
corps  dlreton  qu'on  venait  de  débarquer  d'Irlande.  Malheureu- 
sement pour  l'exactitude  du  fait,  Charles  passa  par  Bristol 
le  12  septembre,  et  Ireton  ne  mourut  que  le  26  novembre. 
Pour  plus  de  sécurité,  Charles  feignit  d'être  malade  à  Abbots- 
leigh. Le  sommelier,  néanmoins,  qui  avait  autrefois  fait  partie 
de  la  maison  du  roi,  reconnut  son  ancien  maître.  Lord  >Vilmot, 
qui  avait  laissé  Charles  dans  le  Warwickshire,  arriva  le  12  dans 
le  voisinage;  mais,  pour  surcroît  de  précaution,  il  ne  se  mon- 
tra pas  à  Abbotsleigh,  de  peur  qu'on  ne  découvrît  ainsi  la  re- 
traite du  roi.  Toute  espérance  de  s'embarquer  à  Bristol  étant 
perdue,  grâce  à  la  vigilance  de  l'ennemi,  il  fut  décidé  que 
Charles  se  rendrait  à  Trent-House,  habitation  du  colonel  Wynd- 
ham.  Le  récit  de  son  séjour  se  trouve  encore  dans  un  pam- 
phlet intitulé  Claustrum  regale  reseratnm,  quon  attribue  à  la 
femme  ou  à  la  sœur  du  colonel  Wyndham  ;  mais,  quel  qu'en 
soit  l'auteur,  ce  pamphlet  surpasse  le  récit  de  Boscobel  en  roya- 
lisme virulent.  Nous  n'en  citerons  que  le  début  : 

Nous  nous  proposons  de  raconter  le  voyage  de  Sa  Majesté,  depuis 
Abbots  leigh,  dans  le  Somersetshire,  jusqu'à  la  maison  du  colonel 
Francis  Wyndham,  à  Trent,  dans  le  même  comté  ;  le  séjour  qu'il  y  fît  ; 
ses  tentatives,  bien  que  frustrées,  de  passer  en  France  ;  son  retour  à 
Tient  et  son  départ  définitif,  en  exécution  de  son  heureuse  transpor- 
iation.  C'est  une  histoire  où  les  lumières  de  la  Providence  sont  si  écla- 
tantes, qu'elles  suffisent  pour  confondre  tous  les  athées  du  monde,  et 
pour  forcer  toutes  les  personnes  dont  les  facultés  ne  sont  pas  trop  pro- 
fondément perverties,  à  reconnaître  l'œil  vigilant  de  Dieu,  observant 
toutes  les  actions  des  hommes  ici-bas,  et  faisant  servir  les  plus  mé- 
chants à  ses  justes  et  glorieux  desseins.  Quelle  que  soit  l'ancienne  fa- 
ble de  l'anneau  de  Gygès^  par  lequel  ce  roi  païen  pouvait  se  rendre 
invisible  ;  quelle  que  soit  la  fiction  que  les  poètes  ont  imaginée  au  .sujet 
des  dieux  qui  transportaient  dans  les  nues  leurs  favoris  privilégiés,  et 
tiraient  sur  eux  ces  rideaux  aériens,  qui  les  cachaient  de  telle  sorte 


110  REVUE     BRITANNIQUE. 

qu'ils  ne  pouvaient  être  ni  entendus^  ni  vus  de  personne,  tandis  qu'ils 
voyaient  et  entendaient  les  autres^  —tout  cela  se  trouve  ici  pleinement 
vérifié;  car  le  Tout-Puissant  couvrit  si  bien  le  roi  de  Taile  de  sa  pro- 
tection, et  obscurcit  tellement  l'esprit  de  ses  cruels  ennemis,  que  Fœil 
perçant  de  la  malveillance  était  aveuglé,  et  que  la  main  la  plus  barbare 
et  la  plus  sanguinaire  ne  pouvait  violer  sa  personne  sacrée  ;  Dieu 
frappa  ses  ennemis  de  cécité,  comme  autrefois  les  Sodomites 

On  accuse  sir  Archibald  Alison  d'écrire  l'histoire  pour  prouver 
que  la  Providence  est  du  côté  des  tories  ;  mais  il  paraîtrait  que 
Mrs.  Wyndham  était  tout  simplement  admise  dans  les  Conseils 
du  Très-Haut. 

Le  16  septembre,  Charles,  accompagné  delà  fidèle  Jane  Lane 
et  de  M.  Lascelles,  partit  pour  Trent,  mais,  ce  jour-là,  ils  n'allè- 
rent pas  plus  loin.  Lord  Wilmot  avait  pris  le  devant  jusqu'à 
Trent,  pour  prévenir  le  colonel  Wyndham,  qui  partit  le  lende- 
main à  la  rencontre  du  roi,  après  avoir  confié  le  secret  à  sa 
femme,  à  sa  nièce,  Juliana  Coningsby,  et  à  quelques-uns  de  ses 
domestiques.  Charles  demeura  enfermé,  à  Trent,  dans  une  cham- 
bre secrète  qui  dominait  tout  le  village.  Il  entendit  l'un  des  sol- 
dats de  Cromwell  se  vanter  d'avoir  tué  le  roi  de  ses  propres 
mains  ;  il  pouvait  aussi  voir  les  feux  de  joie  que  le  peuple  avait 
allumés  dans  son  allégresse,  et  entendre  sonner  en  son  honneur 
le  glas  funèbre  dans  le  clocher  de  l'église.  Le  colonel  Wyndham 
partit  pour  Lyme,  où,  par  l'entremise  de  son  ami,  le  capitaine 
EUesden,  il  convint  avec  Limbry,  patron  d'un  cabotier,  de 
transporter  quelques  royalistes  de  Charmouth  en  France  ;  tandis 
que  le  domestique  du  colonel,  Peters,  louait  un  appartement 
dans  une  auberge  de  Charmouth  pour  des  nouveaux  mariés  ve- 
nant du  Devonshire.  Dès  le  23  septembre,  tous  les  arrangements 
sont  faits  ;  Jane  Lane  prend  congé  du  roi,  pensant  qu'il  est 
maintenant  en  sûreté  ;  et,  avec  la  conscience  d'avoir  fidèlement 
joué  son  rôle,  elle  retourne,  accompagnée  de  M.  Lascelles,  dans 
le  Staffordshire.  Peut-être  ses  attraits  n'égalent-ils  pas  ceux 
d'Alice  Lee  dans  Woodslock  ou  ceux  de  Flora  Macdonald  dans 
le  tableau  do  Paul  Delaroche,  mais  une  grâce  calme  et  sans  af- 
fectation donne  à  toute  sa  personne  un  charme  irrésistible.  Le 
lecteur  apprendra  avec  plaisir  que  Charles  lui  accorda  comme 
récompense,  ainsi  qu'aux  Pendcrcl  et  à  quekiues  autres,  des 


BOSCOBEL.  111 

pensions  assez  fortes.  Hélas  1  il  ne  paraît  pas  qu'elles  aient  été 
très-régulièrement  payées  *. 

Cependant  le  roi  fugitif  prend  en  croupe  Juliana  Coningsby 
et  se  rend  à  Charmouth,  avec  le  colonel  pour  guide.  Ellesden 
les  rejoignit  dans  une  maison  isolée  au  milieu  des  montagnes, 
et,  à  la  brune,  ils  continuèrent  leur  trajet  jusqu'à  Charmouth. 
L"heure  lixée  pour  leur  embarquement  avait  sonné;  mais  point 
de  bateau.  La  marée  commençait  déjà  à  baisser.  On  envoya 
Peters  à  Ellesden,  qui  ne  put  donner  aucune  explication.  Alar- 
més, le  roi  et  le  colonel  gagnèrent  Bridport,  alors  rempli  de 
matelots  et  de  soldats.  —  Charles  fit  son  chemin  à  travers  la 
foule  assemblée  à  la  porte  des  tavernes,  plaisantant  avec  les  sol- 
dats ;  bientôt  le  palefrenier  s'écria  :  «  Je  suis  sûr  de  vous  avoir 
déjà  vu.  M  Le  roi  lui  fit  adroitement  dire  qu'il  avait  demeuré  au- 
trefois h  Exeter,  oiî  l'on  conclut  qu'ils  s'étaient  sans  doute  ren- 
contrés. Lord  Wilmot  rejoignit  Charles  vers  trois  heures,  et  il  fut 
décidé  qu'on  partirait  immédiatement.  A  peine  étaient-ils  sortis 
de  Bridport,  que  l'alarme  fut  donnée.  Le  vieux  palefrenier  répu- 
blicain de  Charmouth  avait  remarqué  que  les  chevaux  étaient 
restés  sellés  et  bridés  toute  la  nuit  dans  lécurie ;  il  avait  vu 
aussi  des  allées  et  venues  réitérées  dans  la  direction  du  rivage. 
Hammet,  le  forgeron,  dit  au  sujet  du  cheval  de  lord  Wilmot  qu'il 
avait  referré  : 

«  Ce  cheval  n'a  que  trois  fers  ;  ils  ont  été  mis  dans  trois 
comtés  différents,  et  l'un  d'eux  dans  le  Worcestershire.  » 

Le  palefrenier  entra  en  communication  avec  l'ecclésiastique 
puritain,  qui  semble  avoir  eu  quelque  chose  du  Cavalier;  car, 
en  entrant  dans  l'auberge,  il  salua  l'hôtesse  par  ces  mots  : 

«  Eh  bien  !  Marguerite,  vous  voilà  fille  d'honneur? 

—  Que  voulez-vous  dire,  monsieur  le  pasteur?  répondit-elle. 

—  Charles  Stuart  a  couché  ici  hier  soir,  et  vous  a  embrassée 

^  La  cassolette  en  or,  donnée  par  le  roi  à  Mrs.  Jane  Lane,  durant  leur  voyage  de 
Bentley  à  Bristol,  après  la  bataille  de  Worcester,  et  un  magnifique  portrait  en  mi- 
niature du  colonel  Lane  furent  exposés  par  miss  Yonge  à  la  session  de  l'iustilut 
archéolotçique  qui  eut  lieu  à  Shrewsbury  en  octobre  1855.  [Notps  and  qurrii-s  for 
Worceslersitirc,  p.  526.)  La  montre  en  or  que  Charles  donna  à  Jane  Lane,  et  qu'il 
la  pria  de  léguer,  comme  bijou  de  famille,  à  la  dernière  descendante  de  la  maison 
de  Lane,  éiait  récemment  encore  à  Charlecote-llouse,  près  de  Slratford  sur-Avon, 
d'où  elle  fut  volée  et  ensuite  fondue  chez  un  receleur,  à  Birmingham. 


112  REVUE    BRITANNIQUE. 

au  moment  de  partir;  vous  ne  pouvez  donc  manquer  d'être 
un  jour  fille  d'honneur.  » 

La  femme  commença  par  l'injurier,  mais  ajouta  bientôt  avec 
la  vanité  habituelle  à  son  sexe  : 

«  Si  je  pensais  que  ce  fût  le  roi,  comme  vous  le  dites,  je  res- 
pecterais davantage  mes  lèvres  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours  ;  et 
sur  ce,  monsieur  le  pasteur,  veuillez  sortir  de  ma  maison,  sans 
quoi  je  vous  fais  mettre  dehors.  » 

L'ecclésiastique,  qui  ne  goûtait  pas  la  rebuffade  de  la  bonne 
femme,  alla  chez  le  magistrat  le  plus  proche  lui  demander  avis 
sur  ce  sujet;  mais  celui-ci  traita  la  chose  aussi  légèrement 
que  l'hôtesse*.  On  consulta  ensuite  le  capitaine  Macy,  qui  vit 
l'affaire  d'un  œil  tout  différent,  équipa  sur-le-champ  un  piquet 
de  cavalerie  et  s'élança  à  toute  bride  vers  Bridport,  à  la  pour- 
suite du  roi.  A  Bridport,  il  apprit  qu'il  était  reparti  pour  Dor- 
chester.  Il  galopa  alors  sur  la  route  de  Londres  ;  mais  les  fu- 
gitifs, ignorant  leur  danger,  venaient  de  prendre  un  sentier  étroit 
conduisant  à  Broadwindsor,  de  sorte  que  Macy  les  dépassa  et  s'a- 
vança jusqu'à  Dorchester.  A  Broadwindsor,  le  colonel  connais- 
sait l'hôte,  mais  la  nuit  se  passa  encore  dans  les  fausses  alertes 
et  dans  la  confusion.  Quelques  soldats  vinrent  avec  des  billets 
de  logement  ;  à  minuit,  une  de  leurs  femmes  fut  prise  du  mal 
d'enfant,  et  les  soldats  et  les  officiers  de  santé  se  chamaillèrent 
pour  savoir  à  la  charge  de  qui  seraient  les  frais  de  l'accouche- 
ment. Le  lendemain  matin,  ayant  perdu  tout  espoir  de  s'embar- 
quer de  la  côte  du  Dorsetshire,  le  roi  revint  à  Trent-House,  et  il 
fut  résolu  qu'on  essayerait  de  mettre  à  la  mer  dans  un  des  ports 
du  comté  de  Sussex.  Et  ici,  pendant  que  le  roi  est  en  sûreté, 
nous  allons  raconter  à  nos  lecteurs  pourquoi  la  tentative  précé- 
dente avait  échoué.  Limbry,  le  patron  du  vaisseau,  avait  caché 
ses  projets  de  départ  à  sa  femme  qui,  à  la  dernière  minute,  lors- 
qu'il vint  chercher  son  coffre  de  bord,  lui  demanda,  avec  raison, 
pourquoi  il  s'embarquait  sans  cargaison.  Le  patron  répondit  que 
le  capitaine  EUcsden  lui  procurerait  plus  de  profit  que  toutes  les 
cargaisons  du  monde.  Sa  femme  arrivait  justement  de  la  foire 
de  Lyme,  où  elle  avait  vu  la  récompense  de  1,000  liv.  st.  pio- 

1  Lcllie  de  il.  William  Ellcsik-n. 


BOSCOBEL.  113 

mise  à  celui  qui  arrêterait  le  roi,  et  aussi  les  menaces  et  punitions 
pour  ceux  qui  donneraient  asile  et  protection  aux  membres  du 
parti  royaliste.  Elle  supplia  Limbry  de  ne  pas  partir,  et  voyant 
ses  remontrances  inutiles,  aidée  de  ses  deux  filles,  elle  l'enferma 
dans  une  chambre ,  s'écriant  que  ni  elle  ni  ses  enfants  ne  se 
souciaient  d'être  pendus  pour  n'importe  quel  landlord.  Plus  le 
mari  insistait,  plus  la  violence  de  la  femme  augmentait;  enfin, 
elle  le  menaça  de  tout  rapporter  au  capitaine  Macy  :  cette  me- 
nace réduisit  Limbry  au  silence.  Lorsque  la  marée  fut  basse, 
elle  lui  rendit  sa  liberté  ;  et,  au  moment  oii  le  colonel  et  son  do- 
mestique, Peters,  revenaient  de  leur  vaine  course  à  l'auberge, 
ils  virent  près  de  là  un  homme  épié  par  deux  ou  trois  femmes. 
—  C'était  l'infortuné  marin,  suivi  par  sa  femme  et  par  ses  filles. 
L'éveil  avait  été  donné,  et  les  républicains  étaient  sur  les 
traces  de  Charles.  Les  comtés  du  voisinage  furent  explorés  en 
tous  sens  et  les  lieux  suspects  examinés  avec  soin.  On  fit  une 
perquisition  à  Pilisdon-Hall,  résidence  de  l'oncle  du  colonel 
Wyndham,  sir  J.  Wyndham.  Dans  leur  zèle,  les  puritains  soup- 
çonnèrent  une  jeune  fille  de  la  famille  d'être  Charles  déguisé. 
On  devait  ensuite  fouiller  Trent-House  :  un  tailleur  du  village 
en  informa  à  temps  le  colonel,  qui,  pour  dérouter  ses  ennemis, 
se  rendit  avec  lord  Wilmot  à  l'église  de  l'endroit.  Cette  ruse  eut 
l'effet  désiré,  —  rien  ne  pouvant,  alors  comme  aujourd'hui, 
mieux  écarter  les  soupçons,  que  des  pratiques  extérieures  de 
dévotion.  Les  sectaires  furent  satisfaits  et  Trent-House  fut  res- 
pecté. Le  6  octobre,  Charles  repartit ,  monté  en  croupe  avec 
Juliana  Coningsby,  sous  la  conduite  du  colonel  Philips,  de  Mon- 
tacute-House,  pour  la  demeure  de  Mrs.  Hyde,  veuve  du  frère 
aîné  du  premier  juge  (Hele-House,  près  d'Amesbury),  afin  d'ê- 
tre plus  près  de  la  côte  de  Sussex.  Le  colonel  Wyndham  ne  les 
accompagna  pas,  de  peur  de  les  compromettre.  En  chemin,  ils 
s'arrêtèrent  -  à  George-Inn ,  à  Mère,  petite  ville  du  Wiltshire, 
où  l'hôte,  après  dîner,  demanda  à  Charles  «  s'il  était  ami  des 
Césars.  — Oui,  répondit  le  roi.  —  Eh  bien  !  je  bois  à  la  santé  du 
roi  Charles,  »  s'écria-t-il.  Le  même  soir  on  arriva  à  Hele-House, 
où  l'excès  de  zèle  et  d'enthousiasme  de  la  bonne  Mrs.  Hyde  fail- 
lit trahir  le  rang  du  fugitif.  «  Elle  voulait,  dit  l'auteur  de  Bosco- 
bel,  servir  deux  mauviettes  au  roi,  tandis  que  les  autres  con- 

8'   SÉRIE.  —  TO.ME  V.  8 


1J4  REVUE    ÇP-ITANNIQUE. 

vives  n'en  avaient  qu'une,  »  et  c'est  à  peine  si  on  put  l'empêcher 
de  lui  porter  une  rasade.  Il  fut  convepu  le  lendepaain  que 
Charles,  pour  la  forme,  prendrait  congé  de  la  famille,  mais  qu'il 
reviendrait  secrètement  le  soir.  Pendant  les  cinq  jours  suivants, 
il  demeura  donc  caché  à  Hele-House,  servi  par  la  veuve.  On  an- 
nonça enfin  que  lord  Wilmot,  par  l'intermédiaire  du  colonel 
Gunter,  était  parvenu  à  louer  un  petit  cabotier.  Le  13  octobre, 
Charles,  accompagné  du  chanoine  Henchman,  au  moyen  du- 
quel il  avait  pu  communiquer  avec  ses  amis,  et  rejoint  en  route 
par  le  colonel  Gunter,  Wilmot  et  Philips,  gagna  Hambledon, 
dans  le  Hampshire,  résidence  de  M.  Symons,  qui  épousa  la 
sœur  du  colonel  Gunter.  La  visite  était  si  inattendue  que  M.  Sy- 
mons était  absent  et  ne  revint  qu'à  Theure  du  souper.  Tout 
dabord,  il  est  peu  satisfait  de  l'extérieur  de  Charles,  dont  les 
cheveux  portait  encore  la  trace  des  ciseaux  de  WiUiam  Pende- 
rel.  Convaincu,  néanmoins,  de  Tidentité  de  son  hôte,  il  re- 
grette seulement  que  sa  bière  ne  soit  pa^  meilleure,  fait  ap- 
porter un  bouteille  d'eau-de-vie,  et,  buvant  à  la  santé  de 
M.  Jackson,  nom  que  Charles  conserve  encore,  l'appelle  en 
riant  «  frère  Tête-Ronde.  »  —  Le  lendemain,  le  roi  et  ses  amis 
portent  pour  Brighthelmstone.  Il  se  passe  à  l'auberge  une  sin- 
gulière scène  :  Charles  est  reconnu  par  l'hôtelier,  qui,  à  l'in- 
stant où  il  est  seul  avec  le  roi,  saisit  sa  main  pour  la  baiser  et 
s'écrie  :  «  Dieu  vous  bénisse  partout  où  yoys  jrez  !  Jp  pe  doute 
pas  que  je  ne  devienne  lord  avant  de  mourir,  et  ina  femme  lady .  » 
—  Charles,  pour  soustraire  ce  royaliste  ambitieux  à  toute  in- 
fluence conjugale,  retient  près  de  lui  le  capitaine  Tattersal,  le 
maître  du  vaisseau.  Le  lendemain  matin,  Charles  et  Wilmot 
s'embarquèrent  à  Shorcham  ;  ce  même  jour,  hélas!  le  vaillant 
lord  Derby  portait,  à  Bolton,  sa  tête  à  l'échafaud. 

Ainsi  finit  l'histoire  de  la  fuite  de  Charles  ;  elle  a  eu  pour 
théâtre  de  vieux  châteaux,  dont  plusieurs  ont  disparu  et  dopt 
quelques-uns  sont  encore  debout,  avec  leurs  murailles  grises 
minées  par  le  temps,  leurs  toits  couverts  d'une  couche  de  mousse 
dorée,  tout  remplis  de  cachettes  où,  tour  à  tour,  les  cavaliers  et 
les  puritains  se  sont  réfugiés.  C'est  une  histoire  que  le  paysan, 
dans  mainte  pailio  de  lAnglelerre,  raconte  encore  en  son  lan- 
gage primitif  ;  c'est  une  histoire  qui  honore  l'humsiuité  et  qui 


BOSCOBEL.  115 

nous  arracherait  des  larmes,  si  elle  avait  pour  héros  un  homme 
meilleur.  Cette  nature  humaine  si  calomniée  fut,  après  tout, 
nous  aimons  à  le  constater,  sincère  et  dévouée  ;  car,  bien  que 
plus  de  vingt  personnes  eussent  connaissance  du  secret,  aucune 
ne  le  révéla.  Nul  ne  manqua  à  sa  parole,  quoiqu'on  n'eût  épar- 
gné ni  les  menaces,  ni  les  récompenses.  Le  paysan  et  le  grand 
seigneur  furent  également  fidèles  ;  la  cabane  et  le  château  furent 
également  ouverts  au  fugitif  sans  asile.  Il  n'y  a  même  qu'un 
trait,  — un  seul,  —  qui  se  rapproche  de  la  servilité,  c'est  celui 
du  pauvre  Suiith,  laubergiste. 

Il  eût  été  heureux,  peut-être,  pour  la  mémoire  de  Charles, 
qu'il  fût  pris.  Sa  jeunesse  et  sa  bravoure  auraient  formé  un 
tableau  bien  différent  de  celui  que  l'histoire  en  trace  mainte- 
nant. On  se  serait  rappelé  comment  il  conduisit  son  avant- 
garde  sur  les  arches  brisées  du  pont  de  Warrington  ;  comment 
aussi,  faisant  une  sortie  du  fort  Royal,  il  rencontra  face  à  face 
Cromwell  lui-même  et  ses  vétérans,  et,  pendant  quelque  temps, 
les  repoussa  ;  comment,  quand  la  fortune  lui  devint  contraire, 
il  rallia  une  dernière  fois  ses  troupes,  et,  lorsque  toute  espé- 
rance fut  perdue,  comment  il  essaya  de  les  ramener  à  la  charge. 
Mais  le  reste  de  la  vie  de  Charles  nous  montre  seulement  que 
parfois  rien  ne  s'oublie  dans  ce  monde  aussi  vite  que  les  bien- 
faits ,  —  que  l'expérience  ne  rend  pas  toujours  les  hommes 
meilleurs  ou  plus  sages,  tout  au  contraire,  —  que  le  souvenir 
de  la  persécution  ne  rend  pas  nécessairement  les  hommes  génér 
reux  envers  ceux  qui  souffrent,  mais  les  met  souvent  à  même  de 
les  tourmenter  davantage  ;  —  que  les  preuves  de  fidélité  et  de 
courage  qu'on  a  reçues  ne  servent,  chez  quelques-uns,  qu'à 
leur  inspirer  le  doute  de  toute  vertu  chez  les  femmes  et  de  tout 
honneur  chez  les  hommes.  Au  lieu  de  la  valeur  chevaleresque 
de  Charles,  nous  nous  rappelons  seulement  qu'il  a  laissé  insulter 
le  drapeau  anglais  ;  au  lieu  de  sa  patience  au  milieu  des  souf- 
frances, nous  ne  voyons  qu'un  prince  qui,  aux  manières  les  plus 
attrayantes,  unissait  la  morale  la  plus  dépravée,  —  tint  une  cour 
de  ministres  complaisants,  fut  la  dupe  de  ses  maîtresses  et  l'es- 
clave de  ses  favoris . 

E.  F.  [Westminster  Review.) 


I/histoire  des  Stuarts  reste  populaire  en  Angleterre,  comme  on  le 
voit  par  l'article  précédent^  fondé  sur  la  réimpression  d'un  volume 
presque  oublié,  et  qui  est  édité  avec  un  vrai  luxe  de  typographie. 

Miss  Agnès  Strickland  vient  de  publier  ce  mois-ci  le  tome  VII  de 
ses  Reines  d'Ecosse,  qui  termine  la  vie  de  Marie  Stuart.  Cette  nouvelle 
histoire  est  la  plus  complète  de  toutes  celles  qui  racontent  depuis 
bientôt  trois  siècles  les  malheurs  de  la  belle  reine  d'Ecosse.  Miss  Strick- 
land a  trouvé  plusieurs  documents  qui  lui  paraissent  établir  au-dessus 
de  toute  contestation  que  Marie  fut  innocente  du  meurtre  de  Darnley, 
et  la  victime  des  machinations  de  ses  ennemis,  car  jamais  reine  n'ex- 
cita à  la  fois  une  pareille  adoration  et  de  pareilles  haines.  Miss  Strick- 
land est  parvenue  à  ajouter  de  nouvelles  émotions  à  la  scène  finale  de 
cette  tragédie  royale,  inouïe  dans  l'histoire  jusqu'à  celle  des  destinées 
de  Marie-Antoinette.  Elle  nous  apprend  qu'on  conserve  dans  sa  propre 
famille  un  do  ces  souvenirs  que  la  martyre  de  Fotheringay  distribua 
entre  ses  fidèles  serviteurs,  au  moment  de  monter  sur  Téchafaud  ; 
c'est  une  coupe  en  noix  de  coco  sculpté,  la  même  avec  laquelle  Marie 
but  pour  la  dernière  fois,  et  qu'elle  recommanda  de  donner  à  sa  filleule 
Mary  Strickland,  de  Sizergh-Castle,  une  des  aïeules  de  la  noble  histo- 
rienne. 

Miss  Strickland  nous  apprend  aussi  qu'on  a  récemment  trouvé  dans 
les  ruines  du  château  de  Fotheringay  une  bague  curieuse,  avec  le 
monogramme  d'Henri  D.  et  Marie  S,,  qui  fut  probablement  perdue 
par  la  reine,  au  pied  même  de  l'échafaud,  et  balayée  avec  la  sciure 
de  bois  imbibée  de  son  sang. 

Nous  parlerons  plus  en  détail  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans 
les  trois  volumes  consacrés  par  miss  Strickland  à  Marie  Stuart. 


TOPOGRAPHIE  PinORESQUE.  -  HISTOIRE  NATURELLE. 


UN  NATURALISTE  AUX  SORLINGUES. 


Depuis  sept  grands  mois  je  vivais  loin  de  la  mer;  mars  était 
revenu  ;  les  coups  de  vent  de  Téquinoxe  approchaient  ;  le  froid 
régnait  encore  dans  toute  sa  rigueur,  avec  ses  inséparables  com- 
pagnes, la  neige  et  la  grêle.  Et  pourtant,  semblables  aux  si- 
rènes, les  îles  Sorlingues  m'attiraient  vers  leurs  séduisants  et 
dangereux  rivages. 

«  Pourquoi  les  Sorlingues  à  cette  époque  de  l'année?  me  di- 
saient mes  amis,  à  qui  mon  projet  semblait  l'indice  incontesta- 
ble d'un  commencement  de  folie.  Trouverez-vous  là  de  quoi  vi- 
vre? Ces  îles  sont-elles  habitées?  Y  parle-t-on  anglais?  Ce  pays 
est-il  civilisé?  De  nombreux  navires  y  vont  chercher  un  abri, 
d'accord  ;  mais  qui  s'y  rend  par  plaisir?  »  La  justesse  de  cette 
dernière  objection  me  fut,  plus  tard,  pleinement  démontrée, 
lorsqu'une  jeune  marchande ,  en  reconnaissance  d'un  léger 
achat,  me  demanda  d'un  air  de  compassion  touchante  :  «  si  quel- 
que vent  contraire  m'avait  jeté  sur  ces  bords  peu  fréquentés.  » 
Elle  ne  comprenait  pas  qu'un  habitant  de  Londres,  jouissant  de 
la  plénitude  et  du  libre  exercice  de  ses  facultés  mentales,  eût 
fait,  de  son  plein  gré,  un  pareil  voyage. 

Mais  que  veut-on  ?  les  Sorlingues  étaient  devenues  pour  moi 
une  idée  fixe  ;  rien  ne  pouvait  m'en  détacher. 

Chacun  veut  en  sagesse  ériger  sa  folie  ! 


lis  REVUE    BRITANNIQUE. 

Et,  par  le  fait,  ma  folie  avait  ses  raisons.  L'abord  des  Sorlingues 
est  difficile  à  cause  des  bas-fonds  au  milieu  desquelles  débris 
de  nombreux  navires  restent  ensevelis  ;  mais  cet  obstacle,  me 
disais-je,  éloigne  les  visiteurs  de  ces  lieux,  d'autant  plus  favora- 
bles aux  recherches  zoologiques.  De  plus,  devancer  l'équinoxe, 
c'est  diminuer  de  moitié  les  mauvaises  chances  de  la  traversée  ; 
c'est  le  moyen  de  mettre  à  profit  les  marées  les  plus  basses  pour 
explorer  plus  aisément  les  roches  et  la  plage,  alors  entièrement 
découvertes,  que  les  coups  de  vent  auront  peuplées  de  trésors 
tout  nouveaux.  Et  de  ce  raisonnement  je  me  faisais  une  cuirasse 
contre  les  sarcasmes  incessants  qui,  de  toutes  parts,  pleuvaient 
sur  moi. 

Les  vents  contraires  et  ce  que  les  matelots  appellent  «  un 
sale  temps  »  [a  dirty  wealher)  me  firent  perdre,  à  Pensance,  huit 
grands  jours,  que  je  passai  dans  une  auberge  de  marins  com- 
plètement pourvue  de  tous  ses  attributs,  c'est-à-dire  dénuée  de 
tout  ce  qui  aurait  pu  la  rendre  tolérable.  Les  armoires  de  ma 
chambre  étaient  bourrées  d'oiseaux  et  de  poissons  empaillés  ; 
d'innombrables  coquillages  encombraient  ma  cheminée  ;  les  murs 
étaient  tapissés  de  gravures  grossièrement  coloriées  représentant 
le  Départ  du  marin,  où  je  pouvais  compter  les  larmes  de  répouse 
désolée  et  de  sa  chère  progéniture  ;  le  Retour  du  marin,  qui  m'i- 
nitiait aux  joies  conjugales  I  Mais  le  plus  bel  ornement  était, 
satis  contredit,  la  représentation  du  gros  brick  Triton  entrant  à 
pleines  voiles  dans  un  port  imperceptible  de  Marseille,  et  flanqué 
de  l'image  du  défunt  mari  de  l'hôtesse,  maître,  après  Dieu,  du- 
dit  brick  Triton.  Ma  chambre  était,  il  est  vrai,  la  chambre  d'hon- 
neur d'une  maison  dont  tout  l'ameublement  était  rachitique. 
Les  ais  des  chaises  rendaient  des  sons  aigres  pour  peu  qu'on  les 
pressât  ;  les  pelles  et  les  pincettes  s'échappaient  à  chaque  instant 
de  leurs  crochets  ébranlés  ;  la  tringle  du  lit  s'abaissa  humble- 
ment à  mes  pieds  quand  j'essayai,  pour  la  première  fois,  de  ti- 
rer le  rideau.  Portes,  fenôtres,  couvercle  de  théière,  hen  lie 
fermait;  et,  ce  qu'on  aura  peine  à  croire,  je  remarquai,  au  mo- 
ral, des  désordres  analogues.  L'instinbt  avide  de  la  mâîlrësSe  du 
lieu,  harpie  entre  deux  âges,  rtlère  d'Une  bande  d'autres  jeunes 
harpies,  avait  été  rendu  plus  rapacc  encore  par  le  veuvage  qui, 
comme  on  sait,  surexcite  le  naturel  de  la  femme.  Aussi,  lorsque 


I 


UN   NATURALISTE   AUX   SORLINGUES. 


lÛ 


je  hasardai  timidemeht  quelques  objections  sur  les  prix  exagé- 
rés du  tarif,  je  n'obtins  d'autre  réponse  qu'un  silence  absolu, 
accompagne  d'un  regard  de  mépris,  double  témoignage  de  la 
mince  opinion  qu'inspirait  une  victime  livrée  pieds  et  poings 
liés  au  génie  fiscal  de  la  logeuse  mercenaire. 

Enfin,  un  matin,  rAriadne,  servant,  sous  la  conduite  du  capi- 
taine Tregarlhen,  au  transport  des  lettres  et  à  Tunique  commu- 
nication régulière  entre  l'Angleterre  et  les  Sorlingues,  sortit  du 
port  de  Pensance  ;  sept  heures  après,  elle  arrivait  à  sa  destina- 
tion. 

C'était  le  jeudi  26  mars  1857.  Un  siècle  plus  tôt,  le  25  mai 
1752,  Borlase,  l'admirable  antiquaire,  dont  les  Observations  sur 
l'état  ancien  et  actuel  des  Sorlingues  se  trouvaient  parmi  mes 
livres,  n'avait,  grâce  au  vent  et  au  brouillard,  accompli  la  même 
traversée  qu'en  trente-six  heures.  «  Nous  eûmes,  dit-il,  le  temps 
d'admirer  l'aspect  extraordinaire  de  la  terre  (si  Ton  peut  donner 
ce  nom  à  des  roches)  qui  de  chaque  côté  borde  le  Crown's  Sound. 
Les  flancs  de  ces  petites  îles,  verts  jusqu'à  la  surface  de  l'eau, 
sont  entourés  de  rochers  de  formes  fantastiques  s'élançantçà  et 
là  comme  des  châteaux  enchantés.  » 

Notre  voyage,  pour  être  plus  court  que  celui  de  Borlase,  ne 
fut  pourtant  pas  sans  inconvénients.  Outre  les  sensations  insé- 
parables du  mal  de  mer,  nous  ne  trouvâmes  sur  l'Ariadue  aucune 
ressource  cuhnaire.  L'estomac  fatigué,  nous  eûmes  encore  à 
battre  en  retraite  devant  la  pluie  qui  nous  força  de  rentrer  dans 
nos  cabines,  où  nos  couvertures  et  nos  manteaux  purent  à  peine 
nous  défendre  contre  un  froid  pénétrant.  Je  m'avouai  alors  in- 
térieurement qu'il  était  plus  sage  de  se  livrer  à  l'étude  de  la 
zoologie  dans  de  bons  appartements  bien  clos,  où  MM.  Loyd,  de 
Portland-Road,  Bohn,  dEssex-Street,  et  Damon,  deWeymouth, 
nous  fournissent,  sous  le  nom  d'aquarium,  des  océans  en  mi- 
niature, que  de  céder  à  cette  sotte  passion  de  s'embarquer  et  de 
courir  au  loin  pour  se  faire  soi-même  son  pourvoyeur  ichtyolo- 
gique. 

Mais  bientôt,  aux  cris  de  joyeuse  arrivée  qui  se  firent  enten- 

'  En  Angleterre,  on  trouve  dans  chaque  chambre  d'hôtel  ou  d'auberge  un  tarif 
indiquant  les  prix  des  objets  de  consommation.  [Note  de  la  Rédaclion.) 


120  REVUE  BRITANNIQUE. 

dre,  d'un  pas  mal  assuré  je  montai  sur  le  pont,  où  la  vive  clarté 
du  soleil  me  déroula  une  scène  qui  me  paya  largement  de  mes 
récentes  misères.  Nous  nous  trouvions  dans  la  passe  de  Sainte- 
Marie  ;  les  îles  nous  entouraient  bien  plus  étendues  et  plus  belles 
que  je  ne  m'étais  figuré.  Mon  cœur  bondit  comme  un  léopard 
s'élançant  sur  sa  proie. 

Après  m'être  assuré  d'un  logis  convenable  et  avoir  apaisé 
mon  appétit,  je  m'empressai  de  faire  l'inspection  de  la  baie.  Le 
promontoire  sur  lequel  on  a  construit  Star-Castle  m'offrait  une 
magnifique  promenade  planant  presque  à  perte  de  vue  sur  les 
dunes  couvertes  de  bruyères  que  dorait  un  soleil  étincelant. 
Je  me  rappelai  aussitôt  Linnée  abordant  en  Angleterre  et  se  je- 
tant à  genoux  pour  remercier  Dieu  d'une  si  belle  création.  De 
temps  à  autre,  un  lapin  traversait  rapidement  la  route,  ou  quel- 
que timide  chevreuil  s'élançait  d'un  bouquet  d'arbrisseaux.  Un 
regard  jeté  sur  les  nombreux  récifs  et  les  criques  formées  par  les 
dentelures  d'un  petit  archipel  rocheux,  à  l'abri  des  baigneurs  et 
des  gens  désœuvrés,  me  promettait  une  ample  moisson  à  chaque 
renouvellement  de  la  brise. 

Il  est  assez  difficile  de  déterminer  le  nombre  de  ces  îles,  car 
on  ne  peut  donner  ce  nom  à  cent  ou  cent  vingt  îlots,  dont  Sainte- 
Marie,  le  plus  grand,  n'a  pas  plus  de  neuf  milles  (près  de  dix- 
sept  kilomètres)  de  circonférence.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  recen- 
sement décennal  de  1851  a  fixé  leur  étendue  à  3560  acres  (en- 
viron 1441  hectares),  et  leur  population  à  2600  âmes,  réparties 
en  511  feux,  les  femmes  dominant  dans  la  proportion  de 
1439  à  1161.  La  supériorité  hygiénique  des  Sorlingues  est  incon- 
testable, puisque  la  mortalité  n'atteint  qu'à  16  sur  1000,  tandis 
qu'elle  est  évaluée  à  23  pour  1000  dans  toutes  les  autres  loca- 
lités de  l'Angleterre.  On  y  rencontre  peu  de  terres  arables,  bien 
que  les  hauteurs  portent  çà  et  là  des  signes  de  fertilité,  Holy- 
Vale  surtout,  qui  doit  peut-être  son  nom  à  ses  charmants  om- 
brages. Les  chemins  sont,  comme  dans  le  Devonshire  et  le 
Cornwall,  bordés  de  pierres  que  les  fougères  et  les  fleurs  sau- 
vages devaient  bientôt  décorer  d'une  parure  printanière,  et  dont 
les  sommets  se  montraient  déjà  couronnés  de  bruyères  touffues, 
déjà  aussi,  les  fouilles  de  rérythronc  ou  dcnt-de-chien,  de  la 
chélidoine  et  d'une  multitude  de  plantes  de  crevasses  dont 


UN   NATURALISTE    AUX   SORLINGUES.  121 

j'ignore  les  noms,  y  avaient  revêtu  leurs  joyeuses  couleurs  mê- 
lées au  vert,  au  gris  et  au  jaune  doré  des  lichens. 

Le  groupe  pittoresque  des  Sorlingues  forme  plusieurs  dé- 
troits ou  passes,  dans  lesquels  les  navires  même  d'un  fort  ton- 
nage trouvent  un  ancrage  assuré.  Du  haut  de  quelques-uns  des 
points  culminants,  on  aperçoit  à  ses  pieds  l'eau  verte  des  baies, 
les  langues  de  sable  blanc,  les  récifs  écumants,  et  au  loin  les 
falaises  pourprées  des  côtes  d'Angleterre.  Le  cri  plaintif  des 
mouettes  et  le  murmure  continuel  des  eaux  troublent  seuls  le 
silence  de  ces  scènes  majestueuses. 

On  croit  généralement  que  les  roches  des  Sorlingues  ne  sont 
que  la  continuation  du  granit  de  Land's-End,  et  cette  opinion  se 
fonde  sur  l'analogie  des  matières  obtenues  sur  les  deux  côtes, 
au  moyen  du  draguage.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  masses  de  ces  ro- 
ches usées  par  le  frottement  des  eaux  présentent  à  l'œil  une 
multitude  de  formes  variées  ;  ici  des  piliers  aux  larges  rebords  ;  là 
des  simulacres  de  fortifications  comme  à  Giant-Castle,  dont  les 
lignes  supérieures,  cachées  sous  les  pâles  touffes  vertes  du  byssus- 
lichen,  surplombent  des  colonnes  rectangulaires,  jetant  leur 
ombre  jusqu'aux  récifs  à  fleur  d'eau,  sur  lesquels  les  vagues 
onduleuses  viennent  se  briser  pour  se  répandre  ensuite  aux 
alentours  en  tourbillons  blanchis.  Sur  la  foi  de  Borlase,  je  me 
disposais  à  admirer  les  temples  et  les  bassins  sacrés  de  l'antique 
religion  des  druides.  Et,  en  effet,  dès  mon  arrivée,  je  contem- 
plai sur  le  rivage  une  montagne  de  pierres  dans  laquelle  mon 
esprit  prévenu  reconnut  la  symétrie  et  l'architecture  grossière 
des  premiers  âges.  Comment  ne  pas  croire  que  ces  bassins  creu- 
sés dans  le  roc ,  d'une  forme  régulièrement  ovale,  n'étaient 
pas  l'ouvrage  des  hommes?  Mais  bientôt  j'appris  que  la  science 
n'ajoutait  qu'une  foi  fort  médiocre  à  ces  prétendus  vestiges  gigan- 
tesques d'une  grande  époque  sans  date.  Selon  elle,  ces  pierres 
seraient. tout  simplement  des  pierres  et  non  des  temples;  ces 
bassins,  soi-disant  creusés  par  la  main  des  mortels  qui  y  re- 
cueillaient l'eau  du  ciel,  ne  portent  d'autre  trace  que  l'action 
destructive  des  vents  et  des  vagues,  l'uniformité  des  causes  pro- 
duisant partout  l'uniformité  des  effets.  N'éprouve-t-on  pas  un 
sentiment  do  regret,  en  voyant  un  homme  aussi  érudit  que 
Borlase  vouer  à  ces  monuments  une  vénération  superstitieuse  et 


i22  kkVuE   BftlTAJJNIQUE. 

expliquer  leurs  usages;  puisatrivôr  Un  géolbgiste  qui,  en  qUel^ 
ques  mots,  vient  détruire  pièce  à  pièce  ces  imaginaires  construc- 
tions. 

fioflàse  se  montre  plus  judicieux  quand  il  demande  comment  il 
s'est  fait  que  ce  groupe  d'îles  ait  reçu  son  nom  de  celle  de  Scilly  ^ 
l'une  des  plus  petites  et  dont  la  nudité  n'a  d'attrait  que  pour  les 
ôiseailx  de  mer  qui  seuls  visitent  ses  sommets;  puis  il  ajoute 
qu'uriè  observation  attentive  convaincra  que  ces  rochers  et  ces 
îlots,  aujourd'hui  séparés,  ne  formaient  autrefois  qu'une  seule 
masse,  que  l'invasion  de  la  mer  ou  l'abaissement  des  terres  a 
divisée  en  plusieurs  fragments  ;  Scilly,  étant  le  plus  élevé  et  le 
plus  apparent,  a  imposé  son  nom  aux  autres. 

Que  les  Grecs  aient  appelé  Cassilérides  ces  îles  que  les  Latins 
désignaient  par  les  mots  :  Sigdeles,  Sillînœ,  Silures^;  que  les  Phé- 
niciens et  les  Romains  y  vinssent  chercher  de  Vétain,  nous  nous 
en  rapportons  volontiers  aux  antiquaires  et  aux  géographes  à  ce 
sujet.  Mais  ce  qui,  pour  nous,  est  plus  certain,  c'est  qu'au  dixième 
siècle,  lorsque  l'extension  du  commerce  et  la  fréquence  des 
guerres  maritimes  en  Occident  firent  sentir  à  la  navigation  le  be- 
soin de  s'accroître,  la  situation  des  Sorlingues  à  l'entrée  des  deux 
détroits  démontra  l'importance  de  leur  possession.  On  comprit  l'a- 
Vautàge  qiie  des  mains  ennemies  pourraient  en  tirer  au  détriment 
du  négoce  et  de  la  sécurité  de  l'Angleterre.  Plus  tard,  ce  danger 
n'échappa  point  à  la  prudence  d'Elisabeth  attentive  à  surveiller 
l'Espagne,  alors  la  plus  puissante  des  nations  maritimes.  Star- 
Castle  fut  commencé  et  terminé  en  1593.  \Vhitelock  nous  ap- 
prend que,  vers  la  fin  des  guerres  civiles  de  Charles  F^  les  cor- 
saires des  Sorlingues  devinrent  si  redoutables  que  le  Parlement 
se  vit  obligé  d'envoyer  l'amiral  Èlake  et  sir  John  Astue  pour  dé- 
logei"  les  Cavaliers  d'un  fort  qui  les  rendait  maîtres  de  leur  com- 
merce. Aujourd'hui,  les  abords  de  ce  poste,  assez  peu  formida- 
bles, sont  confiés  à  cinq  invalides  chargés  d'effrayer  les  ennemis 
de  l'Angleterre  ! 

Néanmoins,  ces  rochers  que  quelques  savants  ne  craignent 
pas  d'abaisser  au  niveau  de  la  Polynésie  ont,  comme  on  voit, 

1  Le  groupe  des  Sorlingues  se  nomme  en  anglais  Scilly  Islands. 
*  Evidérainenl  l'origine  de  Scilly. 


UN   NATURALISTE    AUX   SORLINGUES.  123 

leur  valeur  historique,  politique  et  commerciale.  Pour  mon 
compte,  je  pliis  leur  a?silrer  que  non-seulement  oli  y  connaît  la 
crinoline,  mais  qu'on  y  parle  anglais  avec  un  choix  d'expressions 
recherché.  Les  habitants,  d'une  race  remarquablement  belle, 
y  ont  des  mœurs  peu  différentes  de  celles  de  Londres  ;  leurs  ma- 
nières sont  douces  et  polies  sans  bassesse.  Ils  sont  donc  Vrai- 
ment civilisés,  à  moins  qu'on  ne  regarde  la  civilisation  comme  ex- 
clusivement fille  du  commerce  et  les  boutiqliescomnle  là  mesure 
de  son  développement.  S'il  en  était  des  pays  policés  comme  de  la 
zoologie  où  la  perfection  des  corps  se  détermine  parla  multipli- 
cité des  organes  à  fonctions  distinctes,  le  progrès  serait  aux  Sor- 
lihgues  à  l'état  d'embryon.  On  y  voit,  en  effet,  le  même  individu 
peser  du  beurre,  auner  des  mousselines,  ouvrir  un  fromage,  ou 
offrir  aux  femmes  des  chapeaux  de  paille  ou  de  soie  de  la  forme 
la  plus  nouvelle.  On  y  voit  encore  des  rubans  flanqués  dé  pains 
de  sucre,  entremêlés  eux-mêmes  de  conserves  au  Vinaigre.  Si 
quelque  pauvre  diable  se  trouve  en  proie  aux  horribles  douleurs 
d'une  rage  de  dents,  le  directeur  de  la  poste  accourt  aVëc  empres- 
isëmént,  armé  de  sa  clef  de  Garengeot. 

Ces  coutumes  me  parurent  assez  indifférentes,  à  moi  qui  ne 
^'occupais  ni  d'étoffes  ni  de  chapeaux  féminins;  mais,  évec 
înbfa  estomac  d'Anglais  Carnivore,  je  ne  supportai  qu'avec  peine 
TàBsenièe  dé  toute  espèce  de  viande  de  boucherie.  Le  mouton 
et  le  veau  ne  sont  dans  ces  îles  que  des  produits  nominaux;  le 
bœuf  et  là  volaille  n'y  viennent  d'Angleterre  que  sur  dés  de- 
mandes partielles  et  soigneusement  spécifiées.  Quant  au  poisson, 
il  n'y  en  a  que  pour  le  pêcheur  solitaire  qui,  séduit  par  un  tenops 
calme  et  poussé  par  un  esprit  d'aventure,  saisit  sa  ligne  et  se 
HVre  courageusement  aU  hasard  de  l'hameçon. 

Je  doutai  tout  d'abord  que  les  habitants  de  ces  îles  fortunées, 
la  plupart  constructeurs,  armateurs  de  navires,  gens  d'honnête 
iaisànce,  fussent  organisés  comme  les  autres  carnivores;  mais  je 
ne  tardai  pas  à  me  convaincre  qu'ils  étaient  tombés  dans  la  fatale 
erreur  du  végétalisme.  Deux  fois  par  semaine,  une  charrette  de 
légumes  venant  de  l'intérieur,  ce  qui  suppose  au  plus  un  mille 
et  demi  de  distance,  traverse  la  ville  et  distribue  des  provisions, 
pourtrois  jours,  aux  bons  citadins  qui  s'accommodent  très-biende 
cette  diète  brahminique.  Aussi,  lorsque  j'exprimai  à  mon  hôtesse 


124  REVUE   BRITANNIQUE. 

le  désir  de  dîner  tous  les  jours  avec  de  la  chair  animale,  elle  re- 
garda cette  ambition  comme  une  faiblesse  métropolitaine,  excu- 
sable peut-être  mais  fort  difficile  à  satisfaire.  Et,  en  effet,  je  me 
vis  un  jour  réduit  à  l'affreuse  alternative  ou  d'observer  le  jeûne 
ou  de  faire  frire  mes  actinies,  extrémité  qui,  pour  un  zoologiste, 
n'eût  été  qu'une  forme  adoucie  du  cannibalisme.  Un  bon  ange, 
heureusement,  me  couvrit  de  ses  ailes;  M™*^  Tregarthen  (notez 
qu'elle  n'était  point  veuve  comme  mon  aubergiste  de  Pensance) 
compatit  à  mes  peines  ;  la  digne  femme  voulut  bien  me  prêter  un 
morceau  de  bœuf  conservé  dans  du  sel,  suivant  l'antique  usage 
desScillyens  qui,  ditBorlase,  tiraient  leurs  viandes  ainsi  prépa- 
rées d'Angleterre  ou  d'Irlande  ;  s'ils  tuaient  un  bœuf  en  septem- 
bre, ce  qui  était  fort  rare,  les  familles  riches  en  gardaient  une 
partie  pour  en  faire  un  dîner  de  luxe  aux  fêtes  solennelles  de 
Noël.  Que  de  graves  philosophes  regardent  cet  incident  comme 
frivole;  pour  moi,  j'y  fus  sensible,  bien  que  je  puisse  dire,  à 
mon  honneur,  qu'il  ne  détruisit  à  mes  yeux  aucun  des  charmes 
des  Sorlingues.  Je  n'y  étais  pas  venu  pour  faire  bonne  chère  ;  je 
n'y  cherchais  que  des  festins  scientifiques,  et  j'en  trouvai  de 
complets. 

Les  anémones  y  sont  variées  et  abondantes  ;  l'anthéa  et  le  cras- 
sicorne  s'y  rencontrent  presque  aussi  fréquemment  que  l'ané- 
mone commune  à  Ilfracombe  et  à  Tenby  ;  les  gemmes,  les  mar- 
guerites y  sont  aussi  fort  nombreuses  ;  et  pourtant  la  situation 
géographique  des  côtes  semble  promettre  une  nomenclature  plus 
riche  qu'elle  ne  l'est  en  effet.  On  cite  plusieurs  causes  de  cette  dé- 
ception. La  première  est  la  nature  même  du  roc.  Les  plantes  ma- 
rines n'aiment  pas  plus  le  granit  que  le  rocher  calcaire.  Or,  pas 
d'herbes  marines,  pas  d'animaux  herbivores  qui  s'y  rassemblent, 
et,  par  conséquent,  pas  de  carnivores  qui  se  nourrissent  de  ces 
derniers.  Les  récifs  dénudés  seraient  bien  plus  nombreux  encore 
sans  les  conditions  du  climat  et  de  la  marée.  Situées  un  peu  à 
l'ouest  du  sixième  degré  de  longitude  ouest  et  au  cinquième 
de  latitude  nord,  les  Sorlingues  sont,  à  l'exception  des  îles  du 
canal,  la  partie  la  plus  méridionale  du  Royaume-Uni  ;  leur  tem- 
pérature moyenne  est  de  h^^  en  été  et  de  45"  en  hiver;  les  vents 
qui  y  dominent  sont  le  sud-ouest  et  l'ouest-sud-ouest.  Cette  tem- 
pérature douce  et  uniforme  permet  à  M.  Smith,  seigneur  de  ces 


UN    NATURALISTE    AUX    SORLINGUES.  125 

îles,  de  cultiver  en  pleine  terre  plusieurs  plantes  exotiques  qu'on 
ne  trouve  à  kew  que  dans  les  serres. 

Une  autre  condition  de  succès  manque  au  zoologiste  marin. 
Une  foule  de  coquillages  et  de  mollusques  haïssent  la  lumière  et 
se  rassemblent  volontiers  dans  des  recoins  humides  et  obscurs. 
Malheureusement,  on  ne  rencontre  aux  Sorlingues  ni  cavernes, 
ni  crevasses,  ni  ravins  ;  on  n'y  voit  que  quelques  saillies  sur- 
plombantes et  fort  peu  de  flaques  d'eau.  La  récolte  y  serait  donc 
à  peu  près  nulle  si  d'autres  espèces  ne  recherchaient  la  lumière 
et  la  chaleur,  les  actinies,  par  exemple,  qui  se  dilatent  si  joyeu- 
sement aux  rayons  du  soleil. 

Cette  opposition  de  mœurs  semble  naturelle  chez  des  indivi- 
dus d'espèces  différentes;  mais  ce  qui  a  lieu  do  surprendre,  c'est 
qu'on  la  retrouve  dans  ceux  d'une  même  famille.  Ainsi,  nous 
voyons  une  espèce  d'anémone  se  pavaner  au  grand  jour,  tandis 
qu'une  autre  se  plaît  à  ramper  sous  les  pierres;  le  crabe  fuir  la 
lumière  et  le  langoustin  nager  joyeusement  dans  une  flaque 
d'eau  resplendissante  de  clarté  ;  la  moule  s'attacher  au  rocher 
que  frappe  le  soleil  à  son  zénith,  et  un  autre  bivalve  creuser  ce 
même  rocher  pour  échapper  à  ses  rayons  brûlants.  Et  ces  exem- 
ples ne  sont  point  rares. 

La  nature  semble  prendre  plaisir  à  démentir  mille  fois  le 
commode  système  des  généralités  adopté  par  les  savants  pour  la 
simplification  de  leurs  œuvres.  Selon  eux,  les  émotions  mater- 
nelles sont  en  raison  directe  de  la  chaleur  animale.  Aussi  font- 
ils  remarquer  que  les  poissons  absolument  impropres  à  seconder 
la  maturation  de  leurs  descendants  se  contentent  de  laisser 
tomber  leurs  œufs  sans  prendre  aucun  soin  de  leur  progéniture, 
et  que  les  reptiles,  incapables  de  comprendre  les  joies  de  la  ma- 
ternité, se  fient  à  la  chaleur  fécondante  du  soleil,  etc.;  mais  que 
dès  que  la  chaleur  vitale  des  parents  devient  suffisante  à  l'objet 
de  la  nature,  toutes  les  sympathies  de  l'amour  de  famille  se  dé- 
veloppent. 

Nous  voyons  pourtant,  d'une  part,  des  poissons  vertébrés 
à  sang  froid,  comme  l'épinoche,  le  syngnathe,  construire  des 
nids  et  couver  leurs  œufs;  de  l'autre,  des  oiseaux  vertébrés 
à  Rang  chaud,  comme  le  coucou  et  l'autruche,  se  priver  en- 
tièrement des  jouissances  maternelles  et  laisser  à  d'autres  oi- 


126  REVUE  BRITANNIQUE. 

seaux  PU  av|x  feux  du  soleil  le  soin  de  faire  éclore  leurs  petits. 

Abstenons-nous  donc  de  trop  généraliser,  ne  cherchons  pas  à 
pénétrer  des  mystères  dont  la  nature  a  voulu  jusqu'à  présent 
nous  dérober  les  causes;  demeurons  ignorants  plutôt  que  de  fa- 
tigqçsr  de  questions  indiscrètes  sa  réserve  obstinée,  et  n'oublions 
pas  cette  sentence  du  poète  :  «  Les  sots  s'élancent  témérairement 
sur  un  terrain  que  les  vr^is  sages  se  gardent  d'explorer.  » 

Au  reste,  c'est  surtout  parmi  les  poissons  qu'on  peut  le  moins 
adopter  ce  système;  celui  qui  voudrait  prendre  la  peine  de  ras- 
sembler les  particularités  propres  aux  différentes  espèces  se  ver- 
rait bientôt  en  état  décrire  un  très-curieux  chapitre  de  Ihistoire 
naturelle.  Ne  voyoris-nouspas,  en  effet,  un  poisson  qui  vole,  un 
poisson  qui  grimpe  {percha  scandens),  un  poisson  qui  saute, 
un  poisson  qui  rumine  (la  carpe),  un  poisson  qui  décharge 
i'électripité  au  point  de  décomposer  l'eau,  des  poissons  qui  émj- 
grent,  des  poissons  qui  couvent,  des  poissons  vivipares,  la  gre- 
nouille se  servant  de  ses  nageoires  comme  de  véritables  jam- 
bes, etc.,  etc.?  Des  recherches  récentes  ont  même  ajouté  à  ces 
faits  reconnus  des  faits  plus  surprenants  encore,  entre  autres 
celui  d'un  poisson  bisexuel  ou  qui,  du  moins,  subit  des  méta- 
morphoses semblables  à  celles  des  reptiles. 

Mais  il  est  temps  d  arriver  au  but  de  mon  voyage.  Dès  ma  pre- 
mière course  sur  les  roches,  bien  que  le  flot  ne  fût  pas  favorable, 
je  me  crus  transporté  dans  le  palais  dArniide.  Ici  de  magnifi- 
ques anthéas  vertes,  aux  ravissantes  antennes  roses,  gris  argenté 
PU  brun  clair.  Là,  de  nobles  crassicornes  ;  plus  loin,  enfin,  de 
nombreuses  anémones  que  je  ne  détachai  qu'avec  peine  du 
granit. 

Quand  j'eus  rempli  mes  paniers,  je  me  rais  à  Tetourner  les 
pierres,  et  je  rencontrai  tout  dabordune  mjmphon  (iracile,  arai-^ 
gnée  de  mer  des  plus  originales.  Cette  espèce  d'insecte  n'a  pas  de 
corps  proprement  dit,  le  torse  nest  qu'une  simple  ligne  aussi  ef- 
filée que  les  pattes.  Prenez  un  bout  de  soie  long  de  trois  lignes, 
garnissez-le  de  quatre  noeuds,  à  égale  distance  les  uns  des  au- 
tres, voilà  le  corps  ;  de  chacun  des  nœuds  faites  pendre  d'autres 
bouts  beaucoup  plus  longs  de  la  même  soie,  voilà  les  pattes.  Sé- 
parez en  trois  filaments  l'une  des  extrémités  du  corps,  voilà  la 
tète  ;  enfin,  d'un  simple  lil  de  laine,  roulez  une  boule  de  la  gros- 


UN   NATU?UlLISTE   ^UX   SPRLINGUES.  127 

seur  (i'upe  tète  d'épingle,  voilà  la  poche  aux  aufs,  et  l  anii^^al 
est  complet.  Mais  le  microscope  révèle  bien  d'autres  merveilles; 
il  nous  apprend  que  la  tête  est  armée  de  pièces  semblables  à 
cplies  du  cral^e  ;  que  le  tube  alimentaire,  qi^  lieu  d'êt^-prep fermé 
(^ans  le  corps  seulement,  suit  toutes  les  sinuosités  des  jambes, 
de  telle  sorte  que  chacune  de  ces  jambes  ou  pattes  reproduit  au 
dedans  comme  au  dehors  l'exacte  stfucturç  du  corps.  Ce  canal 
alimentaire  ainsi  ramifté  est  semé  de  globules  d'un  byun  jaune, 
nommées  cellules  hépatiques,  que  l'or)  suppose  tenir  lieu  d'un 
foie  rudimentaire.  M.  Gosse,  dans  son  charmant  Uvre  de  Tmby, 
prend  cet  intestin  pour  le  système  de  circulation.  «  Chacuf)  dç 
ces  longs  membres  à  plusieurs  articulations  est,  dit-il,  pefcé 
par  un  vaisseau  central  dont  les  parois  se  contractent  à  irjter- 
Y^lles  égaux,  par  l'efifet  d'une  pulsation  exactement  semblable^ 
celle  du  cœur,  et  qui  chasse  en  avant  des  granules  ou  corpus- 
cules transparents.  »  M.  Gosse  se  trompe  :  ce  qu'il  a  vu  se  mou- 
voir n'était  autre  chose  que  la  nourriture.  Quant  au  sang,  si  pu 
peut  lui  donner  ce  nom,  il  baigne  les  parois  intérieures  du  corps 
et  des  pattes,  autour  et  en  dehors  de  l'intestin  dont  Tactiûrj  pé- 
ristaltique  le  met  en  mouvement.  Cette  nijmphon  grucUe  fut  pour 
mpi  une  véritable  trouvaille,  car  elje  v(\Q  permit  de  continuer  des 
observations  commencées  à  Ilfracombe  sur  les  pycmujçmd^sdQnX, 
suivant  les  autorités  les  plus  récentes,  le  développement  n'est 
pas  encore  bien  étudié. 

Plus  loin,  je  trouvai  une  cépole;  puis  un  syngnathe,  poisson 
bizarre,  à  corps  d'anguille,  à  tète  de  lévrier  ;  puis,  plus  loin  en- 
core, une  chétive  marguerite  sur  une  feuille  de  plante  marine  ; 
à  peine  iritroduite  dans  mou  bpcal,  elle  devint  une  charmante 
eolis  alba.  Je  pris  encore  deux  coris  vivants*  :  beaucoup  de  gens 
connaissent  parfaitement  la  coquille  du  poris  et  fort  peu  l'animal 
lui-même.  Enfin,  je  me  retirais  ployant  sous  le  fardeau  de  ma 
récolte,  lorsque,  jetant  un  dernier  regar4  sur  la  mare,  j'en  tirai 
encore  une  délicieuse  doris  verte. 

Un  autre  jour,  dans  mes  courses  répétées,  j'aperçus  une  plante 
portant  des  colonies  entières.  De  grêles  annélides  vepies,  blan- 

1  Nom  vulgaire  d'une  porcelaine  fort  aliondante,  dont  on  se  sert  comme  monnaie 
sur  la  côte  de  Guinée,  usage  qui  lui  a  valu,  dans  la  langue  savante,  le  nom  de 
cyprwa  monela.  {Noie  de  la  HéJaction.] 


128  REVUE     BRITANNIQUE. 

ches,  rouges,  se  tortillaient  en  tous  sens  sous  l'ombre  de  ses 
feuilles  humides  ;  les  éponges  et  les  polyzoa  y  formaient  plu- 
sieurs groupes;  mais  ce  que  j'y  découvris  de  plus  précieux  fut 
une  comatule  rose  et  blanche.  Qu'on  juge  de  ma  joie  !  une  coma- 
tule  !  «  le  roman  de  la  mer!  »  créature  jusqu'à  présent  inconnue, 
ou  plutôt  imparfaitement  révélée  par  des  descriptions  obscures, 
des  dessins  inexacts,  et  provenant,  dit-on,  du  croisement  de  la 
crinoïdeavec  l'étoile  de  mer.  Je  ne  me  lassais  pas  d'admirer  à  tra- 
vers les  parois  de  mon  bocal  la  grâce  de  ses  plumes  blanches  et 
vertes,  et  je  me  rappelais  ce  passage  poétique  où  Edouard  Forbes 
exprime  ses  émotions  à  l'aspect  de  la  crinoïde  qui  lui  inspire 
cette  vision  d'un  «  monde  océanique,  à  la  surface  duquel  vien- 
nent se  jouer  des  myriades  de  nautiles,  tandis  que,  dans  ses 
profondeurs,  des  millions  de  madrépores  s'agitent  sur  leurs 
tiges  légères.  »  Aujourd'hui,  ces  nautiles  ont  presque  dis- 
paru, et  si  quelques  rares  traînards  de  ces  charmantes  tribus 
apparaissent  encore,  ils  semblent  ne  vouloir  se  montrer  que 
pour  livrer  à  notre  admiration  les  merveilleuses  formes  et  la 
structure  de  leurs  devanciers.  D'autres  êtres  non  moins  curieux 
les  ont,  il  est  vrai,  remplacés,  mais  les  mers  où  ils  s'agitaient 
sont  devenues  des  terres  sur  lesquelles  l'homme  s'efforce  en  vain 
d'égaler  la  symétrie  de  leurs  formes  dans  ses  monuments  à  co- 
lonnes et  ses  palais  classiques. 

Lorsqu'après  de  nombreuses  excursions  j'eus  acquis  d'amples 
récoltes,  je  me  hâtai  d'examiner  mes  conquêtes,  tant  par  amour 
de  la  science  que  pour  me  rendre  compte  des  richesses  zoolo- 
giques des  SorUngues. 

L'œil  fixé  sur  mes  verres  j'examinai  à  mon  aise  des  gemmes, 
des  marguerites,  des  anthéas,  et  la  charmante  venusla,  de  Gosse, 
disquée  d'orange.  Je  retrouvai  mon  crassicorne  dans  la  splendeur 
de  toutes  ses  variétés.  L'un,  à  corps  gris,  élongeaitses  tentacules 
blancs,  tandis  qu'un  autre,  au  corps  noir,  m'en  montrait  de 
jaunâtres,  et  qu'un  troisième  semblait  fier  des  siens,  rosés  et 
barrés  de  blanc;  un  quatrième,  enfin,  étalait  son  magnifique 
écarlate.  A  côté  d'une  frêle  aclinia  yiivea,  j'en  vis  trois  d'une  es- 
pèce qui  m'était  inconnue.  Longues  d'environ  dix-huit  lignes, 
elles  paraissaient  s'efforcer  de  grandir  encore,  et  ne  portaient 
qu'une  rangée  de  tentacules  non  rétractiles,  d'un  gris  foncé  taché 


UN   NATURALISTE    AUX    SORLINGUES.  129 

de  brun  ;  leurs  corps  étaient  erapourprés  de  taches  rougeâtres 
de  diverses  étendues,  les  plus  grandes  entourées  d'un  cercle 
blanc.  Elles  ressemblaient  beaucoup  à  l'anémone  commune,  je 
crois,  dans  la  baie  de  Weymouth,  et  dont  je  possède  un  ma- 
gnifique échantillon,  blanc  transparent,  5  taches  rouges  se 
multipliant  vers  la  base,  aux  tentacules  d'un  blanc  pur,  ornés  de 
chaque  côté  d'un  brillant  ruban  vert-pomme  passant  sur  le  dis- 
que oral  jusqu'à  une  charmante  bouche  rose.  Près  de  là,  je  vis 
un  délicieux  polype  lampe  [lucerjiaria),  avec  ses  petits  tenta- 
cules noueux  et  actifs  à  la  recherche  de  sa  proie. 

Je  ne  trouvai  dans  mes  vases  que  deux  représentants  des 
éolides  -.Veolis  papillosaeiVeoUs  alba;  mais  j'avais  de  nombreux 
suieisdxi  pleurobranchiis,  que  je  confondis  d'abord  avec  la  doris  ; 
grâce  aux  Mollimiues  de  Woodword  et  au  Guide  de  Gosse, 
mon  erreur  dura  peu.  Ce  mollusque,  de  couleur  jaunâtre,  trans- 
parente, laisse  tomber  sa  branchie  comme  une  plume  d'autruche 
tombe  d'un  chapeau  de  femme.  Au  lieu  de  montrer  sa  cuirasse 
à  l'extérieur,  il  la  porte  sous  la  peau,  comme  les  tyrans  craintifs 
se  couvraient  d'une  cotte  de  mailles  sous  leur  pourpoint.  Cet 
animal  était  pour  moi  une  nouveauté.  Quand  le  pêcheur  qui 
m'accompagnait  pour  retourner  les  pierres  écarta  celle  qui  cou- 
vrait le  premier  que  je  vis,  j'exprimai  sottement  mon  enthou- 
siasme et  lui  promis  un  gros  pourboire,  imprudence  dont  je  ne 
tardai  pas  à  me  repentir.  De  ce  moment,  sa  cupidité  s'exalta  ;  il 
devint  insatiable.  Chaque  objet  entrant  dans  mon  panier  fut  un 
motif  des  louanges  les  plus  exagérées,  les  plus  monotones,  n'ayant 
qu'un  but,  celui  de  me  persuader  qu'il  venait  de  me  trouver  un 
sujet  brillant,  source  à  ses  yeux  d'un  déluge  de  générosité  de 
ma  part.  «  Ohl  monsieur,  qu'est-ce  que  cela?  Nous  n'en  avons 
pas  encore  trouvé  de  pareil,  bien  sûrl  qu'il  est  beau!  il  vaut 
pour  le  moins  une  guinée!  »  Tel  était  l'accompagnement  de  sa 
joie  quand  il  me  remettait  une  anémone  ou  un  morceau  d'é- 
ponge. 

Les  éponges,  surtout,  avaient  le  don  d'exciter  sa  faconde;  et 
comme  je  répondais  toujours  :  «  Ce  n'est  qu'une  éponge,  »  ses 
rêves  d'Eldorado  s'évanouissaient  et  renaissaient  tour  à  tour. 
Fatigué  de  son  amour  effréné  du  lucre,  le  lendemain  je  pris  un 
autre  homme,  et  nous  trouvâmes  plus  de  pleurobranches  que  je 

8*   SÉRIE.  — TOME   V.  9 


130  REVUE    BRITANNIQUE. 

n'en  pus  emporter.  J'en  gardai  une  douzaine  qui  me  fournirent 
d'amples  sujets  d'observations ,  l'anatomie  de  ce  mollusque 
n'ayant  pas  été  bien  étudiée  depuis  Meckel.  Le  compte  que  le 
professeur  Owen  rend  de  ses  organes  digestifs  me  semble  pour- 
tant de  nature  à  être  cité.  «  L'animal,  dit-il,  a  quatre  estomacs 
séparés.  Le  premier,  membraneux,  reçoit  la  bile  par  une  grande 
ouverture  placée  à  côté  de  celle  qui  communique  à  la  seconde 
cavité  digestive,  plus  petite  et  plus  musculaire.  Les  parois  laté- 
rales du  troisième  estomac  sont  disposées  en  larges  lames  longi- 
tudinales comme  chez  les  ruminants;  et,  pour  rendre  l'analogie 
plus  exacte  encore,  on  trouve  dans  la  seconde  cavité  une  rainure 
courant,  le  long  des  parois,  d'une  ouverture  à  l'autre,  et  servant 
probablement  à  la  rumination.  Le  dernier  estomac  est  mince  et 
ses  parois  sont  unies.  Un  mollusque,  doué  de  ces  divers  appa- 
reils, est  déjà  assez  singulier  par  lui-même;  mais  que  dira-t-on 
quand  on  saura  que  ce  ruminant  ne  se  nourrit  pas  de  végétaux?  » 

Près  de  deux  comatules  étalant  leur  délicieux  plumage,  je  vis 
frétiller  une  charmante  luidia  frcKjilissima,  étoile  de  mer  si  déli- 
cate, si  sensible  à  liujure,  que  si  on  la  touche  du  bout  du  doigt 
elle  brise  en  morceaux  son  corps  qu'apparemment  elle  croit 
déshonoré.  Forbes  nous  raconte  ses  efforts  infructueux  pour  en 
conserver  une  en  son  entier.  Comme  elle  approchait  de  lui,  il 
plongea  avec  précaution  son  seau  plein  d'une  eau  pure  jusqu'au 
niveau  de  la  mer  pour  l'y  recevoir  sans  secousse;  mais,  soit  que 
le  nouveau  liquide  fût  trop  froid  pour  elle,  soit  quelle  eût  été 
effrayée  à  la  vue  du  vase,  elle  se  sépara  tout  à  coup  en  plusieurs 
fragments.  Forbes,  dans  son  désespoir,  saisit  l'un  des  plus  gros 
et  ramena  l'extrémité  d'un  bras  armé  de  son  œil  rouge,  dont  la 
paupière  épineuse  s'ouvrait  et  se  fermait  tour  à  tour  comme 
pour  le  narguer  par  un  clignotement  de  dérision. 

J'aperçus  aussi  quelques  polyzoa  pour  l'observation  desquels 
il  faut  recourir  au  microscope,  qui  donne  à  nos  yeux  une  force 
que  la  nature  leur  refuse.  Quoi  de  plus  intéressant  que  d'épier 
les  premiers  instants  de  la  vie  et  cette  progression  graduelle, 
commune  à  tous  les  êtres  animés.  Ce  n'est  pas  sans  un  vif  inté- 
rêt que  j'ai  étudié  à  ce  point  de  vue  1  éolis  et  la  doris  qui,  malgré 
leurs  différences  dans  les  sujets  adultes,  ont  un  cours  de  déve- 
loppement exactement  semblable.  On  peut  voir  sur  les  roches  ou 


UN    NATURALISTE    AUX    SORLINGUES.  131 

dans  des  vases  une  longue  file  de  pelotons  d'œufs  qu'on  prendrait 
pour  un  délicat  chapelet  do  perles  enveloppées  dans  une  mem- 
brane transparente.  La  division  du  périspcrme  n'est  nullement 
symétrique  comme  dans  les  autres  œufs.  Il  se  partage  en  deux, 
en  trois,  et  souvent  en  quatre  parties  inégales;  j'en  ai  même 
compté  jusqu'à  cinq,  dont  chacune  se  développe  en  un,  deux, 
ou  trois  embryons.  Cette  multiplication  d'individus,  cette  pro- 
duction de  jumeaux,  peut  éclaircir  la  question  des  naissances 
doubles.  L'activité  croissante  des  jeunes  embryons  est  très-inté- 
ressante à  observer.  D'abord,  leur  rotation  est  à  peine  percepti- 
ble ;  puis,  leur  vigueur  s'accroît  avec  leur  vitesse  juqu'au  moment 
où  une  rapidité  extrême  annonce  qu'ils  vont  bientôt  briser  leur 
enveloppe;  enfin,  au  moment  de  l'éclosion,  c'est  un  curieux 
spectacle  de  les  voir,  par  centaines,  tourbillonner,  s'échapper 
dans  l'eau  et  nager  çà  et  là  comme  des  nautiles  se  jouant  sur 
l'Océan. 

Cette  mention  des  nautiles  me  rappelle  que  ces  mollusques 
ont,  dans  leur  état  d'embryon,  une  grande  écaille  dont  ils  ne  con- 
servent aucune  trace  dans  un  âge  plus  avancé.  D'après  les  prin- 
cipes d'Agassiz  et  de  quelques  autres  qui  voudraient  faire  de 
l'embryologie  le  guide  de  la  classification  zoologique,  cette  écaille 
momentanée  annoncerait  dans  les  mollusques  nus  une  orga- 
nisation plus  complète  que  celle  des  mollusques  à  coquilles. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ce  fait  que  l'embryon  est  pourvu  d'une  dé- 
fense qu'il  perd  dans  la  suite  mérite  une  place  dans  la  science; 
car  il  est  curieux  de  penser  que  la  grande  écaille  du  lépas,  qui 
se  change  en  cuirasse  interne  chez  le  lièvre  de  mer  et  le  pleuro- 
branche,  disparaît  chez  la  doris  et  Féolis.  Peut-être  aussi  ne 
disparaît-elle  pas  entièrement,  les  spiculaires,  si  abondantes 
dans  le  tégument  delà  doris,  pouvant  bien  représenter  lécaille 
dans  une  condition  rudimentaire.  Je  n'exprime  toutefois  qu'un 
doute  à  cet  égard  ;  car,  bien  que  ces  spiculaires  soient  aptes  à 
fortifier  le  té_gument  et  à  remplir  un  office  de  protection,  je  les 
retrouve  en  d'autres  endroits,  par  exemple  aux  membranes  si- 
tuées près  du  cerveau. 

La  joie  du  naturahste  à  l'aspect  d'un  être  encore  inconnu 
pourrait  se  comparer  à  celle  d'un  enfant  qui  obtient  un  jouet 
ardemment  désiré.  On  comprend,  en  effet,  que  la  découverte 


132  REVUE    BRITANNIQUE. 

d'un  animal  nouveau  devienne  pour  lui  la  source  d'un  légitime 
orgueil.  Quelle  gloire  de  décrire  ce  qu'aucun  autre  n'a  décrit 
avant  nous,  et  de  se  croire  ainsi  presque  l'égal  des  Linnée,  des 
Cuvier,  des  Owen  !  Mais  de  quelle  réserve,  de  quelle  prudence 
ne  faut-il  pas  s'entourer  pour  n'avoir  pas  plus  tard  à  reconnaître 
qu'au  lieu  d'avoir  ouvert  une  nouvelle  voie,  on  ne  fait  que  mar- 
cher sur  les  traces  de  quelque  penseur  allemand.  Je  puis  me 
citer  comme  un  exemple  d'une  si  cruelle  déception. 

Examinant  un  jour  une  touffe  d'herbes  marines  couvertes  de 
grappes  de  polyzoa  ciliobrachiaia,  j'aperçus  une  foule  de  petits 
corps  en  mouvement  ;  je  n'avais  jamais  rien  vu  de  pareil.  Je  com- 
pulsai mes  livres  sans  y  rien  trouver  d'analogue.  Chacun  de  ces 
individus  reliés  ensemble  formait  une  coupe  dont  le  bord  était 
couvert  par  un  cercle  de  douze  à  quatorze  tentacules  ciliés  tom- 
bant comme  l'extrémité  d'une  feuille  de  bruyère.  Le  canal  ali- 
mentaire était  un  long  tube  convoluté  ;  au  fond  de  la  cavité  garnie 
de  cillas,  je  trouvai  une  masse  de  granules  jaunâtres,  peut-être 
des  cellules  hépatiques,  et  je  vis  parfois  la  nourriture  roulant 
comme  sur  un  axe. 

Convaincu  que  cet  animal  était  encore  inconnu,  je  lui  com- 
posai un  nom  grec  et  je  me  disposais  à  le  produire,  lorsque,  peu 
après,  je  draguai  sur  les  côtes  de  Jersey  un  ^Qiit  iiecten,  sur  la 
coquille  duquel  je  vis  entre  autres  parasites  mon  nouvel  ami  en 
grande  activité  et  beaucoup  plus  développé  que  son  frère  des  Sor- 
lingues.  J'appris  alors  que  c'était  la  pedkelUna  de  Stars,  ou  du 
moins  un  individu  si  semblable  à  la  pedicellina,  que  ses  spécia- 
lités, telles  que  ses  tentacules  rétractiles,  devaient  être  regardées 
comme  insignifiantes  et  ne  suffisaient  point  à  constituer  une  nou- 
velle espèce.  Désolé  de  ce  contre-temps,  ma  bonne  fortune  me 
dédommagea  pourtant  par  la  découverte  d'un  fait  non  encore 
observé,  autant  que  je  puis  croire.  C'est  que  la  |)e(/icd//ma  est  vivi- 
pare autant  qu'ovipare  et  gemmipare.  Tandis  que  j'en  examinais 
une  grappe,  je  vis  un  objet  cilié  sortir  de  l'orilice,  puis  un  se- 
cond, puis  un  troisième,  qui  vinrent  se  placer  à  côté  du  premier. 
Je  pensai,  non  sans  une  certaine  anxiété,  que  ce  pouvaient  être 
des  embryons  ;  ils  sortirent  lentement,  et  mes  soupçons  se  chan- 
gèrent en  une  joyeuse  certitude  quand  je  les  vis  plonger  dans 
l'eau.  Je  perdais,  il  est  vrai,  la  découverte  de  ce  petit  animal, 


UN    NATURALISTE    AUX   SORLINGUES.  133 

mais  je  venais  de  conquérir  un  fait  nouveau  quant  à  sa  géné- 
ration. 

Je  fus  aussi  dispensé  du  soin  difficile  de  le  classer  et  d'aug- 
menter ainsi  les  listes  do  noms,  déjà  si  encombrées.  On  ne  sau- 
rait nier,  en  etïet,  que  la  méthode  actuelle  n'est  que  provisoire 
et  qu'elle  le  sera  jusqu'à  ce  qu'on  ait  adopté  des  principes  plus 
rigoureusement  philosophiques.  J'en  trouve  une  preuve  dans 
l'embarras  des  zoolo^^istes  à  classer  la  sagitla  bipunctata.  Dans 
quelques-unes  de  ses  particularités  de  construction,  elle  res- 
semble à  un  poisson.  Siebold,  qui  la  range  parmi  les  mollus- 
ques, se  trouve  en  opposition  avec  Krohn  et  Hunley,  le  premier 
la  regardant  comme  appartenant  aux  annélides,  et  le  second  lui 
trouvant  des  affinités  avec  les  vers  nématoïdes,  les  annélides, 
les  crustacés  et  les  arachnides. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  quelque  place  qu'on  lui  donne,  cet 
animal,  long  d'un  quart  de  pouce,  est  des  plus  intéressants,  soit 
qu'on  le  voie  dans  un  vase  se  servant  de  sa  queue  pour  frapper 
l'eau,  ou  s'élançant  pour  se  fixer  aux  parois  du  bocal  au  moyen 
d'un  suçoir,  soit  qu'on  l'examine  au  microscope  qui  dévoile  sa 
transparence  extraordinaire.  On  distingue  en  ce  cas  deux  grands 
yeux  à  sa  tête  armée  de  forraidables  crochets,  ainsi  que  son  corps 
étroit  coupé  par  le  milieu  en  deux  parties  égales  et  le  canal  ali- 
mentaire droit,  terminé  par  un  orifice  cilié  placé  à  la  partie  anté- 
rieure du  corps.  Contrairement  à  ce  qui  existe  dans  le  sujet  que 
je  possède,  les  dessins  de  MM.  Busk  et  Gosse  représentent  cette 
partie  comme  beaucoup  plus  longue  que  la  partie  inférieure. 
Celle-ci  est  divisée  longitudinalementpar  une  cloison,  et  toutes 
ses  cavités  sont  remplies  de  granules  se  mouvant  en  rond 
comme  la  nourriture  dans  l'estomac.  Ces  granules  sont  évi- 
demment le  spermatozoa  trouvant  issue  par  deux  orifices  près 
de  la  queue.  Outre  la  division  du  corps  dont  j'ai  parlé,  mon 
sujet  pris  aux  Sorlingues  diffère  en  plusieurs  points  de  l'es- 
pèce décrite  et  dessinée  par  M.  Gosse  dans  son  Tenlnj  et  son 
Guide,  et  par -M.  Busk  dans  le  Microscopical  Journal.  Ainsi,  par 
exemple,  il  est  dépourvu  de  nageoires  supérieures,  et  les  na- 
geoires postérieures,  placées  juste  au-dessous  de  l'oviduc,  se 
confondent  avec  la  queue  ;  il  n'a  donc  réellement  de  chaque  côté 
qu'une  nageoire  unie  à  une  expansion  caudale,  d'oi!i  suit  cette 


134  REVUE     BRITANNIQUE. 

particularité,  digne  de  remarque,  que  les  orifices  livrant  passage 
au  spermatozoa  s'ouvrent,  non  dans  le  tégument  du  corps,  mais 
dans  la  nageoire  même.  Quant  aux  épines  distribuées  sur  le 
corps  et  les  nageoires,  Krohn  les  regarde  comme  un  procédé 
purement  épidermique.  J'ignore  sur  quoi  il  fonde  cet  avis,  que 
je  partage  pleinement,  parce  que  j'ai  vu  ces  prétendues  setœ 
subir  une  décomposition  rapide,  ce  qui  n'aurait  pas  eu  lieu  si 
elles  eussent  été  un  procédé  inorganique. 

Mais  ce  qui  excita  surtout  mon  intérêt  dans  cette  curieuse 
sagitta  fut  l'absence  entière  de  tout  système  vasculaire.  Yoici 
donc  un  animal  doué  d'un  système  nerveux  de  quelque  impor- 
tance, avec  des  yeux,  des  fibres  musculaires  rubanées,  et,  malgré 
ces  signes  d'une  organisation  complète,  sans  aucune  trace  d'ap- 
pareil vasculaire  et  totalement  dépourvu  de  sang.  Je  ne  compris 
pas  d'abord  une  contradiction  si  évidente  ;  mais  quelques  re- 
cherches que  j'eus  à  faire  sur  le  rapport  entre  le  sang  et  la  respi- 
ration vinrent  m'éclairer  peu  après.  Ces  recherches  ne  sont  point 
encore  complètes,  mais  elles  tendent  à  ce  fait,  que,  dans  les 
séries  animales,  il  existe  un  rapport  défini  entre  les  systèmes  vas- 
culaire et  respiratoire,  la  spécialité  de  l'un  étant  étroitement 
liée  à  la  spécialité  de  l'autre.  A  ce  point  de  vue,  la  sagitta  cesse 
d'être  une  anomalie.  Sa  respiration  a  lieu  par  toute  la  surface 
du  corps,  sans  qu'elle  ait  besoin  d'aucun  organe  particulier, 
tel  que  les  branchies  ou  les  poumons,  et  cette  absence  d'appa- 
reil respiratoire  exclut  la  nécessité  d'un  appareil  vasculaire  :  pas 
de  respiration,  pas  de  circulation  ;  c'estune  conséquence  forcée. 

Et  en  effet,  la  sagitta  n'a  point  de  sang,  à  moins  que  nous 
n'étendions  le  mot  sang  à  tout  tluide  remplissant  les  fonctions 
d'un  fluide  nourricier;  extension  qui  non-seulement  altérerait 
l'exactitude  du  langage  scientifique,  mais  nous  placerait  dans 
la  situation  mentale  de  ce  brave  Irlandais  qui  trouvait  dans  un 
lac  tout  ce  qu'il  lui  fallait  pour  faire  du  punch,  à  l'exception  du 
whisky,  du  sucre  et  du  citron.  Car,  si  nous  descendons  aux 
formes  les  plus  simples  de  l'organisation,  nous  trouvons  pour 
fluide  nourricier  de  l'eau,  et  rien  de  plus.  Le  docteur  Thomas 
Williams,  à  qui  nous  sommes  grandement  redevables  pour  ses 
recherches  sur  le  sang,  pense  que,  dans  les  séries  zoologiques, 
le  vrai  sang  ne  se  fait  voir  pour  la  première  fois  que  dans  les 


UN   NATURALISTE    AUX   SORLINGUES.  135 

échinodermcs  ;  il  n\i  trouvé  qu'un  fluide  chyleux,  et  niômc,  à 
quelques  degrés  au-dessus,  ce  fluide  chyleux  continue  à  se 
montrer  conjointement  avec  le  sang.  Ainsi,  par  exemple,  un  ver 
a  deux  fluides  :  1"  le  sang  circulant  dans  un  système  de  vais- 
seaux fermés  ;  2°  le  fluide  chyleux,  oscillant  dans  la  cavité  gé- 
nérale, en  dehors  de  ces  mêmes  vaisseaux. 

On  a  vu  que,  sans  enrichir  la  science  de  quelque  famille  in- 
connue, le  zoologiste  peut  cependant  se  flatter  de  la  servir  par 
l'adjonction  de  quelques  faits  utiles.  En  effet,  la  nature  est  iné- 
puisable :  pour  le  penseur  attentif,  l'horizon  des  connaissances 
humaines  n'est  pas  plus  fixe  que  celui  du  monde  pour  le  voya- 
geur toujours  en  mouvement.  A  ses  yeux,  des  faits  nouveaux  se 
lient  à  de  nouvelles  formes  ;  l'observation  la  plus  triviale  peut 
faire  naître  une  longue  suite  de  suggestions  lumineuses,  comme 
une  légère  étincelle  fait  éclater  tout  à  coup  la  mine  la  plus  for- 
midable. Aussi  le  naturaliste  ne  devrait-il  jamais  marcher  que 
le  crayon  à  la  main,  toujours  prêt  à  recueillir  le  fait  le  plus  in- 
signifiant. Un  jour  peut-être  ce  fait,  joint  à  d'autres,  deviendra 
la  pierre  angulaire  d'un  magnifique  édifice.  Les  notions  trans- 
mises par  les  bergers  chaldéens  n'ont  donné  lieu  à  l'astro- 
nomie qu'après  plusieurs  siècles  écoulés.  Non  que  l'observation 
soit,  comme  bien  des  gens  imaginent,  la  base  réelle  des  con- 
naissances zoologiques,  mais  elle  est,  pour  les  sciences  acquises, 
un  astre  conducteur,  quand  l'expérience  qui  la  contrôle  la  con- 
sacre de  son  aveu. 

On  a  fait,  et  l'on  fait  encore  tous  les  jours  de  grands  pas  dans 
cette  voie.  Et  cependant  nous  voyons  des  hommes  recomman- 
dablesà  tous  égards,  qui,  se  fiant  trop  légèrement  à  l'observa- 
tion, déclarent  en  anatomie,  par  exemple,  que  tel  organe  exerce 
telle  fonction,  uniquement  parce  qu'il  ressemble  à  un  organe 
exerçant  réellement  cette  même  fonction.  Que  de  fois  pourtant 
l'expérience  a  formellement  démenti  la  conclusion!  Je  n'en  ci- 
terai qu'une  preuve  sans  réplique,  tirée  de  la  puissance  digestive 
de  l'anémone  de  mer. 

Et  d'abord,  qu'entendons-nous  par  ce  mot  digestion  ?  Au  pre- 
mier aspect,  la  question  paraît  toute  simple  ;  mais,  si  l'on  s'y 
arrête,  on  la  trouvera  des  plus  compliquées. 

Distinguons,  avant  tout,  la  digestion,  fonction  spéciale  du  canal 


136  REVUE   BRITANNIQUE. 

intestinal,  de  VassimilatioH,  propriété  commune  à  tous  les  êtres 
animés.  Pour  qu'un  animal  croisse  et  répare  les  pertes  inces- 
samment causées  par  l'action  de  la  vie,  il  faut  qu'il  s'assimile, 
en  d'autres  termes,  qu'il  divise  en  lui  les  substances  qui  ont  de 
l'affinité  avec  les  siennes  propres,  rejetant  tout  ce  qui,  étant  in- 
convertissable,  ne  peut  lui  être  assimilé.  Les  organisations  les 
plus  simples  trouvent  une  nourriture  assimilable  dans  l'élément 
au  milieu  duquel  elles  vivent,  et,  dans  ce  cas,  le  procédé  de  la 
séparation  est  facile,  puisqu'il  n'y  a  ni  bouche,  ni  estomac,  ni 
glandes  sécrétant  les  fluides  dissolvants.  Mais  les  organisations 
tout  à  fait  complètes  ne  trouvent  pas  dans  l'air  qu'elles  respi- 
rent, ou  sur  la  terre  qui  les  porte,  la  variété  de  substances  né- 
cessaire aux  exigences  de  leurs  corps.  Il  faut  qu'elles  cherchent 
ces  substances  qui,  une  fois  rencontrées,  exigent  d'importantes 
préparations  mécaniques  et  chimiques ,  pour  acquérir  la  condition 
indispensable  à  leur  combinaison  dans  la  composition  des  tissus. 
Un  exemple  rendra  ceci  plus  clair.  L'actinophrys,  animal  mi- 
croscopique, soigneusement  étudié  par  KôUiker,  est  formé  d'une 
substance  gélatineuse  très-contractile,  sans  la  plus  légère  trace 
d'organes,  sans  même  un  tégument  distinct,  séparable  de  la 
masse.  Sa  surface  extérieure  se  compose  de  longs  fdamentsten- 
taculaires  qui,  comme  les  branches  du  polype,  se  saisissent  de 
jeunes  animalcules  et  jusqu'à  de  petits  crustacés.  Toujours 
comme  le  polype,  l'un  des  filaments  n'a  pas  plus  tôt  touché  une 
proie  qu'il  se  contracte  ;  tous  les  autres  se  portent  aussitôt  vers 
la  victime,  qu'ils  enveloppent  successivement  ;  puis,  tous  aussi, 
se  contractant  comme  le  premier,  amènent  la  nourriture  près 
du  corps  de  l'animal.  On  voit  alors  le  point  de  contact  de  ce- 
lui-ci devenir  concave,  se  contracter  comme  avaient  fait  les  fi- 
laments, et  la  nourriture  pénétrer  dans  le  corps  jusqu'à  ce  que 
les  bords  de  la  cavité  se  rejoignent  et  se  ferment  sur  elle.  Une 
fois  engloutie,  ses  parties  solubles  se  dissolvent,  et  le  corps  re- 
prend sa  forme  primitive.  Cette  opération  terminée,  les  parties 
insolubles  sortent  comme  le  tout  était  entré,  et  ainsi  est  accom- 
pli tout  le  procédé  de  l'ingestion  et  de  l'éjection. 

rsous  n'entreprendrons  pas  de  retracer  les  divers  épisodes  de 
rhistoire  compliquée  de  la  digestion  chez  les  animaux  des 
grandes  espèces,  épisodes  oii  la  mastication  et  l'insalivation 


UN    NATURALISTE    AUX   SORLINGUES.  137 

viennent  en  aide  aux  actions  mécaniques.  Tout  le  monde  connaît 
plus  ou  moins  ces  faits  généraux.  Remarquons  seulement  en 
passant  que  le  lait,  qui  contient  toutes  les  substances  essen- 
tielles à  la  nourriture  du  nouveau-né,  ne  les  contient  néanmoins 
que  dans  une  condition  étrangère  à  la  nourriture  directe  et  im- 
médiate de  l'être  qui  l'ingurgite.  En  effet,  tant  que  le  lait  n'a 
pas  subi  le  procédé  digestif,  c'est-à-dire  une  suite  de  décompo- 
sitions et  de  recompositions  cbimiques,  il  n'est  pas  plus  propre  à 
nourrir  les  muscles,  les  os,  les  nerfs  de  l'enfant,  que  ne  le  sont 
la  chaux  et  l'eau,  qu'on  nous  vend  traîtreusement  sous  son  nom 
dans  nos  vertueuses  cités.  De  même,  la  chair  de  mouton,  que 
nous  regardons  avec  raison  comme  une  excellente  nourriture, 
n'est  réellement  qu'une  nourriture  virtuelle  ;  il  faut  qu'elle  su- 
bisse une  curieuse  suite  de  métamorphoses  avant  d'être  convertie 
en  sang.  Et  même  alors  tout  n'est  pas  fini  :  c'est  une  erreur  pro- 
fonde que  de  regarder  la  formation  du  sang  comme  la  dernière 
conversion  de  la  nourriture  avant  son  assimilation.  Les  physio- 
logistes y  terminent,  il  est  vrai,  l'histoire  de  la  digestion,  comme 
les  conteurs  d'histoires  terminent  au  mariage  les  péripéties  plus 
ou  moins  compliquées  de  la  vie  de  leurs  héros,  indiquant  parla 
que,  suivant  eux,  leur  tâche  est  accomphe.  Mais  de  même  que  le 
mariage  est  le  premier  acte  d'un  nouveau  drame,  souvent  fertile 
en  événements,  de  même  la  transformation  du  sang  n'est  que  le 
commencement  d'une  nouvelle  série  de  changements  des  plus 
importants.  On  peut,  je  crois,  démontrer  que  le  sang  lui-même 
n'est  pas  plus  immédiatement  ni  directement  assimilable  que  la 
chair  de  mouton,  sa  première  origine.  A  son  passage  le  long  des 
parois  des  vaisseaux,  il  subit  des  variations  spécifiques  qui  le 
disposent  à  l'assimilation,  et  sans  l'accomplissement  desquelles 
il  ne  serait  point  assimilable.  Le  sang,  en  tant  que  sang,  ne 
nourrit  pas  les  tissus  ;  il  se  dépose  seulement  sur  eux,  comme 
toute  autre  substance  étrangère  dont  il  faut  qu'ils  se  débarras- 
sent par  l'absorption  dans  les  veines.  En  fait,  il  est  uniquement, 
comme  Bergman n  et  Luckart  le  disent  avec  vérité,  un  dépôt  de 
substances  assimilables  et  sécrétoires,  et  son  but,  dans  l'éco- 
nomie, est  celui  d'un  appareil  régulateur,  nécessité  par  les  fluc- 
tuations qui  se  produisent  dans  l'action  de  se  procurer  de  la 
nourriture. 


138  REVUE    BRITANNIQUE. 

La  nourriture  devant  être  rendue  soluble  avant  que  Tassimi- 
lation  puisse  avoir  lieu,  la  solubilité  est  évidemment  une  ques- 
tion de  premier  ordre.  Un  grand  nombre  de  substances  solubles 
ont  à  subir  des  changements  chimiques  de  décomposition,  avant 
de  devenir  partie  inhérente  d'un  corps  doué  de  vie.  Si  Ton  in- 
jecte dans  les  veines  de  l'albumen  ou  du  sucre,  ils  ne  s'assimi- 
leront pas  ;  ils  seront  rejetés  sans  altération  dans  les  excrétions; 
mais  s'ils  sont  injectés  dans  le  canal  ahmentaire  qui  les  em- 
portera à  travers  le  laboratoire  du  foie,  ils  seront  alors  entière- 
ment assimilés. 

Ainsi,  la  solubilité  et  la  transformation  sont  les  deux  effets 
digestifs  pour  la  production  desquels  deux  agences.  Tune  mé- 
canique, l'autre  chimique,  sont  essentiellement  nécessaires. 
C'est  de  ces  deux  points  que  rayonnent  au  loin  toutes  les  ques- 
tions ;  c'est  vers  ces  deux  points  que  toutes  convergent.  Mais  ce 
qui  impressionne  fortement  l'esprit,  c'est  l'extension  de  l'agence 
chimique,  puisqu'un  sixième  de  tout  le  poids  du  corps  est, 
dans  l'espace  de  vingt-quatre  heures,  répandu  dans  le  canal  ali- 
mentaire, sous  la  forme  de  diverses  sécrétions.  En  un  seul 
jour,  le  sang  sécrète  et  répand  dans  ce  canal  beaucoup  plus 
de  fluide  que  n'en  perd  toute  la  masse  de  fluide  circulant  dans 
les  vaisseaux  sanguins,  quelque  période  que  l'on  veuille  prendre. 
Ce  qui  précède,  surtout  en  ce  qui  touche  l'agence  chimique, 
rend  assez  clair  Te  but  de  la  digestion.  On  pourrait  donc  dire 
abstractivement  qu'elle  est  la  préparation  de  la  nourriture,  de 
manière  à  la  rendre  propre  à  l'assimilation.  Mais,  si  l'on  descend 
des  hauteurs  de  l'abstraction  pour  se  rapprocher  des  questions 
concrètes,  on  verra  que  cette  définition  renferme  encore  plu- 
sieurs procédés,  tels  que  l'action  de  saisir,  la  mastication  de  la 
nourriture,  son  absorption,  sa  circulation,  son  aération  dans  le 
sang,  et  enfin  sa  transsudation  à  travers  les  parois  des  vaisseaux 
capillaires,  tous  procédés  dont  aucun  ne  peut  être  que  très-im- 
proprement appelé  digestif;  car  la  mastication  est  la  fonction 
spéciale  des  mâchoires;  la  circulation,  celle  des  vaisseaux  ;  la 
respiration,  celle  des  poumons,  tandis  que  la  digestion  propre- 
ment dite  est  celle  du  canal  alimentaire.  Définissons  donc  le 
terme  digestion  d'une  manière  exacte,  et  disons  que  la  digestion 
est  l'acte  digestif  qui  a  lieu  dans  le  canal  alimentaire,  au  moyen 


UN   NATURALISTE    AUX    SORUNGUES.  139 

de  sécrétions  aptes  à  modifier  chimiquement  la  nourriture  etàla 
préparer  pour  l'assimilation. 

Ces  faits  bien  expliqués,  bien  convenus,  je  reviens  aux  ané- 
mones de  mer. 

Les  actinies  digèrent-elles?  Telle  est  la  question  que  je  m'étais 
posée,  et  dont  la  naïve  expression  pourrait  faire  sourire  quelque 
zoologiste  superticiel,  car  tout  le  monde  sait  que  ce  genre  de 
mollusques  se  nourrit  volontiers  de  lépas,  et  même  de  bœuf 
bouilli.  J'ai  cependant  douté  qu'il  digérât  réellement,  et  je 
m'étais  promis  de  vérifier  le  fait,  car  l'expérience  peut  seule 
attester  la  vérité. 

«  Il  est  clair,  dit  le  docteur  Carpenter,  le  dernier  écrivain  sur 
ce  sujet,  qu'un  fluide  dissolvant  est  sécrété  des  parois  de  la  ca- 
vité gastrique  ;  car  les  parties  tendres  de  la  nourriture  qui  y  est 
injectée  se  dissolvent  graduellement  sans  le  secours  d'aucune 
trituration  mécanique.  »  Le  fait  semble  évident  au  premier 
aspect;  malheureusement,  l'expérience  a  démontré  le  contraire; 
elle  a  prouvé  :  1"  qu'aucun  fluide  dissolvant  n'est  sécrété  ;  2°  que 
la  nourriture  ne  se  dissout  point,  mais  que  les  sucs  seuls  en 
sont  exprimés. 

Ma  première  épreuve  avait  pour  but  de  m'assurer  de  la 
présence  ou  de  l'absence  d'une  sécrétion  ;  voici  comment 
j'opérai  : 

Un  petit  morceau  de  poisson  frais,  attaché  à  un  fil  et  entouré 
dune  bande  étroite  de  papier  tournesol,  fut  jeté  à  un  anthœa 
cerciis,  qui  l'engloutit  avec  avidité.  Je  donnai  à  un  crassicorne 
un  autre  mince  filet,  placé  longitudinalement  sur  un  papier 
semblable.  Si  quelque  sécrétion  acide  se  produisait,  ce  papier 
devait  rougir  ;  dans  le  cas  contraire,  la  couleur  bleue  ne  subi- 
rait aucune  altération.  Le  lendemain  matin,  j'examinai  les  dé- 
jections et  n'aperçus  aucune  trace  visible  de  réaction  acide. 
L'expérience  ayant  été  répétée  plusieurs  fois  dans  des  condi- 
tions diff'érentes,  et  toujours  avec  les  mêmes  résultats,  je  fus 
conduit  à  conclure  que  le  procédé  digestif  des  actinies  ne  com- 
porte aucun  fluide  acide. 

Mais  un  doute  subsistait  encore.  Les  sécrétions  dissolvantes 
sont  ou  acides,  ou  alcalines.  Les  mêmes  expériences  devaient 
donc  être  reproduites  avec  un  réactif  alcalin.  J'obtins  des  ré- 


140  REVUE   BRITANNIQUE. 

sultats  pareils,  et  me  trouvai  ainsi  parfaitement  d'accord  avec 
M.  Hollard*. 

Les  actinies  n'effectuent  donc  pas  la  préparation  de  leur  nour- 
riture par  des  moyens  chimiques,  et  il  serait  par  conséquent 
inexact,  dans  le  sens  strict  du  mot,  de  dire  qu'elles  digèrent. 
Mais  j'étais  curieux  de  savoir  jusqu'à  quel  point  elles  emploient 
les  moyens  mécaniques.  A  l'exemple  de  Réaumur,  qui  fit  avaler 
à  un  chien  une  boule  d'argent,  remplie  de  viande  et  forée  à 
jour,  j'ouvris  aux  deux  bouts  et  perçai  de  six  entailles  plusieurs 
tuyaux  de  plume,  de  six  lignes  de  longueur,  offrant  ainsi  d'am- 
ples moyens  à  tout  fluide  dissolvant  d'exercer  son  action  sur  le 
roasi-ft^d/" introduit  dans  les  plumes.  Le  lendemain,  je  ne  trou- 
vai pas  une  différence  sensible  entre  la  viande  injectée  et  d'au- 
tres morceaux  semblables,  plongés  dans  l'eau  pendant  le  même 
espace  de  temps.  Je  remarquai  au  contenu  de  l'une  des  plumes, 
quelque  peu  sorti  à  chaque  extrémité,  une  macération  que  je 
pris  dabord  pour  un  effet  digestif;  mais  le  microscope  me  fit 
voir  les  muscles,  les  fibres  et  les  stries  parfaitement  intacts.  La 
macération  était  donc  évidemment  d'une  nature  purement  mé- 
canique. La  viande  présentait  un  aspect  semblable  après  son 
éjection  par  les  actinies  ;  elle  était  pulpeuse,  incolore,  mais  les 
muscles  n'étaient  nullement  offensés.  Après  ces  résultats,  ma 
conclusion  ne  pouvait  être  douteuse. 

On  peut,  dans  l'échelle  des  séries  animales,  établir  ainsi  la 
complication  progressive  de  la  digestion  : 

Partant  de  la  simple  cellule  qui,  par  un  simple  procédé  à'en- 
dosmose,  tire  sa  nourriture  du  plasma  qui  l'entoure,  on  arrive 
d  abord  à  Yaclynophris  ou  amœba,  qui,  sans  bouche,  et  repliant 
sa  propre  substance  sur  l'aliment,  se  nourrit  comme  elle  peut  ; 
puis  aux  infusoires,  qui  ont  une  bouche,  mais  sont  totalement 
privés  d'estomac  ;  puis  au  polype,  dom  une  partie  du  tégument 
est  repliée  à  l'intérieur  et  lui  sert  de  bouche  et  d'estomac,  sans 
différer  anatomiquement  du  tégument  extérieur,  ni  physiologi- 

'  Il  est  remarquable,  et  je  m'en  suis'  souvent  assuré,  que  les  papiers  réactifs 
plongés  dans  l'intestin,  et  dans  la  cavité  inférieure,  soit  au  moment  de  la  diges- 
tion, soit  chez  l'animal  à  jeun,  ne  donnent  aucun  indice  d'ueidilé  ni  d'alcalinité.  — 
Eludes  zoolorjiquea  sur  le  fjenrc  aotima  {Revvc  et  mantusin  de  zoologie ,  n"  4. 
18.Vi). 


UN   NATURALISTE    AUX    SORLINGUES.  141 

quement,  dans  son  action,  de  celle  de  la  substance  gélatineuse 
de  Vamœba.  De  là,  nous  sommes  conduits  aux  annélides,  doués 
d'un  véritable  intestin  situé  dans  k  cavité  commune,  et  pourvus 
d'un  appareil,  ou  même  de  la  simple  apparence  d'un  appareil 
sécrétant,  fort  léger.  En  remontant  ainsi  pas  à  pas  la  construc- 
tion animale,  nous  arrivons  enfin  aux  mammifères,  dans  les- 
quels nous  trouvons  un  appareil  digestif  merveilleusement 
compliqué.  A  la  complexité  croisiante  des  organes,  s'unit  tou- 
jours la  complexité  croissante  de  la  nourriture  que  les  animaux 
digèrent,  depuis  les  gaz  simples  jusqu'aux  matières  les  plus 
substantielles. 

[Letvees's,  Blackwood  Magazine.) 


Ce  n'est  plus  seulement  dans  les  jardins  zoologiques  que  Ton  trouve 
ces  petits  océans,  près  desquels  le  bocal  à  poisson  rouge  n'est  plus  qu'un 
jouet  d'enfant,  mais  c'est  aussi  dans  les  salons,  où  ils  popularisent  l'é- 
tude de  richthyologie.  Après  V aquarium,  un  amateur  a  inventé  aussi  un 
vivarium  à  papillons  et  à  insectes.  On  parle  aussi  d'un  hryarium,  — jar- 
dinière de  cristal  pour  les  mousses,  dont  l'inventeur,  M.  H.  Higgins, 
faisait  dernièrement  la  description  devant  le  bureau  de  la  Société  Lin- 
néenne  de  Londres.  M.  Higgins  s'en  est  servi  lui-même  utilement  et 
agréablement  pour  étendre  son  étude  des  mousses,  dont  il  a  une  ma- 
gnifique collection. 


Dans  une  des  séances  de  cette  même  Société  Linnéenne,  M.  Sclater  a 
lu  un  mémoire  par  lequel  il  préconise  un  nouveau  système  de  classi- 
fication enbistoire  naturelle.  Entre  autres  faits  sur  lesquels  il  appuie 
sa  théorie,  il  prétend  que  le  globe  nourrit  sept  mille  cinq  cents  espèces 
d'oiseaux  et  attribue  à  chaque  espèce  deux  mille  lieues  carrées  de  la 
surface  terrestre. 


Un  M.  Gobley  vient  d'analyser  les  éléments  dont  se  compose  la  sub- 
stance des  colimaçons,  dans  le  but  de  découvrir  le  principe  auquel  on 
suppose  la  vertu  de  guérir  la  phthisie  pulmonaire.  Il  en  est  arrivé  à 
nier  que  ce  principe  existât  dans  le  corps  de  l'animal  ni  dans  sa  co- 
quille, le  carbonate  de  chaux  étant,  selon  lui,  sans  action  sur  le  tuber- 
cule de  l'organe  respiratoire. 


ROMANS- 


QU'EN  FERA-T-IL? 


CHAPITRE  XV  1. 


Quand  Dieu  le  veut,  tous  les  vents  amènent  la  pluie. 
(  Ancien  proverbe.  ) 

M.  Rugge  ne  s'était  pas  résigné  à  perdre  Sophie  et  une 
somme  de  cent  livres  sterling,  avant  de  se  donner  beaucoup  de 
peine,  —  et  de  peine  inutile,  —  pour  rattraper  l'une  ou  l'autre. 
Il  avait  été  voir  Jasper  Losely,  lorsque  ce  gentleman  habitait  le 
quartier  Saint-James  ;  mais  à  peine  avait-il  fait  allusion  à  la 
restitution  des  cent  livres  sterling,  que  Jasper  Losely,  ouvrant  la 
porte  et  la  fenêtre,  lui  olfrit  l'alternative  immédiate.  M.  Rugge, 
ayant  choisi  le  mode  de  sortie  le  plus  habituel,  exhala  sa  juste 
indignation  dans  une  lettre  émanée  de  l'étude  de  son  procureur, 
et  par  laquelle  on  menaçait  Jasper  de  le  poursuivre  pour  con- 
spiration frauduleuse.  Il  avait  aussi  fait  plus  d'une  visite  à 
Mrs.  Grane  :  celle-ci  l'avait  un  peu  calmé  en  reconnaissant  qu'on 
avait  très-mal  agi  avec  lui,  et  qu'on  devait  au  moins  lui  rendre 
son  argent.  Elle  promit  enfin  de  faire  de  son  mieux  pour  engager 
M.  Losely  à  «  se  conduire  en  homme  d'honneur.  »  Quant  à 
Sophie  elle-même,  3Irs.  Crâne  parut  éprouver  une  profonde  in- 
différence. En  effet,  la  haine  qu'elle  avait  certainement  conçue 

1  Voir  le  numéro  d  août. 


144  REVUE    BRITANNIQUE. 

pour  cette  enfant  dans  le  temps  qu'elle  était  confiée  à  ses  soins 
s'était  fort  amortie  par  suite  de  la  conduite  dénaturée  de  Losely 
à  son  égard.  Il  lui  importait  sans  doute  peu  que  Sophie  fût  entre 
les  mains  de  Rugge  ou  entre  celles  de  Waife  ;  il  lui  suffisait  de 
savoir  que,  dans  F  un  ou  l'autre  cas,  la  fille  d'une  femme  dont 
le  souvenir  soulevait  ses  ressentiments  les  plus  violents  était  ra- 
baissée à  un  degré  si  inférieur  au  sien  dans  l'échelle  sociale. 

Peut-être,  des  deux  protecteurs  éventuels  de  Sophie, —  Rugge 
et  Waife,  —  Mrs.  Crâne  eût-elle  été  la  seule  à  préférer  Waife. 
Il  était  à  un  degré  encore  plus  bas  que  le  directeur  ambulant  ; 
et,  quoiqu'elle  eût  si  cruellement  compromis  le  pauvre  estropié 
aux  yeux  de  M.  Hartopp,  elle  n'avait  pas  précisément  de  ven- 
geance à  assouvir  contre  lui.  Au  contraire,  si  elle  le  voyait  avec 
mépris,  c'était  un  mépris  qui  n'était  pas  exempt  de  pitié.  Il  fal- 
lait faire  au  maire  les  communications  qu'elle  lui  avait  faites, 
ou  ce  digne  magistrat  ne  se  serait  pas  dessaisi,  —  au  moins  pas 
avant  le  retour  de  Waife,  —  du  dépôt  que  celui-ci  lui  avait  con- 
fié. C'était,  d'ailleurs,  un  service  à  rendre  au  vieillard,  que  de 
lui  épargner  à  la  fois  une  scène  déchirante  avec  Jasper,  et  l'op- 
probre public  qui  eût  été  la  conséquence  de  toute  résistance  de 
sa  part  à  l'autorité  de  Jasper,  ou  d'une  altercation  quelconque 
entre  eux  deux.  Et  comme  l'objet  principal  de  Mrs.  Crâne  était 
alors  de  s'assurer  la  soumission  de  Jasper,  en  lui  faisant  voir 
qu'elle  pouvait  lui  être  utile,  les  Waife,  les  Sophie,  les  maires 
et  les  directeurs  de  spectacle  n'étaient  pour  elle  que  les  pions 
qu'un  joueur  fait  manœuvrer  sur  l'échiquier,  et  qu'il  sacrifie  se- 
lon l'intérêt  dominant  de  la  partie. 

Rugge  arriva  un  beau  jour,  tout  essoufflé  et  dans  une  grande 
agitation,  annoncer  à  Mrs.  Crâne  qu'on  avait  vu  Waife  à  Lon- 
dres. Son  clown  (le  clown  de  Rugge)  l'avait  vu,  non  loin  de  la 
Tour  ;  mais  Waife  avait  disparu  avant  que  le  clown,  perché  sur 
l'impériale  d'un  omnibus,  eût  le  temps  de  descendre. 

«  Et  lors  môme  qu'il  aurait  attrapé  M.  Waife,  fit  observer 
Mrs.  Crâne,  qu'en  serait-il  résulté?  Vous  n'avez  aucun  droit  sur 
M.  Waife. 

—  Mais  le  Phénomène  doit  être  avec  cet  odieux  ravisseur, 
répondit  Rugge.  Quoi  qu'il  en  soit,  madame,  j'ai  mis  à  l'œuvre 
un  ministre  de  la  justice,  —  c'est-à-dire  un  agent  de  la  police 


qu'en  fera-t-il?  145 

secrète;  et  ce  que  j'ai  maintenant  à  vous  demander  est  simple- 
ment ceci  :  dans  le  cas  où  il  serait  nécesaire  que  M.  Losely  com- 
parût avec  moi  devant  le  sénat,  —  je  veux  dire,  madame,  devant 
un  tribunal  de  police  métropolitaine,  —  afin  d'établir  mon  droit 
légal  à  la  possession  de  mon  Phénomène,  —  que  j'ai  acheté  et 
payé,  —  voudrez-vous  engager  cet  homme  audacieux  à  ne  pas 
présenter  encore  une  fois  à  mes  lèvres  la  coupe  empoisonnée? 

—  Je  ne  sais  même  pas  oii  est  M.  Losely...  Il  est  possible 
qu'il  ne  soit  pas  à  Londres. 

—  Madame,  je  l'ai  aperçu  hier  au  soir  au  Théâtre  de  la  Prin- 
cesse. J'étais  dans  la  galerie  à  un  shilling  ;  et  lui,  madame,  lui 
qui  me  doit  cent  livres,  —  il  était  dans  une  loge  réservée  ! 

—  Ah  !  vous  en  êtes  sûr  ?  Il  était  seul  ? 

—  Il  était  avec  une  dame,  — une  dame  ayant  un  châle  de 
cachemire.  Je  connais  ces  châles-là.  C'est  mon  père  qui  m'a 
appris  dès  ma  tendre  enfance  à  les  connaître  ;  mon  père  était 
un  ornement  du  commerce  anglais,  madame,  — un  négociant 
—  sur  gages.  Oui,  poursuivit  Rugge,  avec  un  sourire  foudroyant, 
cet  homme  dans  une  loge  réservée,  —  loge  qui  coûte  deux  livres 
deux  shillings  au  Théâtre  de  la  Princesse,  —  et  avec  les  dépouilles 
de  l'Inde  à  ses  côtés,  braqua  son  lorgnon  et  me  vit,  moi,  —  dans 
la  galerie  à  un  shilling  I  et  sa  conscience  ne  lui  dit  pas  ;  Ne  de- 
vrions-nous pas  changer  de  place,  si  je  payais  à  ce  gentleman 
les  cent  livres  que  je  lui  dois  ?  De  telles  choses  peuvent-elles 
être,  et  venir  nous  surpendre  comme  un  nuage  d'été,  sans  que 
nous  ayons  le  droit  de  nous  en^..,  je  vous  le  demande,  ma- 
dame, —  de  nous  en  étonner? 

—  Ah  1  avec  une  dame,  dites-vous?  »  s'écria  Arabella  Crâne, 
Et  son  courroux,  qui,  pendant  que  le  directeur  dramatique 

parlait,  avait  grondé  sourdement,  comme  l'orage,  éclata  : 

«  Cette  dame  connaîtra  l'homme  qui  vend  sa  fille  pour  lui  faire 
courir  les  foires  1  Sachez  seulement  où  elle  est,  et  revenez  me  voir 
avant  de  faire  un  pas  de  plus. — Ah!  avec  une  dame!  Allez 
trouver  votre  agent  de  la  police  secrète,  ou  plutôt  envoyez-le- 
moi.  Nous  découvrirons  d'abord  l'adresse  de  M.  Losely.  Je  me 
charge  de  tous  les  frais.  Comptez  sur  mou  zèle,  monsieur 
Rugge.  » 

>  Citalion  de  Shakspeare. 

8*  SÉRIE.  —  TOME  V.  10 


146  REVUE    BRITANNIQUE. 

M.  Rugge  s'en  alla,  très-réconforté.  Il  n'y  avait  pas  longtemps 
qu'il  était  parti,  lorsque  Jasper  Losely  lui-même  fit  son  appari- 
tion. Le  traître  entra  en  affectant  clans  ses  manières  plus  d'as- 
surance encore  quà  l'ordinaire,  comme  sil  se  fût  attendu  à  une 
réprimande  et  préparé  à  la  braver  ;  mais  Mrs.  Crâne  n'eut  garde 
de  lui  reprocher  son  absence  prolongée,  ou  de  se  montrer  sur- 
prise de  son  retour.  Avec  une  vraie  duplicité  féminine,  elle  le  re- 
çut comme  si  rien  n'était  arrivé.  Jasper,  ainsi  encouragé,  fit  des 
excuses  et  alla  de  lui-même  au-devant  des  explications  :  évidem- 
ment il  avait  besoin  de  Mrs.  Crâne. 

a  Le  fait  est,  ma  chère  amie,  dit-il,  en  se  laissant  tomber 
dans  un  fauteuil,  que  le  lendemain  du  jour  oiî  je  vous  vis  la 
dernière  fois,  je  passai  à  la  grande  poste  pour  voir  s'il  n'y  avait 
pas  de  lettres  pour  moi...  Vous  souriez...,  vous  ne  me  croyez 
pas?  Parole  d'honneur...  Les  voici...  » 

Et  il  tira  de  la  poche  de  côté  de  son  habit  un  portefeuille  neuf, 
—  un  élégant  portefeuille  —  en  odorant  cuir  de  Russie,  orne- 
ments en  relief,  fermoir  en  or,  garniture  en  soie,  —  porte-crayon 
à  pierre  fine,  —  canif  en  malachite,  —  un  arsenal  de  petits  us- 
tensiles rangés  chacun  dans  sa  case,  —  un  portefeuille,  en  un 
mot,  tel  quun  homme  ne  songerait  jamais  à  s'en  donner  un, 
non,  Sardanapale  lui-même.  Vous  n'en  recevez  jamais  de  pa- 
reils, heureux  célibataires,  que  comme  tributs  et  souvenirs  des 
belles  qui  vous  adorent  !  Mrs.  Crâne  jeta  sur  ce  portefeuille  un 
regard  féroce  :  c'était  la  première  fois  qu'elle  le  voyait.  Elle 
se  mordit  les  lèvres  de  dépit.  De  ce  charmant  portefeuille,  qui 
eût  encombré  la  poche  d'un  de  nos  dandys  à  la  taille  svelte,  mais 
qui  dessinait  à  peine  une  légère  saillie  sur  la  large  poitrine  de 
Jasper  Losely,  —  de  ce  portefeuille,  disons-nous,  le  monstre  tira 
deux  lettres,  écrites  sur  du  papier  de  France,  et  portant  un  tim- 
bre de  poste  étranger.  Il  les  replaça  vivement,  ne  laissant  à 
Mrs.  Crâne  que  le  temps  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'adresse,  et 
il  poursuivit  . 

«  Figurez-vous  que  cet  homme  si  fier  de  son  or,  ce  Grand 
Turc  d  infidèle,  qui  n'a  pas  voulu  me  croire,  a  été  en  France  : 
oui,  il  a  été  à  ***,  où  il  a  pris  des  renseignements,  qui  avaient 
évidemment  rapport  à  Sophie.  Mais  la  femme  qui  aurait  dû  le 
convertir  entièrement  prit  sa  volée,  et  elle  ne  le  vit  pas.  Que  le 


qu'en  fera-t-il?  147 

diable  remporte!  il  aurait  fallu  que  je  fusse  là.  Il  n'est  pas  dou- 
teux pour  moi  que,  quant  à  présent,  le  païen  persiste  dans  son 
aveuglement.  Parti  pour  l'Italie,  me  dit-on;  —  se  moquant  de 
moi,  violant  les  lois  de  la  nature,  et  courant  le  monde,  avec  ses 
mains  solitaires  dans  ses  poches  sans  fond,  —  commele  Juif  er- 
rant !  Mais,  pour  me  dédommager  un  peu  de  cette  mauvaise 
veine,  je  trouve  à  la  poste  une  autre  lettre,  plus  agréable  que 
celle  qui  m'apporte  cette  nouvelle.  Une  dame  riche,  d'un  cer- 
tain âge,  n'ayant  pas  d'enfants,  et  voulant  adopter  une  petite 
fdle  intéressante,  prendra  Sophie  :  si  je  veux  lui  céder  Sophie, 
la  chose  en  vaudra  la  peine  pour  moi.  Il  est  avantageux,  sous 
une  foule  de  rapports,  de  bien  caser  son  enfant,  dans  une  mai- 
son riche  :  cela  établit  des  droits  qui,  naturellement,  se  tradui- 
sent de  temps  à  autre  en  bons  sur  le  banquier;  et  je  ne  saurais 
considérer  ces  gracieusetés  comme  une  insulte,  —  moi,  le  père  ! 
Mais  la  première  condition,  c'est  de  rattraper  Sophie  :  c'est  pour 
cela  que  je  viens  réclamer  votre  secours  ;  — vous  êtes  si  habile  ! 
ô  la  meilleure  des  créatures!  Que  pourrais-je  faire  sans  vous? 
Comme  vous  le  dites,  toutes  les  fois  que  j'ai  besoin  d'une  amie, 
c'est  à  vous  que  je  viens,  Bella  !  » 

Mrs.  Crâne  regarda  fixement  Jasper.  On  ne  saurait  croire  com- 
bien les  femmes  lisent  plus  facilement  dans  la  pensée  des  hom- 
mes, que  les  hommes  dans  celle  des  femmes. 

o  Vous  savez  où  est  l'enfant,  dit-elle  lentement. 

—  Je  suppose  qu'elle  est  avec  le  vieux  ;  et  j'ai  vu  le  vieux, — 
je  lai  vu  hier. 

—  Continuez.  Vous  l'avez  vu,  —  oij  ? 

—  Près  du  pont  de  Londres. 

—  Que  pouviez-vous  avoir  à  faire  de  ce  côté-là?  Ah  !  je  de- 
vine, —  l'embarcadère  du  chemin  de  fer  —  de  Douvres.  Vous  al- 
liez à  l'étranger. 

—  Moi?  pas  du  tout  :  — vous  êtes  horriblement  soupçon- 
neuse, Bella.  La  vérité  est  que  j'étais  allé  au  chemin  de  fer  pour 
m'informer  de  quelques  bagages  ou  paquets  qu'un  de  mes  amis 
y  avait  fait  laisser...  Voyons,  ne  m'interrompez  pas.  Au  pied  du 
pont,  j'aperçois  tout  à  coup  le  vieux,  mais  changé,  —  cassé,  — 
un  œil  de  moins.  Vous  m'aviez  dit  que  je  ne  le  reconnaîtrais 
pas;  je  l'ai  reconnu  pourtant  :  je  n'aurais  jamais  reconnu  ses 


148  REVUE   BRITANNIQUE. 

traits  ;  je  l'ai  reconnu  à  la  forme  de  son  épaule,  à  un  certain 
mouvement  des  bras,  —  à  je  ne  sais  quoi  encore  qui  fait  qu'on 
reconnaît  un  homme,  que  l'on  a  connu  dès  son  enfance,  sans 
voir  son  visage.  0  Bella  !  je  vous  assure  que  je  me  suis  senti  aussi 
ému  —  aussi  ému  que  le  plus  grand  imbécile  qui  ait  jamais. . .  » 

Jasper  n'acheva  pas  sa  comparaison,  mais  il  s'arrêta  un  mo- 
ment, la  respiration  légèrement  oppressée,  puis  il  commença 
une  autre  phrase  : 

«  Il  vendait  quelque  chose  dans  un  panier,  —  des  allumettes, 
des  sous-pieds  de  botte,  le  diable  sait  quoi  !  lui!  un  homme  de 
talent,  aussi  !  J'aurais  volontiers  laissé  tomber  dans  ce  maudit 
panier  tout  l'argent  que  j'avais  sur  moi. 

—  Pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  fait  ? 

—  Comment  l'aurais-je  fait?  il  m'aurait  reconnu.  Il  y  aurait 
eu  une  scène,  —  un  esclandre,  —  la  foule  autour  de  nous.  Je 
n'avais  pas  d'idée  que  cela  me  bouleverserait  ainsi.  Et  le  voir 
vendre  des  allumettes,  encore  1  —  Il  est  heureux  que  nous  ne 
nous  soyons  pas  rencontrés  à  Gatesborough .  Je  ne  pense  pas  que 
j'eusse  voulu,  même  pour  ces  cent  livres,  me  trouver  face  à  face 
avec  lui.  Non!  comme  il  m'a  dit,  quand  nous  nous  sommes  sé- 
parés :  «  Le  monde  est  assez  grand  pour  nous  deux...  »  Donnez- 
moi  une  goutte  d'eau-de-vie...  Merci,  Bella  1 

—  Vous  ne  lui  avez  pas  parlé,  —  il  ne  vous  a  pas  vu  ;  mais 
vous  vouliez  ravoir  l'enfant,  —  vous  croyiez  avoir  la  certitude 
qu'elle  était  avec  lui  :  vous  l'avez  suivi,  sans  doute? 

—  Je  m'en  suis  bien  gardé,  —  il  aurait  fallu  commencer  par 
faire  le  pied  de  grue  pendant  des  heures.  Voyez-vous  un  homme 
comme  moi  en  sentinelle  auprès  du  pont  de  Londres  !  J'aurais 
été  trop  en  vue  ;  il  m'aurait  bientôt  remarqué,  quoique  j'eusse 
soin  de  me  tenir  du  côté  de  son  mauvais  œil.  J'ai  fait  mieux 
que  cela;  j'ai  chargé  un  petit  drôle  déguenillé  de  le  suivre,  et 
voici  son  adresse.  Maintenant,  voulez-vous  me  ravoir  Sophie 
sans  que  j'aie  aucun  embarras,  sans  que  j'aie  à  paraître?  J'ai- 
merais mieux  charger  un  régiment  de  grosse  cavalerie,  que  d'a- 
voir une  prise  avec  ce  vieillard. 

—  Et  pourtant  vous  voulez  lui  voler  cette  enfant,  —  son 
unique  consolation  ! 

—  Consolation  !  s'écria  Losely  avec  impatience.  L'enfant  ne 


qu'en  fera-t-il?  149 

peut  être  qu'une  charge  pour  lui,  —  il  est  à  désirer  qu'il  en  soit 
débarrassé.  C'est  pour  cette  enfant  qu'il  vend  des  allumettes  !  Ce 
serait  le  plus  grand  service  à  lui  rendre  que  de  l'empêcher  d'être 
grugé,  écrasé  par  cette  enfant  :  sans  elle,  il  trouverait  le  moyen 
de  se  tirer  d'affaire;  comment  donc!  il  est  encore  plus  habile 
que  moi  !  Tenez,  tenez,  donnez-lui  cet  argent,  mais  ne  dites  pas 
que  cela  vient  de  moi,  » 

Il  poussa,  sans  compter,  plusieurs  souverains, — au  moins 
douze  ou  quinze,  — dans  la  main  de  Mrs.  Crâne;  et  tel  est  le 
charme  puissant  du  moindre  acte  de  bonté,  même  de  la  part  des 
cœurs  les  plus  corrompus,  que  cet  éclair  passager  d'humanité 
dans  cette  ténébreuse  nature  de  Jasper  Losely  eut  pour  effet  de 
calmer  tout  à  coup  les  sentiments  d'irritation,  de  courroux,  de 
vengeance,  avec  lesquels  Mrs.  Crâne  regardait,  l'instant  d'avant, 
cet  être  perfide  ;  et  elle  le  contempla  avec  une  sorte  d'étonne- 
ment  mélancolique.  Quoi  !  il  ne  comprenait  pas  qu'il  allait  en- 
lever à  ce  vieillard  une  consolation  que  l'or  ne  pouvait  pas 
payer  ;  —  il  montrait  un  endurcissement  si  coupable  à  l'égard  de 
sa  propre  fille  ;  — et  pourtant  elle  tenait  là,  dans  sa  main,  la 
preuve  irrécusable  qu'il  y  avait  encore,  dans  cette  âme  cupide 
et  cynique,  un  reste  de  sensibilité,  d'attendrissement,  de  pitié  1  A 
cette  pensée,  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  tendre  dans  sa  propre 
nature  s'émut  en  faveur  de  Jasper,  —  la  douceur,  l'indulgence 
l'emportèrent.  Mais,  dans  ces  évolutions  rapides  du  cœur  fémi- 
nin, le  sentiment  même  qui  touchait  à  l'amour  ramena  la  ja- 
lousie qui  touchait  à  la  haine.  Comment  Jasper  avait-il  tant  d'ar- 
gent en  sa  possession,  —  plus  qu'il  n'en  avait  reçu,  il  y  avait 
déjà  quelque  temps,  cet  insatiable  dissipateur,  pour  la  tâche 
qu'il  avait  accomplie?  Et  ce  portefeuille  1 

a  Vous  êtes  devenu  bien  riche.  Jasper?  » 

Il  eut  l'air  un  peu  confus,  mais  il  répondit  presque  aussitôt, 
en  se  versant  un  second  verre  d'eau-de-vie  : 

«  Oui,  — la  roulette,  —  la  chance.  Voyons,  occupez-vous  de 
cette  affaire,  comme  une  bonne  créature  que  vous  êtes.  Ayez 
l'enfant  aujourd'hui  même,  si  c'est  possible.  Je  repasserai  dans 
la  soirée. 

—  Vous  l'emmèneriez  donc  tout  de  suite  à  l'étranger,  auprès 
de  cette  brave  dame  qui  veut  l'adopter  ?  S'il  en  est  ainsi,  nous 


150  REVUE    BRITANNIQUE. 

ne  nous  reverrons  plus,  jïmagine  ;  et  je  vous  aide  à  oublier  que 
j'existe  encore. 

—  A  l'étranger  !  — toujours  la  même  marotte  !  Eh  bien,  vous 
êtes  complètement  dans  Terreur  :  au  fait,  la  dame  en  question 
est  à  Londres.  C'est  pour  retirer  ses  effets  que  je  suis  allé  au 
chemin  de  fer.—  Ah!  ne  soyez  pas  jalouse,  —  c'est  une  per- 
sonne d'un  âge  mûr. 

—  Jalouse,  mon  cher  Jasper!  vous  oubliez...  — je  suis  comme 
votre  mère.  — Ainsi,  une  de  ces  lettres  vous  annonçait  l'arrivée 
prochaine  de  cette  dame  ;  vous  étiez  en  correspondance  avec 
cette  dame...  d'un  âge  mûr? 

—  Pas  précisément  en  correspondance;  mais,  en  quittant  la 
France,  j'ai  laissé  à  quelques  amis  mon  adresse,  poste  restante. 
Cette  dame,  qui  me  voulait  du  bien  (toutes  les  dames,  vieilles  ou 
jeunes,  qui  m'ont  connu,  me  veulent  toujours  du  bien),  cette 
dame  savait  que  j'avais  des  espérances  du  côté  de  l'enfant.  De 
sorte  qu'il  y  a  quelques  jours,  lorsque  j'étais  si  bas  percé,  je  lui 
écrivis  un  mot  pour  lui  dire  que  l'affaire  de  Sophie  n'avait  pas 
réussi,  et  que,  sans  une  amie  pleine  de  bonté  (c'est  vous),  je 
serais  exposé  à  me  trouver  sur  le  pavé.  Elle  me  répondit  qu'elle 
serait  à  Londres  en  même  temps  que  sa  lettre;  et  elle  me  donna 
une  adresse  ici,  où  j'aurais  de  ses  nouvelles  :  —  c'est  une  brave 
vieille  dame  qui  ne  connaît  pas  du  tout  Londres.  J'ai  été  fort 
occupé  pour  elle;  il  a  fallu  lui  trouver  une  maison,  lui  recom- 
mander des  fournisseurs,  —  et  tout  ce  qui  s'ensuit.  Elle  aime 
le  luxe,  et  ses  moyens  lui  permettent  de  se  passer  cette  fantaisie. 
La  maison  est  assez  agréable;  mais  nos  paisibles  soirées  ici  me 
rendent  presque  indifférent  à  tout  le  reste.  A  présent,  mettez 
votre  chapeau,  et  que  je  vous  voie  partir. 

—  A  une  condition,  mon  cher  Jasper;  —  c'est  que  vous  de- 
meurerez ici  jusqu'à  mon  retour.   » 

Jasper  lit  la  grimace  ;  mais,  comme  l'heure  du  dîner  appro- 
chait, et  qu'il  était  toujours  en  appétit,  il  finit  par  promettre 
d'employer  le  temps  de  l'absence  de  Mrs.  Crâne  à  faire  honneur 
à  un  repas  que  la  nouvelle  cuisinière  de  cette  dame  (il  le  savait 
par  expérience)  préparerait  avec  un  certain  art,  quoique  à  la 
hâte.  Mrs.  Crâne  le  quitta  donc  pour  commander  son  dîner  et 
mettre  son  châle  ainsi  que  sou  chapeau.  Mais,  arrivée  à  sa  cham- 


qu'en  fera-t-il?  151 

bre,  elle  sonna  Brigitte  Greggs;  et,  dès  que  cette  femme  de  con- 
fiance fut  montée,  elle  lui  dit  : 

«  Il  y  a,  dans  la  poche  de  côté  de  l'habit  de  M.  Losely,  un 
PORTEFEUILLE  :  ce  portefeuille  contient  des  lettres  qu'il  faut  que 
je  voie.  Je  vais  faire  semblant  de  sortir;  —  vous  laisserez  la 
porte  de  la  rue  enlr'ouverte,  atin  que  je  puisse  rentrer  sans  être 
remarquée.  Servez  le  dîner  le  plus  tôt  possible;  et,  quand  M.  Lo- 
sely, selon  son  habitude,  ôtera  son  habit  pour  endosser  sa  robe 
de  chambre,  trouvez  le  moyen  d'enlever  ce  portefeuille  sans 
qu'il  s'en  aperçoive.  Yous  me  l'apporterez  ici,  —  dans  cette 
chambre  :  il  ne  vous  sera  pas  moins  facile  de  le  remettre  ensuite 
à  sa  place.  Je  ne  le  garderai  qu'un  moment.  » 

Brigitte  lit  un  signe  de  tète  ;  elle  avait  compris.  Jasper,  debout 
à  la  fenêtre,  vit  Mrs.  Crâne  sortir  en  se  hâtant.  Use  jeta  alors  sur 
le  canapé  et  commença  à  s'assoupir  :  cet  assoupissement  ne  tarda 
pas  à  devenir  un  véritable  sommeil.  Brigitte,  entrant  pour  mettre 
le  couvert,  le  trouva  en  cet  état.  Elle  s'approcha  sur  la  pointe 
du  pied,  sentit  le  parfum  qu'exhalait  le  précieux  portefeuille,  et 
aperçut  ses  coins  dorés  qui  sortaient  de  la  poche  de  Ihabit. 
Elle  hésita,  —  elle  tremblait,  —  elle  avait  une  crainte  mortelle 
de  ce  farouche  dormeur  :  mais  le  sommeil  diminue  la  terreur 
qu'éprouvent  les  voleurs  ou  qu'inspirent  les  héros.  Elle  a  enlevé 
le  portefeuille,  — elle  s'est  enfuie  avec  son  butin,  — elle  est 
dans  la  chambre  de  Mrs.  Crâne,  moins  de  cinq  minutes  après 
que  cette  dame  est  rentrée  sans  bruit  chez  elle. 

Arabella  Crâne  fait  une  inspection  rapide  de  l'intérieur  du 
portefeuille,  —  et  tressaille  en  voyant,  sur  la  doublure,  ces  mots 
élégamment  brodés  en  fil  d'or  :  Souviens-toi  de  ta  Gabrielle. 
Du  reste,  pas  d'autres  lettres  que  les  deux  dont  Jasper  avait  dai- 
gné lui  laisser  entrevoir  l'adresse.  Elle  parcourut  ces  lettres  de 
ses  yeux  étincelants  ;  et,  lorsqu'après  les  avoir  remises  à  leur 
place,-elle  rendit  le  portefeuille  à  Brigitte  qui  était  là,  retenant 
sa  respiration  et  écoutant,  dans  la  crainte  que  Jasper  ne  s'éveil- 
lât, son  visage  était  livide...,  elle  frissonnait.  Restée  seule,  elle 
appuya  son  front  sur  sa  main,  ses  lèvres  s'agitant  comme  si  elle 
se  parlait  à  elle-même.  Puis  elle  redescendit  sans  bruit,  gagna 
de  nouveau  la  rue,  et  se  dirigea  rapidement  vers  sa  destination. 

Brigitte  ne  fut  pas  à  temps  pour  remettre  le  portefeuille  dans 


152  REVUE    BRITANNIQUE. 

la  poche  de  Jasper;  car,  lorsqu'elle  rentra,  Jasper  se  tournait  et 
étendait  ses  membres  comme  une  personne  qui  n'est  plus  en- 
dormie, et  qui  n'est  pas  encore  bien  éveillée.  Mais  elle  laissa 
adroitement  tomber  le  portefeuille  sur  le  tapis,  devant  le  canapé  : 
Jasper,  en  s'éveillant  tout  à  fait,  croirait  qu'il  avait  glissé  de  sa 
poche  dans  les  mouvements  naturels  du  sommeil. 

En  effet,  lorsqu'il  se  leva,  —  le  dîner  étant  servi,  —  il  ramassa 
le  portefeuille  sans  soupçon.  Mais  il  était  heureux  que  Brigitte 
n'eût  pas  attendu  l'occasion  que  lui  avait  suggérée  sa  maîtresse; 
car  Jasper,  en  passant  sa  robe  de  chambre,  remarqua  que  son 
habit  avait  besoin  d'être  brossé,  et,  lorsqu'il  le  remit  à  la  domes- 
tique dans  ce  but,  il  eut  soin  d'en  ôter  le  portefeuille  qu'il  plaça 
dans  quelque  autre  réceptacle  de  son  vêtement. 

Mrs.  Crâne  revint  en  moins  de  deux  heures,  et  avec  un  air  de 
désappointement  qui  prépara  aussitôt  Jasper  à  apprendre  que 
les  oiseaux  qu'il  s'agissait  de  mettre  en  cage  étaient  envolés. 

«  Ils  sont  partis  cette  après-midi,  dit-elle,  en  jetant  sur  la 
table  les  souverains  de  Jasper,  comme  s'ils  eussent  brûlé  ses 
doigts.  Mais  laissez  faire;  je  me  charge  de  les  trouver.  » 

Jasper  exprima  sa  mauvaise  humeur  par  une  série  d'inter- 
jections malsonnantes,  mais  dépourvues  de  sens  ;  puis ,  ne 
voyant,  pour  le  moment,  aucun  autre  moyen  d'utiliser  l'adresse 
et  le  bon  vouloir  de  Mrs.  Crâne,  il  dîna,  finit  son  flacon  d'eau-de- 
vie  et  lui  souhaita  le  bonsoir,  en  promettant  de  revenir,  mais 
sans  lui  faire  connaître  sa  propre  adresse.  Aussitôt  qu'il  fut 
parti,  Mrs.  Crâne  sonna  de  nouveau  Brigitte. 

«  Vous  m'avez  dit,  la  semaine  passée,  que  votre  beau-frère 
Simpson  voulait  aller  en  Amérique,  où  on  lui  offrait  du  travail, 
mais  qu'il  n'avait  pas  le  moyen  de  payer  les  frais  du  voyage.  Je 
vous  ai  promis  de  l'aider,  si  cela  pouvait  vous  rendre  service. 

— Vous  êtes  un  ange,  mademoiselle!  s'écria  Brigitte  en  faisant 
une  profonde  révérence,  —  si  profonde  qu'on  eût  dit  qu'elle  se 
se  mettait  à  genoux  ;  et  puissiez-vous  être  récompensée  dans  le 
paradis  où  il  n'y  a  ni  traîtres  ni  scélérats  1 

• — C'est  bien,  c'est  bien!  dit  Mrs.  Crâne,  reculant  peut-être  de- 
vant cette  bénédiction  de  la  reconnaissance.  Vous  m'avez  été  fl- 
dole  comme  personne  ne  l'a  jamais  été  ;  mais  il  ne  faut  pas 
considérer  le  service  dont  il  s'agit  comme  une  récompense.  Ce 


qu'en  fera-t-il?  153 

sera  un  service  réciproque,  si  votre  beau-frère  veut,  de  son  côté, 
me  faire  une  faveur.  Il  emmène  avec  lui  sa  fille,  qui  n'est  qu'une 
enfant.  Je  désire,  Brigitte,  qu'ils  soient  inscrits  sur  la  liste  des 
passagers  du  paquebot  sous  les  noms  de  William  et  Sophie  Waife  : 
il  va  sans  dire  qu'une  fois  débarqués  ils  pourront  reprendre  leurs 
propres  noms.  Voici  le  prix  du  passage  et  quelque  chose  en  sus. 
—  Oh  !  pas  de  remercîments.  J'ai  les  moyens  de  faire  cette  dé- 
pense. Allez  trouver  votre  beau-frère  demain  matin,  toute  affaire 
cessante;  et  souvenez-vous  qu'il  faut  qu'il  parte  par  le  prochain 
paquebot  qui  quitte  Liverpool  jeudi. 


CHAPITRE  XVI. 

Ces  pauvres  cannibales  du  gousset,  comme  la  société  les  persécute!  Un  domestique 
donnerait  congé  à  ses  maîtres  si  on  le  dérangeait  pendant  ses  repas.  Mais  le  can- 
nibale du  gousset  est  la  plus  accommodante  des  créatures  ;  il  ne  donne  jamais 
congé,  et  —  il  ne  le  reçoit  pas  souvent  quand  on  le  lui  donne. 

Quelle  que  fijt  la  source  d'oii  provînt  l'argent  dont  Jasper 
Losely  avait  si  généreusement  distrait  les  souverains  destinés  à 
consoler  Waife  de  la  perte  de  Sophie,  cette  source  était  tarie, 
ou  devenue  tout  à  fait  insuffisante  pour  ses  besoins.  L'élasticité 
était,  en  effet,  une  heureuse  propriété  des  besoins  de  M.  Losely. 
Ils  s'accommodaient  avec  une  précision  mathématique  à  l'état 
de  ses  finances,  —  c'est-à-dire  qu'ils  exigeaient  toujours  exac- 
tement cinq  fois  le  montant  des  ressources  mises  à  sa  disposition. 
Depuis  un  shilling  jusqu'à  un  million,  vous  n'aviez  qu'à  mul- 
tiplier par  cinq  le  total  de  ses  moyens  pour  arriver  au  chiffre 
de  ses  besoins. . .  Jasper  passa  chez  Poole,  qui  se  rétablissait  len- 
tement, mais  sans  pouvoir  encore  quitter  la  chambre,  et  qu'il 
trouva  dans  une  disposition  d'esprit  plus  mélancohque  qu'à 
l'ordinaire  :  l'oncle  Sam  avait  déclaré  brutalement  que  s'il  était 
responsable  des  péchés  de  son  filleul,  il  n'était  pas  responsable 
de  ses  dettes,  et  qu'il  croyait  que  ce  que  Dolly  Poole  avait  de 
mieux  à  faire,  c'était  d'aller  passer  quelque  temps  en  prison,  et 
de  se  libérer  ainsi  envers  ses  créanciers.  A  cette  nouvelle,  Jasper 
commença  à  se  plaindre  delà  rigueur  de  son  propre  sort  : 

"  Et  dire  que  cela  arrive  justement  au  moment  oix  l'une  des 


154  REVUE    BRITANNIQUE. 

plus  belles  femmes  de  Paris  est  venue  ici  exprès  pour  me  voir, — 
une  dame  qui  a  voiture,  Dolly  !  Je  vous  aurais  présenté  si  vous 
aviez  été  en  état  de  sortir.  On  ne  peut  pas  toujours  lui  emprun- 
ter,—  c'est  dommage.  Il  y  a  bien  encore  la  mère  Crâne, — celle-là 
vendrait  pour  moi  la  robe  quelle  a  sur  le  dos;  mais  elle  me 
gourmande  et,  en  vérité,  elle  me  fait  peur.  D'ailleurs,  elle  me 
tend  des  pièges  pour  m'humilier ,  —  elle  m'a  fait  travailler  comme 
si  j'étais  un  commis  1  (Ce  n'est  pas  que  je  veuille,  pour  cela,  rien 
dire  qui  soit  blessant  pour  vous,  Dolly.  Si  vous  êtes  commis,  ou 
quelque  chose  comme  cela,  vous  n'en  êtes  pas  moins,  au  fond, 
un  gentleman.)  —  Eh  bien  donc,  ce  qû"il  y  a  de  clair,  c'est  que 
nous  voilà  tous  les  deux  à  sec,  et  que  mon  opinion  est  qu'il  ne 
nous  reste  plus  qu'à  tenter  quelque  coup  de  tête. 

—  Je  ne  m'oppose  point  aux  coups  de  tête,  mais  je  n'en  vois 
pas  à  tenter  ;  et  le  coup  de  tête  de  l'oncle  Sam,  qui  voudrait  m'en- 
voyer  à  la  prison  de  la  Flotte  *,  ne  me  va  pas  du  tout. 

—  Prison  de  la  Flotte!  quelle  baliverne! — Non,  vous  n'avez 
jamais  été  en  Russie,  n'est-ce  pas?  Pourquoi  n'irions-nous  pas 
tous  deux?  Mon  amie  de  Paris,  M™^  Caumartin,  devait  aller  en 
Italie;  mais  ses  plans  sont  changés,  et  elle  ne  rêve  plus  mainte- 
nant que  Saint-Pétersbourg.  Elle  attendra  quelques  jours,  pour 
vous  donner  le  temps  de  vous  rétablir.  Nous  partirons  tous  en- 
semble, et  nous  nous  amuserons!  Les  Russes  raffolent  du  whist  : 
nous  nous  introduirons  dans  les  meilleurs  cercles,  et  nous  vi- 
vrons comme  des  princes.  » 

Là-dessus,  Jasper  Losely  se  lança  dans  un  tel  éloge  des  char- 
mes de  l'existence  russe,  que  Dolly  Poole  ferma  ses  yeux  fatigués 
et  se  figura  descendre  la  Neva  en  traîneau,  couvert  de  fourrures, 
—  avec  une  comtesse  qui  l'attendait  à  dîner,  et  des  comtes  par 
douzaines,  prêts  à  parier  des  sommes  fabuleuses  contre  Jasper 
Losely. 

Après  avoir  transporté  son  ami  dans  cette  région  fantastique. 
Jasper,  redescendant  de  ces  hauteurs  aériennes  dans  le  monde 
prosaïque,  termina  son  discours  par  cette  observation,  d'une 
déplorable  réalité,  qu'il  n'était  pas  possible  daller  à  Saint-Pé- 
tersbourg, et,  une  fois  là,  de  s'introduire  dans  les  meilleurs  cer- 
cles, sans  avoir  quelque  petit  capital  disponible. 

1  Prison  pour  délies. 


qu'en  fera-t-il?  155 

«  Je  vais  vous  dire  ce  que  nous  ferons,  ajouta-t-il.  M"^  Cau- 
martin  vit  en  grande  dame.  Persuadez  au  vieui  Lathani,  votre 
patron,  de  lui  escompter  un  billet  de  cinq  cents  livres  sterling, 
qu'elle  souscrira  à  trois  mois  de  date,  et,  l'affaire  faite,  nous 
aurons  tous  levé  le  pied  en  un  clin  d'oeil.  » 

Doliy  Poole  secoua  la  tète  : 

«  Le  vieux  Latliam,  dit-il,  est  trop  retors  pour  cela  !  —  Une 
étrangère  I  —  Il  exigerait  une  caution. 

—  C'est  moi  qui  serai  la  caution.  » 

Dolly  Poole  secoua  la  télé  une  seconde  fois  d'une  manière 
encore  plus  significative. 

«  Mais,  reprit  Jasper,  ne  dites-vous  pas  qu'il  escompte  le  pa- 
pier, —  qu'il  fait  fortune  à  ce  commerce-là? 

—  C'est  vrai  ;  mais  il  ne  ferait  pas  fortune  à  escompter  du 
papier  comme  celui  que  vous  proposez,  —  soit  dit  sans  vous 
offenser. 

—  Oh  !  entre  amis  on  peut  tout  dire.  —  Vous  lui  avez  pré- 
senté des  billets  qu'il  a  escomptés? 

—  Oui,  —  du  bon  papier, 

—  Du  papier  portant  de  bonnes  signatures  est  du  bon  papier. 
Pour  apposer  de  bonnes  signatures,  il  suffit  de  connaître  l'écri- 
ture des  gens.  » 

Dolly  Poole  tressaillit  et  devint  blême.  C'était  un  fripon,  — 
tricheur  aux  cartes,  escroc  sur  le  turf;  —  mais  un  faux  !  c'était 
un  crime  encore  nouveau  pour  lui.  La  seule  idée  lui  en  donna 
un  nouvel  accès  de  fièvre.  Et,  tandis  que  Jasper  aggravait  son 
mal  en  cherchant  à  raisonner  avec  ses  appréhensions,  heureuse- 
ment pour  Dolly,  l'oncle  Sam  entra.  L'oncle  Sam,  vieux  négo- 
ciant expérimenté,  n'eut  pas  plutôt  jeté  les  yeux  sur  le  brillant 
Jasper  qu'il  éprouva  pour  ce  personnage  une  répugnance  in- 
stinctive, la  répugnance  qu'éprouverait  une  oie  à  la  vue  d'un 
renard  en  conversation  familière  avec  sa  progéniture.  Il  en  sa- 
vait déjà  assez  sur  le  genre  de  vie  et  la  société  choisie  de  son  filleul 
pour  avoir  la  certitude  que  Dolly  Poole  avait  contracté  des  habi- 
tudes qui  n'étaient  rien  moins  que  commerciales,  et  fréquentait 
des  gens  qui  n'étaient  rien  moins  que  sûrs.  Il  pensa  que  la  seule 
chance  de  le  sauver  était  d'agir  sur  son  esprit  pendant  que  le 
corps  était  encore  malade,  de  manière  qu'il  pût,  en  revenant  à 


156  REVUE   BRITANNIQUE. 

la  santé,  rompre  avec  toutes  ses  anciennes  connaissances.  En 
voyant  Jasper  dans  son  costume  de  dandy,  avec  des  muscles  de 
boxeur,  Toncle  Sam  crut  voir  l'incarnation  de  tous  les  péchés 
auxquels  un  parrain  prend  rengagement  de  faire  renoncer  un 
filleul.  Aussi  se  rendit-il  si  désagréable,  que  Jasper,  fort  dégoûté, 
se  hâta  de  se  retirer  ;  et  l'oncle  Sam,  en  aidant  la  garde  à  plonger 
DoUy  dans  son  lit,  eut  la  brutalité  de  signifier  à  son  neveu,  en 
termes  très-clairs,  que,  s'il  rencontrait  encore  cet  individu  chez 
lui,  il  pouvait  s'attendre  à  ne  jamais  revoir  la  couleur  de  l'argent 
de  son  oncle  Sam.  Comme  DoUy  commençait  à  pleurnicher,  le 
brave  oncle  s'attendrit,  lui  mit  la  main  sur  l'épaule  et  lui  dit  : 

«  Mais,  dès  que  vous  serez  sur  pied,  je  vous  emmène  à  la 
campagne,  où  vous  serez  hors  de  tout  danger  de  mal  faire,  et 
oij  je  vous  garderai  jusqu'à  ce  que  je  vous  aie  trouvé  une  femme 
qui  aura  soin  de  vous.  » 

A  cette  agréable  perspective,  DoUy  se  mit  à  pleurnicher  de 
plus  belle.  Mais  Toncle  Sam  avait  pris  son  parti,  et,  pour  plus 
de  sûreté,  avant  de  rentrer  au  café  de  Gloucester,  où  il  logeait, 
il  donna  l'ordre  positif  à  l'hôtesse  de  son  neveu,  qui  respectait 
en  lui  Ihommequi  pourrait  payer  un  jour  ce  que  lui  devait  Dolly 
Poole,  il  lui  donna  l'ordre,  disons-nous,  de  ne  laisser  entrer, 
sous  quelque  prétexte  que  ce  fût,  aucune  des  mauvaises  connais- 
sances de  son  neveu,  et  particulièrement  l'individu  qu'il  avait 
rencontré  là.  Puis  il  ajouta  : 

«  Il  y  va  de  la  vie  de  mon  neveu,  et,  qui  plus  est,  du  montant 
de  votre  mémoire.  » 

En  conséquence,  lorsque  Jasper  Losely  revint,  le  même  soir, 
pour  voir  Dolly  Poole,  l'hôtesse  l'informa  des  ordres  qu'elle  avait 
reçus,  et,  insensible  à  ses  cajoleries  comme  à  ses  remontrances, 
elle  lui  ferma  la  porte  au  nez.  Mais  un  chroniqueur  français  nous 
apprend  que,  lors  du  siège  de  Paris  par  Henri  IV,  bien  qu'il  ne 
fût  pas  possible  de  faire  entrer  un  pain  dans  la  ville,  les  billets 
doux  n'en  circulaient  pas  moins  entre  la  ville  et  le  camp,  avec 
la  même  facilité  que  s'il  n'y  avait  pas  eu  de  siège.  Est-ce  que 
Mercure,  d'ailleurs,  n'est  pas  le  dieu  de  l'argent,  aussi  bien  que 
des  amours?  Poussé  par  M""^  Caumartin,  qui  avait  ses  raisons 
pour  échanger,  le  plus  tôt  possible,  le  séjour  de  Londres  contre 
celui  de  Saint-Pétersbourg,  Jasper  entretenait  une  correspon- 


qu'en  fera-t-il?  157 

dance  intime  et  active  avec  Dolly  Poole,  par  rintermédiaire  de 
la  garde  qui,  heureusement,  n'était  pas  à  l'épreuve  de  la  séduc- 
tion de  quelques  shillings.  Poole  persista  à  repousser  l'infâme 
proposition  de  son  ami;  mais,  dans  le  cours  de  cette  correspon- 
dance, il  laissa  entrevoir,  d'une  manière  assez  incohérente,  —  car 
sa  tète  commençait  à  s'égarer  un  peu,' —  la  possibilité  d'une  ma- 
nœuvre non  moins  criminelle,  —  idée  dont  s'empara  aussitôt 
Jasper,  aidé  peut-être  par  l'esprit  encore  plus  développé  de 
M™^  Caumartin,  et  dont  il  eut  bientôt  calculé  les  chances  de 
succès  et  combiné  les  moyens  d'exécution.  Parmi  les  billets  qu'il 
escomptait,  le  vieux  M.  Latham  avait  du  papier  de  clients  hon- 
teux qui ,  par  des  raisons  personnelles ,  désiraient  que  leurs 
transactions  avec  lui  demeurassent  tout  à  fait  secrètes  :  ces  bil- 
lets-là, il  les  gardait  en  portefeuille,  dans  sa  caisse  particulière. 
Dolly  Poole  savait  qu'il  en  avait,  entre  autres,  un  de  mille  livres 
sterling,  souscrit  par  un  jeune  lord,  possesseur  d'immenses  pro- 
priétés, mais  grevées  de  telles  substitutions,  qu'il  ne  pouvait  ni 
vendre,  ni  hypothéquer,  et  que,  par  conséquent,  il  avait  souvent 
besoin  de  quelques  centaines  de  livres  pour  ses  menus  plaisirs. 
Ce  seigneur  portait  un  grand  nom  ;  sa  fortune  était  universelle- 
ment connue,  sa  réputation  sans  tache.  11  n'était  personne  qui 
ne  se  fût  empressé  d'accepter  sa  signature  comme  argent  comp- 
tant. Si  Poole  pouvait  seulement  se  procurer  ce  billet  !  Il  n'avait, 
croyait-il,  que  quelques  semaines  à  courir.  Jasper  ou  Mrs.  Cau- 
martin pourraient  le  faire  escompter  par  le  propre  banquier  de 
lord  ***  lui-même ,  ou  (si  l'on  craignait  que  ce  ne  fût  trop  hasar- 
deux) par  tout  escompteur  de  profession  ;  et  tous  trois  auraient 
décampé  avant  qu'on  eût  pu  concevoir  le  moindre  soupçon.  Mais, 
pour  ouvrir  cette  caisse  du  vieux  Latham,  il  faudrait  une  fausse 
clef.  Poole  suggéra  l'expédient  de  prendre  l'empreinte  de  la  ser- 
rure avec  de  la  cire.  Jasper  lui  fournit  un  moyen  plus  expéditif, 
—  un  outil  en  fer  de  forme  étrange,  qui  avait  l'air  dun  instru- 
ment de  torture.  Tout  ce  qu'il  fallait  maintenant,  c'était  que 
Poole  fût  suffisamment  remis  pour  reprendre  son  service  chez 
M.  Latham,  et  qu'il  se  fût  débarrassé  de  l'oncle  Sam  en  lui  pro- 
mettant d'aller  le  rejoindre  à  la  campagne  dès  qu'il  aurait  con- 
sciencieusement mis  à  jour  quelques  travaux  nécessairement  ar- 
riérés. Pendant  cet  échange  de  correspondance.  Jasper  Losely 


158  REVUE     BRITANNIQUE. 

évita  Mrs.  Crâne;  c'était  chez  M"^  Caumartin  qu'il  prenait  ses 
repas  et  passait  ses  heures  de  loisir.  Là,  il  n'avait  besoin  ni  de 
robe  de  chambre  ni  de  pantoufles  pour  se  sentir  chez  lui .  M™^  Cau- 
martin avait  réellement  pris  une  maison  de  belle  apparence  dans 
une  rue  des  quartiers  fashionables.  Elle  avait  personnellement 
cet  air  que  les  Français  appellent  distingué  :  —  habillée  dans  la 
perfection,  de  la  tète  aux  pieds  ;  soignée  et  irréprochable  comme 
une  épigramme.  Sa  tête  avait  la  forme  de  celle  du  cohra  capello 
pur  sang  :  —  front  bas  et  uni,  s'élargissant  vers  le  haut;  men- 
ton en  pointe,  mais  mâchoire  forte ,  dents  merveilleusement 
blanches,  petites,  à  pointes  aussi  acérées  que  celles  du  poisson 
qu'on  appelle  «  diable  de  mer;  »  yeux  semblables  à  des  émeraudes 
foncées,  dont  les  pupilles,  —  lorsqu'elle  était  en  colère  ou  qu'elle 
réfléchissait,  —  remontaient  vers  les  tempes,  émettant  un  rayon 
vert  lumineux,  qui  traversait  l'espace  comme  la  lueur  qui  s"é- 
chappe  dune  lanterne  sourde;  teint  superlativement  féminin, 
—  non  pas  pâle,  mais  d'un  blanc  mat,  comme  si  elle  eût  vécu 
d'amandes  et  d'arsenic  ;  des  mains  fines  et  comme  privées  de 
sang,  avec  des  doigts  tellement  effilés  en  pointe,  qu'on  eût 
dit  qu'ils  se  terminaient  par  des  aiguillons;  les  manières  d'une 
personne  qui  avait  parcouru  tous  les  rangs  de  la  société,  depuis 
les  plus  élevés  jusqu'aux  plus  bas,  et  qui,  partout,  avait  dupé  les 
plus  fins.  Si  tel  eût  été  son  plaisir,  un  prince  royal  aurait  cru  que 
sa  jeunesse  s'était  écoulée  dans  un  palais  de  porphyre!  Si  tel 
eût  été  son  plaisir,  un  vieux  troupier  aurait  juré  qu'elle  avait 
été  vivandière!  M""^  Caumartin  pouvait  avoir  près  de  quarante 
ans.  Elle  paraissait  plus  jeune  ;  mais  eût-elle  eu  cent  vingt  ans, 
qu'elle  n'aurait  pas  pu  être  plus  corrompue.  Heureuse  Sophie  ! 
si  c'était  pour  préserver  sa  jeunesse  d'êlre  jamais  caressée  dans 
d'élégants  boudoirs  par  ces  mains  si  blanches,  que  le  vieil  es- 
tropié lavait  arrachée  à  la  malveillance  moins  cruelle  d'Arabella 
Crâne!  Mille  fois  mieux  valait  encore  pour  elle  le  théâtre  forain 
de  Ilugge;  —  mille  fois  mieux  les  sentiers  dérobés,  les  noms 
supposés  et  les  exercices  savants  de  Sir  Isaac  1 

Mais  nous  devons,  même  à  Jasper  Losely,  cette  justice  dédire 
ici  que,  dans  le  dessoin  qu'il  avait  récemment  formé  de  faire 
passer  Sophie  des  mains  de  Waifo  dans  celles  de  M""^  Cau- 
martin, il  n'avait  pas  d'idée  aussi  odieusement  criminelle  que 


qu'en  fera-t-il?  159 

celles  que  lui  prêtait  la  jalouse  Arabella,  d'après  le  caractère  de 
la  Parisienne.  Son  but  réel  (quel  qu'il  fût)  en  essayant,  en  ce 
moment,  de  reprendre  possession  de  l'enfant,  était  innocent  au- 
près des  moindres  soupçons  de  Mrs.  Crâne.  Mais,  après  tout, 
s'il  eût  reconquis  Sophie  et  que  le  but  qu'il  se  proposait  eût 
été  manqué  (comme  il  l'aurait  probablement  été),  que  serait- 
elle  devenue?  Perdue  pour  Waife,  peut-être  pour  toujours,  — 
jetée  sur  une  terre  étrangère,  — et  sous  une  pareille  tutelle! 
Grave  question,  dont  il  était  peu  vraisemblable  que  Jasper  Lo- 
sely  se  préoccupât  beaucoup,  —  lui  qui  montrait  si  peu  de  pré- 
voyance quant  à  la  question  principale,  celle  de  savoir  ce  qu'il 
deviendrait  lui-même  tôt  ou  tard  ! 

Cependant  Mrs.  Crâne  veillait.  L'agent  de  la  police  secrète  que 
lui  avait  envoyé  Rugge  ne  put  lui  procurer  les  renseignements 
dont  Rugge  avait  besoin  et  dont  elle  n'avait  plus  besoin  ;  mais 
elle  donna  à  cet  agent  quelques  informations  sur  M"'*"  Caumar- 
tin.  Un  jour,  vers  le  soir,  elle  fut  surprise  de  recevoir  la  visite  de 
l'oncle  Sam.  Il  venait  ostensiblement  pour  la  remercier  des  bon- 
tés quelle  avait  eues  pour  son  filleul  et  neveu,  et  pour  la  prier 
de  ne  pas  lui  en  vouloir  s'il  avait  été  un  peu  rude  pour  M.  Lo- 
sely,  qui  était,  d'après  ce  que  lui  avait  dit  Dolly,  un  de  ses  amis. 

o  Voyez-vous,  madame,  lui  dit-il,  mon  neveu  Dolly  est  un 
jeune  homme  faible  et  qui  se  laisse  facilement  entraîner  :  mais, 
heureusement  pour  lui,  il  n'a  pas  d'argent,  et  il  a  une  constitu- 
tion délicate.  Il  est  donc  possible  qu'il  se  repente,  tandis  qu'il  en 
est  temps  encore  ;  et  si  je  pouvais  lui  trouver  une  femme  qui  sau- 
rait le  gouverner,  il  ne  manque  pas,  en  somme,  de  moyens  et  il 
peut  encore  devenir  un  homme  pratique.  Je  lui  ai  dit  et  répété 
qu'il  devrait  aller  en  prison,  mais  cétait  seulement  pour  lui  faire 
peur;  —  le  fait  est  que  je  veux  qu'il  aille  à  la  campagne,  oii  il 
sera  en  sûreté,  et  qu'il  n'a  pas  lair  de  s'en  soucier.  Je  suis  donc 
obligé  de  lui  dire  :  «  Ma  maisonnette,  de  la  bière  de  ménage  et 
du  mouton  de  Soulhdown,  mon  cher  Dolly,  ou  bien  une  pri- 
son de  Londres  et  la  ration  des  débiteurs.  -->  Il  faut  bien  laisser 
le  choix  à  un  jeune  homme,  ma  chère  dame.  » 

Mrs.  Crâne  ayant  fait  observer  qu'il  était  impossible  de  parler 
plus  sensément,  loncle  Sara  devint  encore  plus  eommunicalif. 

«  Je  croyais  enfin  le  tenir,  jusqu'au  jour  où  j'ai  rencontré 


160  REVUE    BRITANNIQUE. 

M.  Losely  dans  sa  chambre.  Mais,  depuis  ce  temps-là,  je  ne  sais 
comment  cela  se  fait,  ce  garçon  a  toujours  eu  quelque  chose 
dans  l'esprit,  —  quelque  chose  qui  ne  me  revient  pas  du  tout; 
on  dirait  qu'il  a  la  tête...  là,  — un  peu  dérangée.  Je  soupçonne 
la  vieille  garde  de  faire  passer  des  lettres.  Je  Ten  ai  accusée  et  elle 
m'a  offert  aussitôt  de  jurer  sur  la  Bible,  —  et  elle  sentait  le  gin, — 
deux  circonstances  qui,  prises  ensemble,  sont  fort  suspectes. 

—  Mais,  dit  Mrs  Crâne,  que  ces  confidences  commençaient  à 
intéresser  vivement,  en  supposant  que  M.  Losely  et  M.  Poole  cor- 
respondent entre  eux,  qu'en  conclure? 

—  C'est  précisément  ce  que  je  voudrais  savoir,  madame.  Ex- 
cusez-moi ;  je  n'ai  pas  l'intention  de  médire  de  M,  Losely,  — 
c'est  un  fashionable,  et  voilà  tout,  je  le  crois.  Mais  je  n'en  suis 
pas  moins  persuadé  qu'il  a  mis  dans  la  tête  de  mon  neveu  quel- 
que chose  qui  l'a  dérangée.  Le  voilà  qui  est  maintenant  debout 
et  habillé,  lorsqu'il  devrait  être  dans  son  lit,  jurant  qu'il  ira  de- 
main chez  le  vieux  Latham,  et  qu'il  a  sur  la  conscience  un  long 
arriéré  de  travail  !  C'est  la  première  fois  que  je  l'entends  parler 
de  sa  conscience,  —  cela  est  suspect  !  Et  il  n'a  plus  peur  lorsque 
je  lui  parle  d'aller  en  prison  pour  payer  ses  dettes  ;  —  et  il  semble 
très-désireux  de  me  voir  parti  de  Londres  ;  —  et  lorsque  j'ai 
prononcé  devant  lui  le  nom  de  M.  Losely  (adroitement,  ma  chère 
dame,  —  seulement  pour  voir  l'effet  que  cela  produirait),  il  est 
devenu  blanc  comme  ce  papier;  puis  il  s'est  mis  à  prendre  des 
airs  d'importance  et  à  dire  que  M.  Losely  serait  un  grand  per- 
sonnage, et  que  lui  aussi  serait  un  grand  personnage,  et  qu'il 
n'avait  pas  besoin  de  mon  argent,  —  qu'il  pouvait  avoir  autant 
d'argent  qu'il  en  voulait  !  Tout  cela  m'a  l'air  très-suspect,  ma  chère 
dame.  Ah!  s'écria  l'oncle  Sam  en  joignant  les  mains,  je  crains 
qu'il  ne  médite  quelque  chose  de  pire  que  tout  ce  qu'il  a  fait 
jusqu'ici  et  que  son  cerveau  ne  puisse  y  résister.  Il  a  beaucoup 
de  respect  pour  vous,  madame,  et  vous  avez  de  l'amitié  pour 
M.  Losely.  Or,  supposez  maintenant  que  M.  Losely  ait  eu  l'idée 
de  ce  que  ces  beaux  messieurs  du  sport  appellent  un  bon  tour; 
supposez  que  le  lils  de  ma  sœur,  ayant  l'esprit  dérangé,  fasse 
quelque  chose  de  criminel.  Je  vous  en  conjure,  mistress  Crâne, 
allez  voir  M.  Losely  et  dites-lui  que  Dolly  Poole  n'est  pas  sur,  — 
pas  sûr  du  tout! 


qu'en  fera-t-il?  161 

—  Il  vaut  beaucoup  mieux  que  j'aille  trouver  votre  neveu,  dit 
Mrs.  Crâne;  et  c'est  ce  que  je  vais  faire  immédiatement,  avec 
votre  permission.  Il  faut  que  je  le  voie  seule.  Oi!i  vous  retrou- 
verai-je? 

—  Au  café  Gloucester.  Ah  !  ma  chère  dame,  comment  puis-je 
assez  vous  remercier?  Ce  garçon  ne  vous  est  rien  ;  mais  à  moi,  il 
est  le  fils  de  ma  sœur,  —  le  coquin  1  » 


CHAPITRE  XVII. 

Dices  laboranles  in  uno 
Penelopen  vitreamque  Circen*. 
Horace. 

Mrs.  Crâne  trouva  Dolly  Poole  dans  son  petit  salon,  orné  de 
gravures  représentant  des  danseuses  d'opéra,  des  boxeurs,  des 
chevaux  de  course  et  le  chien  Billy.  Dolly  Poole  était  en  grande 
toilette.  Ses  joues,  ordinairement  si  pâles,  étaient  fort  colorées. 
Il  était  évidemment  dans  un  état  de  grande  exaltation  ;  il  fît  un 
salut  très-profond  à  Mrs.  Crâne,  l'appela  Madame  la  comtesse, 
lui  demanda  s'il  y  avait  longtemps  qu'elle  n'avait  été  sur  le  con- 
tinent et  si  elle  connaissait  M'"'^  Caumartin  ;  si  la  noblesse  de 
Saint-Pétersbourg  aimait  la  joie,  ou  si  elle  était  collet-monté  et 
se  donnait  des  airs  ;  —  toutes  ces  questions  faites  coup  sur  coup, 
et  sans  attendre  les  réponses.  Il  n'était  pas  douteux  qu'il  y  avait 
du  trouble  dans  ses  idées. 

Mrs.  Crâne  lui  posa  brusquement  la  main  sur  l'épaule  : 

«  Vous  allez  tout  droit  à  la  potence,  lui  dit-elle  vivement.  A 
genoux  1  et  dites-moi  tout  :  je  garderai  votre  secret  et  je  vous  sau- 
verai. Mentez,  —  et  vous  êtes  perdu  1  » 

Dolly  Poole  fondit  en  larmes  et  se  jeta  machinalement  à  ge- 
noux, comme  on  le  lui  commandait. 

Au  bout  de  dix  minutes,  Mrs.  Crâne  savait  tout  ce  qu'elle  vou- 
lait savoir  :  elle  s'empara  des  lettres  de  Losely,  et,  laissant  Poole 
la  tête  plus  rassise  et  le  cœur  plus  léger,  elle  se  hâta  d'aller  retrou- 
ver l'oncle  Sam  au  café  Gloucester. 

^  Tu  chanteras  la  patiente  Pénélope,  la  trompeuse  Circé,  et  leur  amour  inquiet 
pour  le  même  héros.  (Odes,  I,  15.) 

8^   SÉRIE. — TOME   V.  H 


162  REVUE    BRITANNIQUE. 

o  Emmenez  votre  neveu  ce  soir  même,  lui  dit-elle,  et  ne  le 
perdez  pas  de  vue  d'ici  à  six  mois.  Souvenez-vous  de  ceci  :  ce  ne 
sera  jamais  un  homme  de  bien  ;  mais  vous  pouvez  l'empêcher 
d'aller  sur  les  pontons.  Faites  comme  je  vous  dis  ;  croyez-moi.  » 

Avant  que  l'oncle  Sam  eût  pu  lui  répondre,  elle  avait  dis- 
paru. 

Elle  se  rendit,  en  le  quittant,  au  domicile  particulier  de  l'a- 
gent de  la  police  secrète  avec  qui  elle  était  déjà  abouchée,  — 
cette  fois,  moins  pour  donner  des  renseignements  que  pour  en 
recevoir.  Une  demi-heure  ne  s'était  pas  écoulée  depuis  cette 
entrevue,  qu'Arabella  Crâne  était  dans  la  rue  qu'habitait  M'"^  Cau- 
martin.  Les  lampes  étaient  allumées;  la  rue,  tranquille  même 
pendant  le  jour,  était  alors  presque  déserte.  Toutes  les  fenêtres 
de  l'élégante  maison  de  M™^  Caumartin  étaient  fermées  par 
des  volets  et  des  rideaux,  excepté  à  l'étage  du  salon.  Des  fe- 
nêtres de  cet  étage  les  lumières  de  l'intérieur  se  répandaient 
sur  un  balcon  garni  de  plantes.  —  Une  de  ces  fenêtres  était 
entrouverte.  De  temps  en  temps,  Mrs.  Crâne,  du  poste  d'obser- 
vation qu'elle  avait  pris,  pouvait  entrevoir  une  forme  humaine 
passant  derrière  les  rideaux  de  mousseline,  ou  entendre  les  éclats 
de  quelque  rire  bruyant.  Dans  son  costume  gris  foncé,  recouvert 
d'un  manteau  encore  plus  foncé,  elle  se  tenait  immobile,  les 
yeux  fixés  sur  ces  fenêtres.  Les  rares  piétons  qui  passaient  au- 
près d'elle  se  retournaient  involontairement  pour  regarder  la 
ligure  d'une  personne  aussi  immobile,  puis  la  maison  sur  la- 
quelle cette  figure  semblait  être  attachée  ;  et  il  n'était  pas  un  de 
ces  curieux  qui  ne  hasardât  quelque  conjecture  sur  le  mal  que 
pouvaient  présager  à  cette  maison  ces  yeux  noirs  et  farouches  qui 
la  surveillaient  avec  une  expression  si  menaçante.  Elle  resta 
ainsi,  —  s'éloignant  quelquefois  de  son  poste,  comme  une  sen- 
tinelle de  sa  guérite,  faisant  quelques  pas  à  droite  ou  à  gauche, 
revenant  au  même  point  et  reprenant  son  immobilité,  —  elle 
resta  ainsi,  disons-nous,  des  heures  entières.  La  soirée  s'écoula, 
—  la  nuit  lui  succéda  et  s'avança  lentement  elle-même  vers  le 
moment  où  l'aube  allait  la  remplacer  :  Arabella  Crâne  était  tou- 
jours au  même  endroit,  les  yeux  toujours  fixés  sur  cette  maison. 
Enfin,  la  porte  s  ouvrit  sans  bruit,  • —  un  homme  de  haute  taille 
sortit  d'un  pas  léger,  fredonnant  l'air  d'une  chanson  française. 


qu'en  fera-t-il?  Î63 

Comme  il  arrivait  droit  sur  Arabella  Crâne,  celle-ci,  dégageant 
tout  à  coup  de  dessous  son  manteau  son  long  bras  et  sa  main 
maigre,  l'arrêta.  Il  tressaillit  et  la  reconnut  : 

«  Vous  ici!  sécria-t-il  ;  —  vous!  à  pareille  heure!  —  vous! 

—  Oui,  moi,  Jasper  Losely,  ici,  —  pour  vous  donner  un  avis. 
Demain  les  agents  de  la  police  seront  dans  cette  maison  mau- 
dite. Demain,  cette  femme,  —  non  pas  pour  ses  crimes  les  plus 
odieux,  —  ceux-là  échappent  à  la  loi,  —  mais  pour  ses  moin- 
dres crimes,  qiii  orit  u^otivé  les  poursuites  de  la  loi,  —  cette 
femme  sera  en  prison...  >'on  !  vous  ne  retournerez  pas  chez  elle 
pour  l'avertir,  comme  je  vous  avertis.  (Jasper  s'était  débarrassé 
de  son  étreinte  et  avait  fait  quelques  pas  vers  la  maison.)  Si  vous 
le  faites,  partagez  son  sort  :  je  vous  abandonne. 

—  Que  voulez-vous  dire?  dit  Jasper  s'arrêtant  et  se  rappro- 
chant lentement  d'elle.  Expliquez-vous  plus  clairement.  Si  cette 
pauvre  M""^  Caumc^^tin  s'est  fourrée  dans  quelque  mauvaise  af- 
faire, ce  qui  ne  me  paraît  guère  vraisemblable,  en  quoi  cela  me 
concerne-t-il  ? 

—  Cette  femme,  que  vous  appelez  Caumartin,  s'est  sauvée  de 
Paris  pour  échapper  à  la  justice  française.  On  est  sur  ses  traces  ; 
|e  gouvernement  français  a  demandé  soq  extradition. . .  Ah  !  vous 
souriez,  —  cela  ne  vous  concerne  pas? 

—  Certainement  non. 

—  Mais  des  fournisseurs  anglais  pnt  aiissi  porté  plainte  contre 
elle  ;  et  s'il  est  prouvé  que  vous  la  connaissiez  sous  son  vrai 
nom,  — linfàme  Gabrielle  Desmarets;  —  s'il  est  prouvé  que 
vous  avez  passé  les  billets  de  banque  français  qu'elle  a  volés; 
—  si  vous  vous  êtes  rendu  son  complice,  en  lui  faisant  obtenir 
des  marchandises  sous  sqn  faux  nopo  ;  si  vous,  enricl^i  par  ses 
vols,  vous  l'aidez  ici  4  commettre  de  nouvelles  escroqueries,  — 
vous  pourrez  être  à  l'abri  de  la  justice  française,  mais  serez- vous 
à  l'abri  de  la  justice  anglaise?  Il  est  possible  que  vous  soyez  in- 
nocent. Jasper  Losely  ;  s'il  en  est  ainsi,  vous  n'avez  rien  k 
craindre.  Mais  il  est  possible  aussi  que  vous  soyez  coupable  : 
dans  ce  cas.  cachez-vous,  ou  suivez-moi!  » 

Jasper  réfléchit.  Son  premier  mouvement  fut  d'avoir  impli- 
citement confiance  en  ?Jrs.  Crâne  et  de  profiter,  .>aus  perdre  un 
momen).,  des  conseils  que  lui  donnait  une  intelligence  si  supé- 


164  REVUE    BRITANNIQUE, 

rieure  à  la  sienne.  Mais,  se  rappelant  tout  à  coup  que  Dolly  Poole 
s'était  chargé  d'avoir  le  lendemain  le  billet  de  mille  livres  ster- 
ling, et  que,  s'il  fallait  absolument  prendre  la  fuite,  il  y  avaiten- 
core  une  chance  de  ne  pas  s'enfuir  les  mains  vides,  —  son  audace 
naturelle  et  la  cupidité  le  décidèrent  à  risquer  au  moins  un  re- 
tard de  quelques  heures.  Après  tout,  Mrs.  Crâne  n'exagérait-elle 
pas?  Son  conseil  n'était-il  pas  celui  d'une  femme  jalouse? 

«  Dites-moi,  je  vous  prie,  reprit-il  en  marchant  à  ses  côtés  et 
fixant  sur  elle  des  yeux  perçants,  —  comment  avez-vous  appris 
tous  ces  détails? 

—  Par  un  agent  de  la  police  secrète,  employé  pour  tâcher  de 
retrouver  Sophie.  En  causant  avec  lui,  le  nom  de  Jasper  Losely, 
comme  protecteur  légal  de  l'enfant,  fut  nécessairement  men- 
tionné :  ce  nom  était  déjà  associé  à  celui  de  la  soi-disant  Cau- 
martin.  Ainsi,  c'est  l'enfant  que  vous  vouhez  livrer  à  cette  mi- 
sérable femme  qui  vous  évite  indirectement  la  honte  de  partager 
son  sort. 

— Allons  donc  !  dit  Jasper  avec  entêtement,  quoique  les  paroles 
de  Mrs.  Crâne  produisissent  une  certaine  impression  sur  lui.  Je 
ne  vois  pas,  en  y  réfléchissant,  qu'on  puisse  rien  prouver  contre 
moi.  Je  ne  suis  pas  tenu  de  savoir  pourquoi  une  dame  change 
de  nom,  ni  d'oii  lui  vient  son  argent.  Quant  aux  crédits  que  lui 
ont  fait  des  fournisseurs,  cela  ne  vaut  pas  la  peine  d'en  parler: 
la  plus  grande  partie  de  ce  qu'elle  a  est  payée, — ce  qui  n'est  pas 
payé  est  plus  que  garanti  par  la  valeur  de  son  mobilier.  Bah  !  on 
ne  m'effraye  pas  si  facilement.  —  Je  ne  vous  en  suis  pas  moins 
obligé.  A  présent,  retournez  chez  vous  :  il  est  horriblement  tard. 
Bonsoir,  ou  plutôt,  bon  matin. 

—  Jasper,  écoutez-moi  bien  1  Si  vous  revoyez  cette  femme,— 
si  vous  faites  la  moindre  démaT-che  pour  la  sauver  ou  la  défen- 
dre, —  je  le  saurai,  et  vous  perdrez  en  moi  votre  dernière  amie, 
—  votre  dernière  espérance,  —  votre  dernière  planche  de  salut 
sur  un  abîme  !  » 

Ces  paroles  furent  prononcées  avec  une  telle  solennité,  qu'elles 
allèrent  au  cœur  de  cet  être  insouciant  et  endurci. 

a  Je  n'ai  nulle  envie  de  la  défendre  ni  de  la  sauver,  dit-il  avec 
une  égoïste  sincérité  ;  et,  après  ce  que  vous  avez  dit,  j'aimerais 
autant  entrer  dans  un  brûlot  que  de  remettre  les  pieds  dans  cette 


qu'en  fera-t-il?  165 

maison-là.  Mais  laissez-moi  quelques  heures  pour  réfléchir  à  ce 
que  je  dois  faire. 

—  Oui,  réfléchissez.  —  Je  vous  attends  demain.  » 
Jasper  se  dirigea,  par  les  rues  qu'éclairait  déjà  le  crépuscule, 
vers  un  nouveau  logement  qu'il  avait  loué  non  loin  de  chez  la 
Caumartin.  Mrs.  Crâne  resserra  son  manteau  autour  deson  corps 
maigre,  et,  prenant  une  direction  opposée,  elle  chemina  par  des 
rues  encore  plus  solitaires,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût]  arrivée  à  sa 
porte,  où  l'accueillit  avec  joie  la  fidèle  Brigitte. 


CHAPITRE  XVIII. 

L'espérance  fait  miroiter  son  prisme  aux  yeu.x  de  M.  Riigge.  Il  est  désabusé  par 
un  homme  de  loi,  et  s'abandonne  à  sa  douleur.  Mais  M.  Rugge,  à  son  tour,  ti  ompc 
l'homme  de  loi,  quoique  sans  le  savoir;  et  l'homme  de  loi  trompe  son  client^  ce 
qui  met  six  shillings  huit  pence  dans  sa  poche  i. 

Le  lendemain  matin,  Mrs.  Crâne  était  à  peine  habillée,  lorsque 
M.  Rugge  frappa  à  sa  porte.  L'agent  de  la  police  secrète  avait 
annoncé,  la  veille,  à  ce  dernier  que  AYiUiam  et  Sophie  AVaife 
étaient  partis  pour  l'Amérique.  Hors  de  lui,  le  malheureux  di- 
recteur courut  au  bureau  des  paquebots,  oiion  lui  laissa  inspecter 
les  registres  qui  lui  confirmèrent  l'odieuse  nouvelle.  Comme  si 
la  Fortune  eût  voulu  se  jouer  de  lui,  il  trouva,  en  rentrant,  un 
billet  poli  de  M.  Gotobed,  le  célèbre  avoué,  qui  le  priait  de  passer 
à  son  étude,  au  sujet  d'une  jeune  actrice,  nommée  Sophie  Waife, 
et  qui  lui  donnait  à  entendre  que  «  cette  visite  pourrait  être 
avantageuse  pour  lui.  »  Rêvant  pour  un  moment  que  c'était 
peut-être  M.  Losely  qui,  éprouvant  un  remords  de  conscience, 
avait  voulu  lui  restituer  ses  centlivresslerlingpar l'intermédiaire 
de  son  homme  de  loi,  il  se  rendit  incontinent  à  l'étude  de  M.  Go- 
tobed,-et  fut  introduit  aussitôt  dans  le  cabinet  de  l'illustre  pra- 
ticien. 

a  Je  vous  demande  pardon,  monsieur,  dit  M.  Gotobed  avec 
une  politesse  solennelle,  mais  j'ai  su  accidentellement,  il  y  a  un 
jour  ou  deux,  par  mon  maître  clerc,  qui  lui-même  l'avait  appris, 

'  8  fr.  50  c.  C'est  la  somme  allouée  à  un  homme  de  loi  pour  une  lettre  émanée  de 
son  étude.  {Xote  du  liédacteur.) 


166  REVUE    BRItÀNiSriQUE. 

accidentellement  aussi,  d'iin  de  ses  amis,  amateur  du  sport,  que 
vous  aviez  donné  à  Humberston,  pendant  la  semaine  des  cour- 
ses, des  représentations  où  figurait  une  jeune  actrice  désignée, 
sur  les  affiches  (en  voici  une),  sous  le  nom  de  Juliet  Araminta, 
et  que  vous  aviez  déjà,  m'a-t-on  dit*  produite  en  public  dans  le 
comté  de  Surrey  et  ailleurs  ;  mais  on  supposait  qu'elle  âVâit 
rompu  ce  premier  engagement  etqu'ellë  avait  quitté  votre  troupe 
avec  son  grand-père,  William  Waife.  Un  de  mes  clients,  qui  est 
une  personne  riche,  très-respectâble,  et  qui  s'intéresse,  par  pure 
bienveillance,  audit  William  Waife  et  à  sa  petite-fiUe,  Sophie 
Waife,  m'a  chargé  de  savoir  oi^i  ils  demeurent.  Ayez  donc  la 
bonté  de  me  remettre  cette  enfant  et  de  m'indiquer  en  même 
temps  l'adresse  de  son  grand-père,  s'il  ne  fait  réellement  plus 
partie  de  votre  troupe  ;  et,  sans  attendre  d'autres  instructions  de 
mon  client,  qui  est  à  l'étranger,  je  puis  prendre  sur  moi  de  vous 
dire  que  vous  serez  largement  indemnisé  de  tout  sacrifice  qui 
résulterait  pour  vous  de  la  perte  de  votre  jeune  actrice. 

—  Monsieur!  s'écria  lé  malheureux  et  imprudent  Rugge,  j'ai 
payé  cent  hvres  sterling  pour  cette  maudite  enfant,  — un  engage- 
ment de  trois  ans, — et  j'ai  été  volé.  Rendez-moi  ces  cent  livres,  et 
je  vous  dirai  oi^i  elle  est,—  et  son  bigame  de  grand-pèi-e aussi.  » 

En  entendant  parler  en  termes  si  peu  flatteurs  des  personnes 
i-ecommandées  à  la  charité  désintéressée  de  son  client,  le  prudent 
avoué,  semblable  au  limaçon  qui  rentre  ses  cornes,  retira  ses 
offres  pécuniaires. 

«  Monsieur  Rugge,  dit-il,  je  conclus  de  ce  que  vous  venez  de 
direqiie  vous  n'êtes  pas  en  mesure  de  remettre  entré  mes  mains 
cette  enfant  Sophie,  autrement  dit  Juliet  Araminta.  Vous  de- 
mandez cent  livres  sterling  pour  me  faire  savoir  oià  elle  est. 
Avez-vous  un  titre  légitime  à  sa  possession? 

-^  Cettâinernent,  monsieur  :  elle  est  ma  propriété. 

—  il  est  donc  clair  que,  bien  que  vous  puissiez  savoir  où  elle 
est,  vous  ne  pourriez  lavoir  vous-même,  et  que  vous  no  pour- 
riez, par  conséquent,  la  remettre  entte  mes  mains.  Peut-être 
est-elle  —  au  ciel  ? 

—  Que  le  diable  l'emporte,  monsieur  !  —  Non,  —  elle  est  en 
Amérique  1  ou  en  route  pour  y  arriver. 

—  Etes-vous  sûr  de  ce  que  vous  dites  là? 


qu'en  fera-t-il?  167 

—  Je  viens  du  bureau  des  paquebots,  et  j'ai  vu  leurs  noms 
sur  le  registre.  William  et  Sophie  Waife  sont  partis  de  Liverpool 
il  y  a  eu  jeudi  huit  jours. 

—  Et  ils  avaient  contracté  un  engagement  avec  vous,  —  reçu 
votre  argent  l  Ils  ont  rompu  l'engagement,  et  se  sont  sauvés  avec 
l'argent  !  Ce  sont  vraiment  de  vilaines  gens. 

—  De  vilaines  gens,  vous  avez  bien  raison,  —  des  escrocs, 
eux  et  toute  leur  séquelle.  Et  l'ingratitude  !  —  J'étais  plus  qu'un 
père  pour  cette  enfant  {il  commença  à  pleurnicher)  :  j'avais  aussi 
une  enfant  à  moi,  morte  de  convulsions  en  faisant  ses  dents. 
J'espérais  que  celle-là  la  remplacerait,  et  je  rêvais  à  la  direction 
du  théâtre  d'York;  mais...  » 

Ici,  sa  voix  se  perdit  dans  les  pHs  d'un  mouchoir  de  poche 
rouge,  merveilleusement  sale. 

Cependant,  M.  Gotobed,  ayant  appris  tout  ce  qu'il  désirait 
savoir,  et  n'étant  pas  d'ailleurs  un  homme  au  cœur  sec,  comme 
sont  en  général  les  avoués  de  premier  ordre,  tira  sa  montre 
et  dit  : 

«  Monsieur,  on  a  très-mal  agi  à  votre  égard,  à  ce  que  je  vois. 
Je  suis  obligé  de  vous  quitter  :  j'ai  un  rendez-vous  dans  la  Cité. 
Je  ne  puis  vous  faire  rentrer  dans  vos  cent  livres  ;  mais  acceptez 
cette  bagatelle  (un  billet  de  banque  de  cinq  livres)  pour  le  temps 
que  vous  avez  perdu  à  venir  ici.  {Sonnant  violemment.)  Holàl 
quelqu'un  !  la  porte  pour  monsieur.  » 

Ce  même  soir,  M.  Gotobed  écrivait  une  longue  lettre  à  M.  Darrell 
pour  l'informer  qu'après  beaucoup  de  peine  et  de  nombreuses 
démarches,  il  avait  été  assez  heureux  pour  acquérir  la  preuve 
que  le  comédien  ambulant  et  la  petite  fille  que  M.  Darrell,  dans 
sa  bonté,  l'avait  chargé  de  rechercher,  étaient  des  gens  fort  peu 
dignes  d'intérêt,  et  qu'ils  avaient  quitté  l'Angleterre  pour  les 
Etats-Unis,  comme  font,  heureusement,  la  plupart  des  garne- 
ments de  cette  espèce. 

Cette  lettre  parvint  à  Guy  Darrell  bien  loin  de  l'Angleterre,  au 
milieu  de  la  pompe  sohtaire  de  quelque  vieille  cité  d'Italie,  et 
le  récit  que  lui  avait  fait  Lionel  au  sujet  de  la  jeune  fille  était 
un  peu  effacé  de  ses  sombres  pensées.  Naturellement,  il  supposa 
que  ce  jeune  homme  avait  été  la  dupe  d'un  joli  minois  et  de 
l'inexpérience  de  son  bon  cœur;  —  et  voilà  où  aboutissent  la 


168  REVUE    BRITANNIQUE. 

moitié  des  efforts  des  hommes  qui  confient  à  d'autres  le  soin 
fastidieux  de  l'exécution  des  intentions  humaines  !  Les  balances 
de  la  justice  terrestre  sont  tenues  en  équilibre,  non  pas  par  de 
gros  poids,  mais  par  des  grains  infinitésimaux,  et  il  faut  le  soin 
le  plus  minutieux,  la  patience  la  plus  réfléchie,  la  plus  grande 
déUcatesse  d'attouchement,  pour  les  ajuster  et  les  fixer.  Il  est 
peu  de  nos  erreurs,  nationales  ou  individuelles,  qui  viennent 
du  dessein  d'être  injustes, —  mais  la  plupart  d'indolence  oud'in- 
capacité  de  lutter  contre  la  difficulté  d'être  justes.  Les  péchés  de 
commission  peuvent  quelquefois  ne  pas  blesser  l'examen  rétro- 
spectif de  la  conscience.  Ils  sont  larges,  bien  visibles  ;  —  nous 
les  avons  avoués,  déplorés,  atténués  par  le  repentir,  peut-être 
effacés  par  l'expiation.  Mais  les  péchés  d'omission,  tellement  ca- 
chés parmi  nos  émotions  quotidiennes,  mêlés,  confondus,  in- 
aperçus dans  la  routine  conventionnelle  de  l'existence,  —  hélas! 
s'ils  venaient  à  surgir  tout  à  coup  de  leur  ombre,  à  se  grouper 
ensemble  en  masse  serrée  et  en  ordre  accusateur,  —  hélas  !  hélas  ! 
est-ce  que  le  meilleur  d'entre  nous  ne  reculerait  pas  épouvanté, 
—  est-ce  que  le  plus  orgueilleux  ne  s'humilierait  pas  devant  le 
trône  de  la  Miséricorde? 


CHAPITRE  XIX. 

La  joie  revient^  néanmoins,  au  cœur  de  M.  Rugge  ;  et  l'espérance  s'attache  à  son 
tour  à  Mrs.  Crâne,  —  une  très-belle  espérance,  aussi,  —  taille  de  six  pieds  un 
pouce,  —  vigoureuse  comme  Achille,  et  le  pied  aussi  léger  ! 

Nous  avons  laissé  M.  Rugge  à  la  porte  de  Mrs.  Crâne  :  intro- 
duisons-le. Il  se  précipite  dans  son  salon  en  s'essuyant  le  front. 
«  Madame!  ils  sont  partis  pour  l'Amérique  ! 

—  C'est  ce  qac  j'ai  appris.  Vous  avez  bien  droit  à  ce  qu'on 
vous  rende  votre  argent. 

—  J'ai  droit. . . ,  cela  va  sans  dire  ;  mais . . . 

—  Le  voici.  Remettez-moi  l'engagement  qui  vous  donnait 
droit  aux  services  de  l'enfant.  » 

Rugge  vit  un  paquet  de  billets  de  banque,  et  put  à  peine  en 
croire  ses  yeux.  Il  avança  vivement  la  main  ;  —  les  billets  de 
banque  reculèrent,  comme  le  poignard  dans  Macbeth. 


qu'en  fera-t-il?  169 

«  L'engagement  d'abord,  »  dit  Mrs.  Crâne. 

Rugge  produisit  son  portefeuille  gras,  et  en  tira  l'engagement 
inutile. 

<t  Maintenant,  reprit  Mrs.  Crâne,  vous  n'avez  plus  à  vous 
plaindre  ;  et  si  jamais  vous  rencontrez  cette  jeune  fille,  souve- 
nez-vous que  vous  n'avez  plus  aucun  droit  sur  elle. 

—  Que  les  dieux  soient  loués  !  Je  le  reconnais,  madame  :  j'ai 
eu  assez  d'elle  comme  cela.  Mais  vous  êtes  une  dame  de  la  tête 
aux  pieds,  et  permettez-moi  d'ajouter  que  je  vous  offre  vos  en- 
trées à  vie.  » 

Rugge  parti,  Arabella  Crâne  sonna  Brigitte. 

«  Bon  Dieu!  mademoiselle,  s'écria  celle-ci  par  un  mouvement 
involontaire,  qui  croirait  que  vous  avez  été  toute  la  nuit  dehors? 
Il  y  a  bien  des  années  que  je  ne  vous  ai  vu  si  bonne  mine. 

—  Ahl  dit  Arabella  Crâne,  je  vous  dirai  pourquoi.  Je  viens 
de  faire  ce  que,  depuis  bien  des  années,  je  n'avais  jamais  cru 
devoir  faire  encore,  —  une  bonne  action.  Cette  enfant,  —  cette 
Sophie,  —  vous  vous  rappelez  avec  quelle  dureté  je  l'ai  traitée  ? 

—  Il  ne  faut  pas  chercher  à  vous  blâmer  de  cela,  mademoi- 
selle. Vous  l'avez  nourrie,  vêtue,  quand  son  propre  père,  le 
monstre,  l'abandonnait  pour  vous  l'envoyer,  —  à  vous!  —  Com- 
ment pouviez-vous  aimer  et  caresser  son  enfant, — leur  enfant?  » 

Arabella  Crâne  baissa  tristement  la  tête  : 

«  Ce  qui  est  passé  est  passé,  dit-elle.  J'ai  vécu  pour  sauver 
cette  enfant,  et  mon  âme  semble  soulagée  d'une  malédiction. 
Maintenant,  écoutez  :  je  vais  quitter  Londres,  —  l'Angleterre, 
probablement  ce  soir  même.  Vous  garderez  cette  maison  :  qu'elle 
soit  toujours  prête  à  me  recevoir,  à  quelque  moment  que  je 
revienne.  L'homme  d'affaires,  chargé  de  toucher  mes  loyers, 
vous  donnera  de  l'argent  à  mesure  que  vous  en  aurez  besoin.  Ne 
vous  gênez  pas,  Brigitte.  J'ai  économisé,  économisé,  économisé, 
pendant  de  longues  et  tristes  années,  —  quand  je  n'avais  pas 
autre  chose  qui  m'intéressât,  —  et  je  suis  plus  riche  que  je  n'en 
ai  l'air. 

—  Mais  oii  allez-vous,  mademoiselle?  dit  Brigitte,  se  remettant 
peu  à  peu  de  la  stupéfaction  que  lui  avait  causée  la  confidence 
de  sa  maîtresse. 

—  Je  n'en  sais  rien,  —  cela  m'est  égal. 


170  REVUE    BRITANNIQUE. 

—  Ah!  bon  Dieu!  serait-ce  avec  cet  affreux  Jasper  Losely  ? — 
Oui,  oui,  j'en  suis  sûre.  Vous  êtes  folle,  mademoiselle,  —  vous 
êtes  ensorcelée  ! 

—  Oui,  je  suis  peut-être  folle,  —  peut-être  ensorcelée  ;  mais 
je  prends  pour  mon  compte  la  vie  de  cet  homme,  comme  péni- 
tence de  tout  le  mal  que  la  mienne  a  jamais  commis.  Il  y  a  un 
jour  ou  deux  que  jaurais  dit  avec  rage  et  honte  :  «  Je  me  hais 
moi-même  d'être  assez  lâche  pour  m'inquiéter  de  ce  qu'il  de- 
viendra, —  mais  c'est  plus  fort  que  moi.  »  Aujourd'hui,  sans 
colère  et  sans  honte,  je  dis  :  «  L'homme  que  j'ai  jadis  tant  aimé 
ne  mourra  pas  à  la  potence,  si  je  puis  l'en  empêcher,  —  et,  s'il 
plaît  à  Dieu,  je  l'en  empêcherai  !  » 

Cette  femme,  à  l'air  si  farouche,  croisa  ses  bras  sur  sa  poi- 
trine et  redressa  fièrement  la  tête.  Il  y  avait,  dans  ses  traits 
et  dans  son  attitude ,  une  grandeur  sévère  et  sombre,  qu'on 
n'aurait  pu  contempler  sans  un  mélange  de  Compassion  et  de 
terreur. 

«  Maintenant,  reprit-elle,  allez,  Brigitte!  Je  vous  ai  tout  dit. 
Il  sera  bientôt  ici  ;  il  viendra,  —  il  faut  qu'il  vienne,  — il  n'a  pas 
d'alternative;  et  alors...,  alors...  » 

Elle  ferma  les  yeux,  baissa  de  nouveau  la  tête  et  frissonna. 

Arabella  Crâne,  comme  d'ordinaire,  avait  prédit  juste.  Avant 
midi  Jasper  arriva  ;  il  arriva,  non  plus  avec  son  allure  fanfaronne, 
mais  avec  cet  air  sournois  et  sinistre,  —  l'air  de  l'homme  que  le 
monde  repousse,  —  rétabli  triomphalement  à  la  place  qu'il  oc- 
cupait jadis  sur  son  visage  M™^  Caumartin  avait  été  arrêtée; 
DoUy  Poole  était  parti  pour  la  campagne  avec  l'oncle  Sam  ;  Jas- 
per avait  aperçu  un  agent  de  police  à  la  porte  de  son  propre  lo- 
gement. Evitant  les  rues  à  la  mode,  il  s'esquiva  à  la  dérobée  vers 
le  quartier  moins  dangereux  pour  lui  de  Poddon-Place,  et  dit, 
d'un  ton  maussade,  en  entrant  dans  le  modeste  salon  d'Arabella 
Crâne  : 

«  C'en  est  fait  :  me  voici  !  » 

Trois  jours  après,  dans  une  rue  paisible  d'une  paisible  ville  de 
Belgique,  —  où  un  escroc,  cherchant  à  vivre  de  son  métier,  eût  été 
bientôt  réduit  à  l'état  de  squelette,  —  dans  un  appartement 
commode  et  aéré,  donnant  sur  une  rue  large  et  silencieuse, 
—  était  assis  Jasper,  en  sûreté,  inofïensif,  et  profondément  mal- 


Otj'È!^    FEftA-T-IL?  171 

heureux.  Dans  une  autre  maison,  dont  les  fenêtres,  —  taisant 
face  à  celles  de  Jasper,  mais  dun  étage  plus  élevé,  —  comman- 
daient une  si  bonne  vue  de  son  appartement,  qu'il  se  trouvait 
placé  sous  une  surveillance  semblable  à  celle  que  M.  Bentham 
avait  voulu  établir  dans  son  Panopticon  réformatoire,  était  assise 
Arabella  Crâne.  Quels  que  fussent  ses  sentiments  réels  à  l'égard 
de  Jnsper  Losely  (et  il  n"y  a  pas  de  plume  masculine  qui  puisse 
prétendre  définir  exactement  ces  sentiments  ;  car  y  eut-il  jamais 
homme  qui  ait  compris  complètement,  —  complètement,  —  une 
femme'?),  ou  quels  qucussent  pu  être,  aune  époque  antérieure, 
leurs  vœux  réciproques  damour  éternel,  —  non-seulement,  à 
partir  du  jour  où  Jasper,  de  retour  dans  son  pays  natal,  s'était 
présent'^  à  Poddon-Place,  leur  intimité  avait  été  restreinte  aux 
rapports  d'amitié  les  plus  austères  ;  mais,  après  que  Jasper  eut  si 
grossièrement  repoussé  la  main  qui  aujourd'hui  le  nourrissait, 
Arabella  Crâne  avait  probablement  reconnu  que  la  seule  chance 
qu'elle  eût  de  maintenir  son  autorité  intellectuelle  sur  cet  être 
sans  frein  exigeait  l'entier  abandon  de  tout  espoir,  de  tout  pro- 
jet qui  pût  l'exposer  de  nouveau  à  ses  dédains.  Pour  conformer 
les  apparences  à  la  réalité,  le  décorum  dune  maison  séparée 
était  essentiel  au  maintien  de  cette  autorité  dont  elle  se  trouvait 
investie  par  la  nature  sévère  de  leurs  relations.  Le  surcroît  de  dé- 
pense qui  en  résultait  nécessairement  grevait  ses  ressources  pécu- 
niaires ;  mais  elle  s'imposait  des  privations  à  elle-même,  afin  que 
Jasper  n'eût,  de  son  côté,  aucun  sujet  de  se  plaindre.  Elle  était 
donc  assise  auprès  de  sa  fenêtre,  le  surveillant  dans  sa  solitude, 
sans  être  vue  elle-même,  acceptant  pour  sa  propre  vie  un  sacrifice 
stérile,  mais  exerçant  sur  celle  de  Jasper  le  rôle  d'une  sentinelle 
vigilante.  Ainsi  assise  et  l'observant,  elle  méditait  sur  le  genre 
d'occupation  quelle  pourrait  inventer,  avec  l'appât  dun  salaire 
qu'elle  payerait  de  ses  propres  deniers  ,  pour  ces  mains  puis- 
santes," qui  eussent  été  capables  d'assommer  un  bœuf,  mais  qui 
étaient  énervées  lorsqu'il  s'agissait  de  gagner  honnêtement  le 
pain  quotidien  ;  —  pour  cet  esprit  inquiet,  qu'il  fallait  occuper, 
qui  n'avait  d'appétit  que  pour  les  dés  et  les  orgies,  la  débauche 
et  la  fraude,  mais  qui  éprouvait  des  nausées,  comme  un  homme 
épuisé  par  la  dyspepsie,  dès  qu'il  était  question  d'un  amuse 
ment  innocent  ou  d'un  travail  honorable....  Tandis  que  cette 


172  REVUE    BRITANNIQUE. 

femme  médite  sur  les  moyens  de  sauver  cet  homme  exécrable 
des  pontons  ou  de  la  potence,  qui  pourra  dire  qu'il  n'a  pas  une 
chance  ?  Il  en  a  une.  —  Qu'en  fera-t-il  ? 


LIVRE  V. 

CHAPITRE  I". 

L'envie  deviendra  une  science  du  moment  oii  elle  aura  appris  l'usage  du  microscope. 

Quand  les  feuilles  tombent  et  que  les  fleurs  se  fanent,  les 
grands  personnages  quittent  la  ville  pour  la  campagne.  Regar- 
dez !  voilà  le  château  de  Montfort  !  —  séjour  d'une  magnificence 
royale,  en  tant  que  la  masse  des  constructions  et  l'étendue  des 
domaines  peuvent  satisfaire  l'orgueil  du  propriétaire,  ou  inspi- 
rer au  visiteur  le  respect  que  commandent  la  richesse  et  la  puis- 
sance. Un  artiste  ne  saurait  qu'en  faire  :  le  somptueux  est  par- 
tout, —  le  pittoresque  nulle  part.  L'habitation  date  du  règne  de 
Georges  P^  alors  que  commença  cette  horreur  du  beau,  comme 
quelque  chose  de  contraire  au  bon  goût,  —  horreur  qui,  confor- 
mément à  notre  amour  naturel  du  progrès,  ne  fit  que  croître  et 
se  développer  pendant  les  règnes  des  Georges  suivants.  L'énorme 
façade,  en  briques  d'un  brun  terne,  se  compose  d'un  centre 
et  de  deux  ailes,  avec  un  double  perron  montant  du  sol  au 
vestibule.  On  n'a  pas  laissé  d'arbres  trop  près  de  la  maison  :  de- 
vant règne  une  vaste  terrasse,  entourée  de  balustrades  en  pierre. 
Mais,  de  quelque  côté  qu'on  porte  ses  regards,  on  ne  voit  que  le 
parc,  mille  arpents  de  parc  :  pas  un  champ  de  blé,  —  pas  un 
toit,  —  pas  un  clocher,  —  rien  que  ces  lata  sUentia,  —  silen- 
cieuses plaines  de  gazon,  au  milieu  desquelles  s'élèvent,  assez 
clair-semés,  des  massifs  de  grands  arbres.  L'ensemble  offre  un 
aspect  si  vaste  et  si  monotone,  qu'on  ne  serait  jamais  tenté  de 
s'y  promener.  Pas  un  de  ces  bocages  poétiques  oii  l'on  puisse  se 
plonger,  sans  savoir  oij  le  sentier  vous  conduira  ;  pas  de  ruisseau 
vagabond  à  suivre.  Les  daims  eux-mêmes,  gras  et  paresseux, 
semblent  ennuyés  de  ces  pâturages  sans  fin,  qu'il  leur  faudrait 
une  semaine  pour  traverser.  Les  gens  de  goûts  modérés  et  de 


qu'en  fera-t-il  ?  173 

fortune  modeste  n'enviaient  jamais  le  château  de  Montfort  ;  ils 
l'admiraient,  ils  étaient  tiers  de  pouvoir  dire  qu'ils  l'avaient  vu  ; 
mais  jamais  ils  n'auraient  souhaité  pour  eux  rien  de  semblable. 
Il  n'en  était  pas  ainsi  des  hauts,  des  /;Ys-hauts  personnages  ! 
chez  ceux-ci  la  convoitise  l'emportait  sur  l'admiration.  Ces  vieux 
chênes  si  vastes  et  si  vigoureux  encore,  —  ce  parc  qui  avait  au 
moins  dix-huit  milles  de  circonférence,  —  ce  massif  palais,  qui 
aurait  pu  recevoir  et  loger  sans  peine  un  monarque  et  toute  sa 
cour,  —  toutes  ces  preuves,  en  un  mot,  d'un  domaine  princier 
et  d'un  énorme  revenu,  rendaient  des  ducs  anglais  respectueu- 
sement envieux,  et  des  potentats  étrangers  agréablement  jaloux. 
Mais  quittons  la  façade.  Ouvrons  cette  porte  ménagée  dans  la 
balustrade  en  pierre  et  passons  au  sud  du  château,  du  côté  du 
jardin.  C'est  le  parterre  de  lady  Montfort.  L'aspect  en  est  moins 
monotone  :  des  corbeilles  de  fleurs,  même  de  fleurs  d'automne, 
égayent  la  pelouse;  et  pourtant,  c'est  encore  si  peu  de  variété 
pour  un  jardin  tracé  sur  une  si  grande  échelle  !  il  y  a  si  peu  de 
mystère  dans  ces  larges  avenues  sablées  !  nulle  part  une  allée 
qui  serpente.  Que  ne  donnerait-on  pas  pour  un  petit  pavillon 
d'été  fort  simple,  —  pour  quelque  berceau  de  herre  et  de  chèvre- 
feuille !  Mais  les  dahlias  sont  magnifiques!  c'est  vrai  ;  seulement 
les  dahlias  ne  sont,  au  plus,  que  des  fleurs  prosaïques  et  peu  in- 
téressantes. Quel  poète  a  jamais  écrit  sur  un  dahlia?  Assuré- 
ment, lady  Montfort  aurait  pu  montrer  ici  un  peu  plus  de  goût, 
déployer  un  peu  plus  d'imagination Lady  3Iontfort?  je  vou- 
drais bien  voir  la  figure  que  ferait  mylord,  si  lady  Montfort  s'a- 
visait de  prendre  une  pareille  liberté  !  Mais  voilà  lady  iMontfort 
elle-même  qui  se  promène  lentement  dans  cette  large,  large, 
large  allée  sablée,  —  avec  ces  beaux  dahhas,  rangés,  à  droite  et 
à  gauche,  dans  leurs  parterres  symétriques.  Elle  se  promène,  en 
pleine  vue  de  ces  soixante  impitoyables  fenêtres  de  la  façade  du 
jardin",  toutes  exactement  pareilles.  Elle  se  promène,  dirigeant 
ses  regards  soucieux  vers  l'extrémité  éloignée  de  cette  intermi- 
nable allée,  où  se  trouve,  heureusement,  un  passage  par  lequel 
un  piéton  persévérant  peut  se  soustraire  à  la  vue  des  soixante 
fenêtres  et  gagner,  par  des  allées  ombragées,  les  bords  de  cette 
immense  pièce  d'eau,  à  deux  milles  du  château.  Mylord  n'est 
pas  encore  de  retour  de  ses  bruyères  d'Ecosse,  où  il  se  hvre  au 


174  REVUE    BRITANNIQUE. 

plaisir  de  la  chasse  ;  —  mylady  est  seule.  Pas  de  comp^ignie  dans 
le  château,  —  c'est  comme  si  Ton  disait  :  «  Pas  de  connais- 
sances dans  une  ville.  «  Cependant  la  suite  est  au  complet.  My- 
lady a  diné  seule  ;  mais  elle  aurait  pu,  si  tel  eût  été  son  plaisir, 
avoir  presque  autant  de  valets  pour  la  regarder  à  table,  qu'il  y 
avait  de  fenêtres  la  regardant  faire  sa  promenade  solitaire,  avec 
leur  yeux  vitreux  comme  ceux  des  spectres. 

Au  moment  où  lady  Montfort  arrive  a  J'extrémité  de  l'allée, 
elle  est  rejointe  par  un  visiteur  qui  s'est  avancé,  en  marchant 
vite,  de  la  terrasse  en  face  du  perron,  oià  il  a  mis  pied  à  terre 
et  d'où  il  l'a  aperçue.  Toute  personne  mettant  pied  à  terre  en 
cet  endroit  devait  nécessairenaent  l'apercevoir,  —  c'était  iné- 
vitable. De  si  beaux  jardins  semblaient  avoir  été  faits  exprès 
pour  que  les  beaux  personnages  qui  s'y  promenaient  pussent 
être  vus. 

«  Ah  1  lady  Montfort,  dit  le  visiteur,  bégayant  péniblement,  je 
suis  si  heureux  de  vous  trouver  chez  vous. 

—  Chez  moi,  Georges  !  répondit  la  dame,  en  lui  tendant  la 
main.  En  quel  autre  endroit  est-il  vraisemblable  que  l'on  me 
trouvât?  Mais  comme  vous  êtes  pâle  !  que  vous  est-il  arrivé?  » 

Elle  s'assit  sur  un  banc,  sous  un  cèdre,  en  dehors  du  jardin, 
et  Georges  Morley,  notre  ancien  ami,  l'étudiant  d'Oxford,  s'assit 
à  Gôté  d'elle,  famihèrement,  mais  avec  un  certain  respect.  Lady 
Montfort  avait  quelques  années  de  plus  que  lui,  — il  était  son 
cousin,  —  il  l'avait  connue  depuis  son  enfance. 

«  Ce  qui  m'est  arrivé  ?  répéta-t-il  ;  rien  de  nouveau,  .fe  viens 
de  rendre  visite  à  ce  bon  éveque. 

—  Il  n'hésite  point  à  vous  ordonner? 

—  Non,  —  mais  je  ne  le  lui  demanderai  jamais. 

—  Mon  cher  cousin,  vos  scrupules  ne  sont-ils  pas  exagérés? 
Vous  seriez  un  ornement  de  l'Eglise,  et  cela  seul  suffirait  pour 
justifier  voire  omission  forcée  d'un  seul  devoir,  qu'un  vicaire 
pourrait  remplir  pour  vous.  » 

Morley  secoua  tristement  Iti  tête. 

«  Un  devoir  omis  !  dit-il.  Mais  n'est-ce  pas  précisément  l'ac- 
complissement de  ce  devoir  qui  distingue  le  prêtre  du  laïque? 
Et  jusqu'où  s'étend  ce  devoir?  Partout  où  il  faut  une  voix  pqq): 
porter  la  parole  de  iJiefj,  — non  i-as  seulement  dans  la  chaire, 


qu'en  fera-t-il?  175 

mais  au  foyer  du  pauvre,  au  chevet  du  malade,  —  là  doit  être  le 
pasteur  !  Non,  — je  ne  le  puis  pas,  — je  ne  le  dois  pas,  —  je  ne 
l'ose  pas  1  ouvrier  incapable,  comment  pourrais-je  m'attendre  à 
être  engagé  ?  » 

Il  lui  fallut  beaucoup  de  temps  pour  prononcer  ces  courtes 
phrases  :  lémotion  aggravait  encore  le  bégayement.  Lady  Mont- 
fort  l'écoutait  avec  une  attention  pleine  de  délicatesse,  avec  un 
respect  qui  perçait  dans  sa  compassion,  et  elle  fit  une  longue 
pause  avant  de  lui  répondre. 

Georges  Morley  était  lîls  cadet  d'un  riche  gentilhomme  cam- 
pagnard, dant  les  propriétés  devaient,  après  sa  mort,  passer  au 
lils  aîné.  Le  père  de  Georges  avait  été  intimement  lié  avec  le 
marquis  de  Montfort,  prédécesseur  et  grand-père  du  lord  actuel  ; 
et  le  marquis  avait  cru  pourvoir  amplement  à  l'avenir  de  Geor- 
ges, en  promettant  de  lui  assurer,  lorsqu'il  serait  en  âge,  la  cure 
de  Humberston,  le  plus  lucratif  des  bénéfices  qu'il  eût  à  sa  dis- 
position. Ce  bénéfice  était  depuis  quinze  ans  entre  les  mains 
d'un  titulaire,  maintenant  fort  âgé,  et  qui  avait  pris  l'engage- 
ment dhonneur  de  résigner  en  faveur  de  Georges,  dans  le  cas 
où  ce  dernier  prendrait  les  ordres.  Ainsi,  destiné  à  l'Eglise  dès 
sa  plus  tendre  enfance,  Georges  avait  dirigé  vers  ce  but  toutes 
ses  études,  toutes  ses  pensées.  Ce  fut  à  l'âge  de  seize  ans  seule- 
ment que  son  infirmité  devint  sérieusement  sensible  :  des  pro- 
fesseurs d'élocution  entreprirent  alors  de  le  guérir,  — ils  échouè- 
rent. Mais  son  esprit  continua  à  se  développer  dans  la  direction 
qui  lui  avait  été  systématiquement  donnée.  Il  entra  à  Oxford, 
où  il  s'absorba  sous  les  ombrages  académiques.  Au  milieu  de 
ses  livres,  il  oublia  presque  son  vice  de  prononciation.  Réservé, 
taciturne  et  solitaire,  il  se  mêla  trop  peu  avec  les  autres  jeunes 
gens,  pour  avoir  beaucoup  l'occasion  de  s'en  apercevoir.  Il  rem- 
porta des  prix,  — il  obtint  les  plus  honorables  distinctions.  Au 
moment  où  il  quittait  l'université,  —  profond  théologien,  plein 
d'enthousiasme  pour  la  carrière  ecclésiastique,  pénétré  du  sen- 
timent le  plus  sérieux  de  la  mission  solennelle  du  pasteur,  —  il 
fut  abordé  par  l'archimandrite  de  son  collège,  qui  lui  dit,  avec 
l'intention  de  lui  faire  un  compliment  : 

«  Quel  dommage  que  vous  ne  puissiez  entrer  dans  l'Eglise  ! 

—  Que  je  ne  puisse?  —  Mais  je  vais  entrer  dans  l'Eglise. 


176  REVUE   BRITANNIQUE. 

—  Vous  1  est-ce  possible?  En  ce  cas,  vous  êtes  sans  doute  sûr 
d'un  bénéfice  ? 

—  Oui,  —  celui  de  Humberston. 

—  Un  magnifique  bénéfice!  mais  la  population  de  cette  pa- 
roisse est  considérable.  L'évêque  peut  certainement,  en  vertu  de 
son  pouvoir  discrétionnaire,  vous  conférer  l'ordination,  et  vous 
pouvez,  pour  tous  les  devoirs  de  la  cure,  avoir  un  vicaire. 
Mais...  » 

Le  vénérable  archimandrite  s'arrêta  court,  et  prit  une  prise 
de  tabac. 

Ce  «  mais  »  voulait  dire,  aussi  clairement  que  la  parole  pou- 
vait le  dire  :  «  Ce  peut  être  une  bonne  chose  pour  vous  ;  mais 
est-ce  agir  honorablement  envers  l'Eglise?  » 

Telle  fut,  du  moins,  l'interprétation  que  Georges  Morley 
donna  à  ce  «  mais.  »  Sa  conscience  s'alarma.  Georges  Morley 
était  un  noble  cœur,  dont  la  conscience  devait  être  d'autant 
plus  chatouilleuse  qu'il  y  avait  des  intérêts  mondains  en  jeu. 
Avec  ce  bénéfice,  il  était  riche;  sans  ce  bénéfice,  il  était  pauvre. 
Mais  renoncer  à  une  profession,  à  l'idée  de  laquelle  il  s'était  at- 
taché avec  toute  la  force  d'une  nature  énergique  et  constante, 
c'était  bouleverser  toute  son  existence,  c'était  renoncer  au  rêve  de 
savie.Ildemeura  pendant  quelque  temps  irrésolu;  enfin  il  écrivit 
au  lord  Montfort  actuel,  lui  soumettant  ses  doutes,  et  le  déga- 
geant de  la  promesse  donnée  par  son  prédécesseur.  Le  marquis 
actuel  était  incapable  de  comprendre  de  pareils  scrupules.  Mais, 
heureusement  peut-être  pour  Georges  et  pour  l'Eglise,  les  affaires 
les  plus  importantes  de  la  grande  maison  de  Montfort  n'étaient 
pas  administrées  par  le  marquis.  Les  influences  parlementaires, 
les  promotions  ecclésiastiques,  ainsi  que  la  direction  pratique 
des  agents  secondaires  chargés  de  l'administration  compliquée 
des  vastes  propriétés  attachées  à  ce  titre,  étaient  alors  confiées 
à  M.  Carr  Vipont,  membre  puissant  du  Parlement  et  époux  de 
cette  lady  Sélina,  dont  la  condescendance  avait  tellement  agité 
les  nerfs  de  Franck  Vance,  l'artiste.  M.  Carr  Vipont  exerçait  cette 
vice-royauté  conformément  aux  règles  et  aux  traditions  à  l'aide 
desquelles  la  maison  do  Montfort  était  devenu  grande  et  pro- 
spère. Ce  n'est  pas,  en  effet,  seulement  chaque  Etat,  mais  aussi 
chaque  grande  maison  seigneuriale,  qui  a  ses  maximes  hérédi- 


QU  EN    FERA-T-IL?  177 

taires  de  politique,  —  la  maison  de  Montfort  tout  comme  la  mai- 
son de  Hapsbourg.  Or,  la  maison  de  Montfort  avait  pour  prin- 
cipe que  tous  ceux  qui  étaient  reconnus  comme  membres  de  la 
famille  devaient  s'aider  les  uns  les  autres,  —  que  le  chef  de  la 
famille  ne  devait  jamais  permettre,  si  la  chose  pouvait  être  évi- 
tée, qu'une  de  ses  branches  dépérît  et  tombât  dans  la  pauvreté. 
La  maison  de  Montfort  se  faisait  également  un  devoir  d'encou- 
rager et  de  pousser  toute  espèce  de  talent  qui  était  de  nature  à 
accroître  linfluenee  ou  à  illustrer  les  annales  de  la  famille.  En 
possession  du  rang,  en  possession  de  la  fortune,  elle  cherchait 
encore  à  s'assurer  1" intelligence  et  à  réunir  en  un  solide  faisceau, 
par  toutes  les  ramifications  de  parenté,  toutes  les  variétés  de 
réputation  et  d'influence  qui  pouvaient  enraciner  plus  forte- 
ment à  la  terre  cet  arbre  antique.  C'était  dans  l'esprit  de  cette 
politique  traditionnelle  que  M.  Carr  Yipont  désirait  non-seule- 
ment qu'un  Yipont  Morley  ne  laissât  pas  échapper  une  très- 
bonne  chose,  mais  aussi  que  cette  très-bonne  chose  ne  laissât 
pas  échapper  un  Yipont  Morley,  couvert  des  honneurs  acadé- 
miques,—  un  Yipont  Morley,  en  qui  il  y  avait  l'étoffe  d'un 
évêque  l  II  rédigea  donc  une  lettre  admirable,  qu'il  fit  signer  au 
marquis,  —  quant  à  songer  que  le  marquis  prît  la  peine  de  la 
copier,  c'était  hors  de  la  question  :  dans  cette  lettre,  on  faisait 
exprimer  à  lord  Montfort  sa  grande  admiration  d'un  désinté- 
ressement et  d'une  délicatesse  de  sentiments,  qui  étaient  une 
nouvelle  preuve  de  l'aptitude  de  Georges  Yipont  Morley  à  pren- 
dre charge  d'âmes  ;  on  mettait  à  sa  disposition  un  appartement 
du  château  de  Montfort  (le  marquis  n'y  étant  pas  lui-même  en 
ce  moment),  en  engageant  Georges  à  causer  de  l'aft'aire  avec  le 
titulaire  actuel  de  Humberston  (la  ville  n'était  éloignée  que  de 
quelques  milles  du  château  de  Montfort)  :  cet  ecclésiastique, 
ajoutait-on,  bien  que  n'étant  affligé  d'aucun  vice  de  prononcia- 
tion ,  ne  prêchait  jamais  et  ne  lisait  jamais   lui-même   les 
prières,  par  suite  d'une  affection  de  la  trachée-artère,  et  n'en 
remplissait  pas  moins  très-bien  ses  devoirs.  Georges  Morley  s'é- 
tait donc  rendu  au  château  de  Montfort,  il  y  avait  quelques  mois, 
immédiatement  après  son  entrevue  avec  Mrs.  Crâne.  Là,  il  avait 
accepté  de  passer  une  huitaine  ou  une  quinzaine  chez  le  révé- 
rend M.  AUsop,  le  recteur  d'Humberston  :  c'était  un  ecclésias- 

8*   SÊBIE.  —  TOME    V.  12 


178  REVUE   BRITANNIQUE. 

tique  de  la  vieille  école ,  assez  instruit ,  parfait  gentleman , 
homme  d'honneur,  bienveillant,  charitable,  mais  qui  prenait 
les  fonctions  pastorales  beaucoup  plus  à  son  aise  que  ne  sont 
disposés  à  le  faire  les  bons  ecclésiastiques  de  la  nouvelle  école, 
—  quelque  soit  leur  rang  dans  la  hiérarchie.  M.  AUsop,  alors 
dans  sa  quatre-vingtième  année,  célibataire  avec  une  belle  for- 
tune indépendante,  était  tout  disposé  à  remplir  rengagement 
qu'il  avait  pris,  et  à  se  démettre  de  son  bénéfice  en  faveur  de 
Georges  ;  mais  il  fut  touché  de  l'insistance  et  de  la  sincérité  avec 
lesquelles  Georges  l'assura  que,  dans  aucun  cas,  il  ne  consenti- 
rait à  ce  qu'il  se  démît  de  fonctions  qu'il  exerçait  depuis  si 
longtemps  et  d'une  manière  si  honorable,  —  et  qu'il  attendrait 
que  la  cure  devînt  vacante  par  la  force  naturelle  des  choses. 
M.  AUsop  conçut  donc  une  vive  affection  pour  le  jeune  étudiant. 
Il  avait  en  ce  moment  une  petite-nièce  qui  était  en  visite  chez 
lui,  et  qui  partageait,  moins  ouvertement,  mais  non  moins  vi- 
vement cette  affection;  et  Georges  Morley,  de  son  côté,  s'éprit 
d'elle,  tout  en  portant  dans  cette  passion  beaucoup  de  réserve 
et  de  timidité.  Avec  la  cure,  il  serait  assez  riche  pour  se  marier; 
sans  la  cure,  non.  En  dehors  de  la  cure,  il  n'avait  que  le  revenu 
d'une  feUoîvskip\  qu'il  perdrait  en  se  mariant,  et  la  portion  fort 
restreinte  d'un  fils  cadet  de  squire  campagnard.  La  jeune  per- 
sonne elle-même  était  sans  dot,  car  la  fortune  de  M.  AUsop  était 
distribuée  d'avance  de  teUe  façon  qu'il  n'en  devait  rien  revenir 
à  sa  petite-nièce.  Autre  raison  pour  que  sa  conscience  passAt  par- 
dessus ce  malheureux  vice  de  prononciation  !  Il  est  certain  que  les 
scrupules  de  Georges  Morley  se  relâchèrent  un  peu  pendant  cette 
visite  :  mais,  de  retour  chez  lui,  ils  revinrent  avec  plus  de  force 
que  jamais,  —  avec  d'autant  plus  de  force  qu'il  sentait  que  ce 
n'était  plus  seulement  une  ambition  spirituelle,  mais  un  amour 
humain  qui  plaidaient  en  lui  la  cause  de  l'intérêt  personnel.  Il 
était  revenu  faire  une  seconde  visite  à  la  cure  de  Humberston 
environ  une  semaine  avant  la  date  de  ce  chapitre,  —  la  nièce 
n'y  était  plus.  Il  avait  voulu  s'imposer  la  tâche  sévère  d'exami- 
ner d'un  peu  plus  près  l'état  du  troupeau  qu'il  aurait  à  conduire 
(s'il  acceptait  la  charge)  et  les  devoirs  qui  incombaient  au  prin- 

'  Grade  universitaire,  au(|iiei  est  nllnclic  un  cerlain  revenu^  soumis  à  la  condi- 
(ion  du  célilial.  INote  du  liddadeur.) 


qu'en  fera-t-il?  179 

cipal  pasteur  d'une  ville  commerçante  et  populeuse.  Il  en  fut 
effrayé.  Humberston,  comme  la  plupart  des  villes  qui  sont  sous 
rintluenee  politique  dune  grande  maison,  était  déchiré  par  Ips 
partis.  Un  de  ces  partis,  qui  parvenait  à  nommer  un  des  deux 
membres  du  Parlement,  était  tout  pour  la  maison  de  Montfort; 
l'autre  parti,  qui  nommait  aussi  son  membre,  était  contre.  Tout 
ce  qui  venait  du  chAteau  de  Montfort  était  invariablement  en 
butte  aux  commentaires  malveillants  et  surtout  injustes  d'une 
moitié  de  la  ville.  En  même  temps,  si  M.  AUsop  était  populaire 
auprès  des  classes  supérieures  et  de  ceux  des  indigents  dont  sa 
charité  soulageait  l'extrême  misère ,  son  influence  pastorale 
était,  en  général,  une  lettre  morte.  Son  vicaire,  qui  prêchait 
pour  lui, — jeune  homme  assez  estimable,  mais  extrêmement 
ennuyeux,  —  n'était  pas  de  ces  hommes  qui  ont  le  privilège  de 
remplir  une  église.  Les  marchands  cherchaient  une  excuse  pour 
s  abstenir  de  venir  à  l'église  paroissiale,  ou  pour  aller  à  une  au- 
tre :  ils  dormaient  ordinairement  pendant  que  le  vicaire  mar- 
mottait ses  sermons,  —  cependant  ils  avaient  trouvé  moyen  d'en 
saisir  quelques  passages,  qu'ils  déclarèrent  jmseyites.  L'église 
devint  déserte,  et  vers  le  même  temps  paraissait  à  Humberston 
un  ministre  dissident  fort  éloquent,  qu'allèrent  entendre  les 
partisans  mêmes  de  l'Eglise  établie.  Georges  Morley  comprit, 
hélas  !  qu'à  Humberston,  pour  que  l'église  paroissiale  ramenât 
et  conservât  ses  ouailles,  il  était  indispensable  d'avoir  un  prédi- 
cateur énergique  et  populaire.  Sa  résolution  fut  aussitôt  prise. 
L'évêque  du  diocèse,  qui  se  trouvait  alors  à  son  palais,  lui  avait 
fait  dire,  à  la  suggestion  de  M.  Carr  Vipont,  qu'il  désirait  le 
voir.  Tout  en  reconnaissant  la  force  de  ses  scrupules,  il  lui  dit  : 

a  C'est  sur  moi  que  pèse,  en  détinitive,  la  responsabiHté  prin- 
cipale. Cependant,  si  vous  me  demandez  de  vous  ordonner,  je 
le  ferai  sans  hésiter  :  si  l'Eghse  a  besoin  de  prédicateurs,  elle  a 
besoin -aussi  de  savants  théologiens  et  de  pasteurs  vertueux.  » 

C'est  à  la  suite  de  cette  entrevue  que  Georges  Morley  était 
venu  annoncer  à  lady  Montfort  que  sa  résolution  était  toujours 
la  même.  Elle  fit,  comme  je  lai  dit,  une  longue  pause  avant  de 
lui  répondre. 

«  Georges,  dit-elle  enfin,  d'une  voix  si  douce  et  si  touchante, 
que  le  seul  timbre  de  cette  voix  était  comme  un  baume  sur  un 


180  REVUE   BRITANNIQUE. 

cœur  blessé,  — je  ne  discuterai  point  avec  vous.  Je  m'incline 
devant  la  grandeur  de  vos  motifs,  et  je  ne  dirai  pas  que  vous 
n'ayez  point  raison.  Il  est  une  chose  dont  je  suis  persuadée,  — 
c'est  que,  si  vous  sacrifiez  ainsi  vos  inclinations  et  vos  intérêts  à 
des  scrupules  si  purs  et  si  respectable,  vous  ne  serez  jamais  à 
plaindre,  — vous  ne  connaîtrez  jamais  le  regret.  Dans  la  pau- 
vreté comme  dans  l'opulence,  dans  le  célibat  comme  dans  le 
mariage,  une  âme  qui  cherche  ainsi  à  réfléchir  l'image  du  ciel 
sera,  comme  le  ciel,  sereine  et  bénie.  » 

Elle  continua  à  lui  parler  pendant  quelque  temps  sur  ce  ton, 
ce  qui  lui  procura  un  soulagement  et  une  consolation  inexpri- 
mables. Puis  elle  lui  insinua  peu  à  peu  des  espérances  d'une 
nature  mondaine  et  temporelle  ;  —  les  lettres  lui  restaient  en- 
core, —  la  plume  du  savant,  à  défaut  de  la  voix  du  prédicateur. 
Il  pourrait  trouver  dans  la  littérature  une  carrière  qui  le  mène- 
rait à  la  fortune.  Il  y  avait,  d'ailleurs,  dans  le  service  public,  des 
places  oii  un  vice  de  prononciation  n'était  point  un  obstacle.  Elle 
savait  son  secret,  —  un  modeste  attachement  ;  elle  y  fit  légère- 
ment allusion,  —  tout  juste  assez  pour  encourager  chez  lui  la 
constance  et  repousser  l'idée  du  désespoir.  Lorsqu'elle  eut  cessé 
de  parler,  le  sentiment  d'admiration  et  de  reconnaissance  dont 
il  se  sentait  pénétré  pour  les  rares  qualités  de  sa  cousine  reporta 
de  lui  à  elle  le  courant  des  émotions  qui  l'agitaient,  et  il  s'écria 
avec  une  vivacité  qui  fit  presque  disparaître  son  bégayement  : 

«  Quelle  conseillère  vous  êtes!  Que  vous  savez  bien  adoucir 
les  peines  du  cœur  !  Si  Montfort  était  moins  heureux  ou  plus 
ambitieux,  quel  trésor  il  aurait  dans  un  esprit  comme  le  vôtre, 
pour  le  consoler  ou  le  soutenir!  » 

Au  moment  où  il  prononçait  ces  paroles,  il  eût  été  facile  de 
voir  pourquoi  on  accusait  lady  Montfort  d'être  hautaine  et  ré- 
servée. On  eût  dit  que  sa  lèvre,  se  contractant,  retirait  tout  à 
coup  son  doux  sourire  ;  —  son  œil  noir,  tout  à  l'heure  encore  si 
purement  amical,  prit  une  expression  froide  et  sérieuse;  —  le 
ton  de  sa  voix  n'était  plus  le  même  lorsqu'elle  répondit  : 

«  Lord  Montfort  m'estime  bien  au  delà  de  mon  mérite;  — 
bien  au  delà,  ajoutat-cllc  avec  une  intonation  grave  et  mélan- 
coHque. 

—  Pardonnez-moi  ;  je  vous  ai  déplu  :  —  ce  n'était  pas  mon 


qu'en  fera-t-il?  181 

intention .  Le  ciel  me  préserve  de  jamais  me  permettre. . .  de  rien 
dire...  qui  puisse  paraître  désobligeant  pour  lord  Montfort,  ou... 
ou...  de...  » 

Il  s'arrêta  court,  couvrant  l'hiatus  par  un  bégayement  op- 
portun. 

«  Seulement,  reprit-il  après  une  pause,  seulement,  pardonnez- 
moi  pour  cette  fois.  Veuillez  vous  rappeler  que  j "étais  un  petit 
garçon  quand  vous  étiez  une  jeune  fille,  que  je  vous  ai  pour- 
suivie à  coups  de  boules  de  neige,  et  que  je  vous  appelais  «  Ca- 
roline. >- 

Lady  Montfort  retint  un  soupir  et  rendit  au  jeune  étudiant 
son  gracieux  sourire  ;  mais  ce  n'était  pas  un  sourire  qui  l'eût 
autorisé  à  l'appeler  encore  «  Caroline.  »  Elle  se  montra  même  un 
peu  plus  réservée  que  d'habitude  pendant  le  reste  de  ce  tète-à- 
tête,  qui  ne  se  prolongea  pas  longtemps;  car  Georges  Morley, 
contrarié  de  lavoir  offensée  si  inconsidérément,  saisit  un  pré- 
texte pour  s'échapper. 

«  A  propos,  dit-il,  j'ai  reçu  une  lettre  de  M.  Carr  Vipont,  qui 
me  demande  de  lui  faire  le  dessin  d'un  pont  gothique  pour  jeter 
sur  l'eau  là-bas.  Je  vais  aller,  avec  votre  permission,  examiner 
les  lieux.  Seulement,  dites-moi  que  vous  me  pardonnez. 

—  Vous  pardonner,  cousin  Georges  1  ah!  bien  volontiers.  Un 
mot  seulement  :  —  il  est  vrai  que  vous  étiez  encore  un  enfant 
quand  je  me  figurais  que  j'étais  une  femme,  et  vous  avez  le 
droit  de  me  parler  de  tout,  —  excepté  de  ce  qui  concerne  lord 
Montfort  et  moi;  —  à  moins,  ajouta-t-elle  avec  un  demi- 
sourire  enchanteur,  à  moins  que  vous  ayez  jamais  quelque 
motif  pour  me  gronder  sur  ce  chapitre.  Au  revoir  donc,  cousin, 
et,  à  votre  tour,  pardonnez-moi  ma  pétulance.  La  Caroline  que 
vous  poursuiviez  avec  vos  boules  de  neige  a  toujours  été  une 
créature  fantasque,  agissant  par  impulsion,  prompte  à  mal  in- 
terpréter les  choses,  à  se  fâcher  et  —  à  se  repentir.  » 

Lady  Montfort,  reprenant  le  chemin  du  château,  parcourut 
de  nouveau,  mais  plus  lentement  qu'auparavant,  la  large,  large 
avenue  sablée.  Les  soixante  fenêtres  fixèrent  encore  une  fois  sur 
elle  leurs  yeux  de  spectres;  —  quittant  l'avenue  sablée,  elle 
rentra,  par  une  porte  latérale,  dans  la  pompeuse  solitude  de  ce 
noble  château,  —  et,  traversant  de  longues  salles,  dont  les  glaces 


182  REVUE    BRITANNIQUE. 

réfléchissaient  sou  image  et  dont  les  grands  fauteuils,  éclatants 
de  dorures  et  garnis  de  damas,  se  tenaient  immobiles  sur  les 
parquets  désolés,  elle  gagna  sa  chambre  particulière  :  celle-là  ne 
brillait  ni  par  ses  dimensions  ni  par  le  luxe  de  l'ameublement  : 

—  des  tentures  en  perse  simple,  de  modestes  étagères  à  livres. 
Il  n'était  pas  besoin  d'être  la  marquise  de  Montfort  pour  occuper 
une  chambre  aussi  agréable  et  aussi  somptueuse.  Et  ces  salles 
dont  elle  ne  pouvait  jouir  que  comme  marquise,  qu'étaient-elles 
pour  son  bonheur?  Je  l'ignore.  «  Rien,  «  répondront  peut-être 
des  grandes  dames,  —  ce  qui  n'empêche  pasces  mêmes  grandes 
dames  de  trouver  le  moyen  de  disposer  leurs  filles  à  répondre  : 
«  Tout.  «  Arrivée  dans  sa  propre  chambre,  lady  Montfort  se  laissa 
tomber  dans  son  fauteuil  avec  un  sentiment  d'ennui  ;  elle  re- 
garda la  pendule  sur  la  cheminée,  —  elle  regarda  les  livres  ran- 
gés sur  les  étagères,  —  elle  regarda  la  harpe  près  de  la  fenêtre, 

—  toujours  avec  le  même  sentiment  de  langueur  et  d'ennui. 
Puis  elle  appuya  son  visage  sur  sa  main,  et  l'expression  de  ce 
visage  était  si  triste,  si  humblement  triste,  qu'on  se  serait  étonné 
que  quelqu'un  eût  pu  dire  que  lady  Montfort  était  fière. 

«  Un  trésor!  moi, —  moi!  sotte,  indigne,  volage,  crédule l  moi, 

—  moi  !  » 

Un  valet  de  chambre  entra,  apportant  sur  un  plateau  d'argent 
les  lettres  arrivées  par  la  poste  de  l'après-midi  :  cette  grande 
maison  se  donnait  la  peine  d'avoir  deux  postes  par  jour.  Un  or- 
dre royal  pour  Windsor... 

«  Je  serai  plus  seule  dans  une  cour  qu'ici,  »  murmura  lady 
Montfort. 


CHAPITRE  H. 

Le  proverbe  dit  avec  raison  :  Il  y  a  sous  la  paille  beaucoup  de  grain 
qu'on  ne  voit  pas. 

Opendant  Georges  Morley  suivait  la  longue  allée  ombragée, 
—  allée  magnifique,  bordée  des  plus  belles  roses  et  des  fleurs 
exotiques  les  plus  rares,  —  allée  décrivant  des  sinuosités  artifi- 
cielles, —  allée  si  bien  tenue  que  trente-quatre  jardiniers  étaient 
chargés  de  ce  soin,  —  allée  noblement  ennuyeuse,  qui  l'amena 


QU  EN    FERA-T-IL?  183 

enfin  à  la  grande  pièce  d'eau,  visitée  quatre  fois  peut-être  dans 
l'année  par  les  grands  personnages  de  la  grande  maison.  El,  se 
trouvant  ainsi  hors  du  patronage  immédiat  de  la  mode,  celte 
grande  pièce  d'eau  avait  vraiment  un  air  naturel,  —  un  air  so- 
ciable, rafraîchissant  :  on  commençait  à  respirer,  —  à  débou- 
tonner son  gilet,  à  défaire  sa  cravate,  ■ —  à  citer  Chaucer,  si  on 
ne  l'avait  pas  oublie,  ou  Cowper,  ou  Shakspeare,  ou  les  Saisoita 
de  Thomson,  ou  tous  autres  fragments  de  poésie  qui  vous  pas- 
saient par  la  tête  ;  vos  pieds  s'embarrassaient  joyeusement  dans 
la  fougère  ;  —  devant  vous,  autour  de  vous,  se  groupait  une  forêt 
d'arbres,  —  d'arbres  qu'on  laissait  mourir  de  vétusté,  parce 
qu'ils  n'étaient  pas  sous  les  yeux  des  propriétaires,  jusqu'à  ce 
qu'ils  ne  valussent  plus  cinq  shillings  pièce,  —  arbres  centenai- 
res, couverts  de  mousse,  au  tronc  creux, —  arbres  inestimables  ! 
—  Ahl  ce  lièvre,  —  comme  il  détale!  Voyez-vous  les  daims  qui 
descendent  au  bord  de  l'eau?  Quels  bocages  de  roseaux  1  — 
Quelles  îles  de  nénufars  l  Et  jeter  là  un  pont  gothique  !  faire 
passer  sur  ce  pont  une  grande  route  sablée  I  0  honte,  honte  ! 

C'est  ce  qu'aurait  dit  l'étudiant,  car  il  avait  le  vrai  sentiment 
de  la  nature,  si  le  pont  ne  lui  était  complètement  sorti  de  la  tête. 

Errant  seul,  il  finit  par  arriver  sur  le  point  le  plus  ombragé  et 
en  même  temps  le  plus  isolé  du  bord  de  cette  grande  nappe 
d'eau,  sur  un  point  entouré  de  tous  côtés  de  broussailles  et  d'ar- 
bres séculaires. 

Tout  à  coup  il  s'arrêta  :  une  idée  l'avait  frappé,  —  une  de  ces 
idées  bizarres,  grotesques,  qui  quelquefois  traversent  notre  cer- 
veau lorsque  nous  sommes  seuls,  dans  l'état  le  plus  calme  comme 
dans  l'état  le  plus  agité.  Son  infirmité  était-elle  réellement  incu- 
rable? Des  professeurs  d'élocution  avaient  déclaré  que  non,  mais 
ils  ne  lui  avaient  été  d'aucun  secours.  Et  pourtant,  le  plus 
grand  orateur  que  le  monde  ait  jamais  connu  n"avait-il  pas  aussi 
un  vice  de  prononciation?  Lui  aussi,  Démosthène,  s'était  sans 
doute  mis  entre  les  mains  des  meilleurs  professeurs  d'élocution 
d'Athènes,  où  les  professeurs  d'élocution  devaient  posséder  toutes 
les  ressources  de  leur  art,  et  ils  avaient  échoué.  Mais  Démosthène 
avait-il  pour  cela  désespéré  du  succès?  Non,  il  avait  résolu  de  se 
guérir  lui-même.  Comment?  Un  des  moyens  qu'il  employa  necon- 
sistait-il  pas  à  se  remphr  la  bouche  de  petits  cailloux  et  à  s'exer- 


184  REVUE    BRITANNIQUE. 

cer  bravement  en  présence  de  la  mer  mugissante  ?  Georges  Mor- 
ley  n'avait  jamais  essayé  de  ce  moyen.  Y  avait-il  dans  les  cail- 
loux quelque  vertu  secrète?  Pourquoi  ne  pas  essayer?  Il  n'avait 
pas  de  mer  mugissante  devant  lui,  c'est  vrai  ;  mais  la  mer  ne  ser- 
vait à  Démosthène  qu'à  représenter  le  bruit  orageux  d'un  audi- 
toire démocratique.  Cette  nappe  d'eau  tranquille  représenterait 
tout  aussi  bien  une  paisible  congrégation.  Il  y  avait  des  cailloux 
en  abondance  au  bord  de  cette  anse  sablonneuse  près  de  laquelle 
ce  jeune  brochet  exposait  au  soleil  son  dos  verdâtre.  Moitié  en 
badinant,  moitié  sérieusement,  Georges  Morley  ramassa  donc 
une  poignée  de  cailloux,  essuya  le  sable  et  la  terre  qui  y  étaient 
adhérents,  les  introduisit  avec  précaution  dans  sa  bouche,  et, 
après  avoir  regardé  autour  de  lui  pour  s'assurer  qu'il  n'y  avait 
personne,  il  commença  un  discours  improvisé.  Il  prit  un  tel  in- 
térêt à  cette  expérience  classique  qu'il  aurait  pu  tourmenter  l'air 
pendant  plus  d'une  demi-heure  et  faire  l'élonnement  des  pies 
(trois  de  ces  oiseaux,  perchés  dans  un  bouquet  d'arbres  voisin, 
l'écoutaient  en  extase),  mais,  honteux  de  l'impuissance  ridicule 
de  ses  efforts,  désespéré  de  voir  une  si  misérable  barrière  s'in- 
terposer entre  l'intelligence  et  la  parole,  il  rejeta  les  cailloux,  et, 
se  laissant  aller  sur  Therbe,  se  mit  à  pleurer,  —  à  pleurer  comme 
un  enfant  dont  on  trompe  l'espérance. 

Le  fait  est  que  Morley  avait  le  véritable  tempérament  de  l'ora- 
teur, il  possédait  les  dons  de  l'orateur  :  —  la  flamme  du  cœur, 
l'abondance  des  idées,  l'ordre  logique  ;  il  avait  en  lui  le  génie 
dun  grand  sermonnaire.  Il  le  sentait,  —  il  le  savait;  et,  s'abaii- 
donnant  à  ce  désespoir  que  le  génie  seul  connaît,  quand  quelque 
pitoyable  cause  vient  entraver  son  énergie  et  paralyser  ses  facul- 
tés, il  faisait  la  solitude  confidente  de  ses  peines  et  versait  des  lar- 
mes abondantes. 

«  Ne  vous  désespérez  pas,  monsieur;  je  me  charge  de  vous 
guérir,  »  dit  une  voix  derrière  lui. 

Georges  se  leva,  tout  confus  :  un  homme  déjà  âgé,  mais  vert 
encore,  était  debout  à  côté  de  lui,  en  veste  de  futaine,  en  tablier 
bleu,  et  tenait  dans  ses  mains  des  joncs  qu'il  continua  de  natter 
lestement  et  adroitement,  en  faisant  un  salut  à  l'étudiant  surpris. 
«  J'étais  là,  à  l'ombre  de  ce  fourré,  monsieur;  excusez-moi, 
mais  je  n'ai  pas  pu  m'empècher  de  vous  entendre.  » 


qu'en  fera-t-il?  185 

Georges  Morley  se  frotta  les  yeux  et  regarda  fixement  cet 
homme,  avec  le  vague  souvenir  de  l'avoir  vu  auparavant.  Mais 
où?  quand? 

«  Vous  vous  chargez  de  me  guérir?  dit-il  en  bégayant.  De  quoi? 
de  la  folie  d'essayer  de  parler  en  public?  Merci  :  j'en  suis  guéri. 

—  Non,  monsieur  :  vous  voyez  devant  vous  un  homme  qui 
peut  faire  de  vous  un  excellent  orateur,  —  quant  à  l'élocution, 
s'entend.  Votre  voix  est  naturellement  belle.  Je  puis,  je  vous  le 
répète,  corriger  un  défaut  qui  n'est  pas  dans  l'organe,  mais  dans 
la  manière  de  s'en  servir. 

—  Vous  le  pouvez,  dites-vous?  —  Qui  êtes-vous  et  qu'êtes- 
vous? 

—  Un  vannier,  monsieur  :  j'espère  avoir  votre  pratique. 

—  Mais,  à  coup  sûr,  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  je  vous 
vois? 

—  C'est  vrai,  monsieur  ;  vous  avez  bien  voulu  un  jour  me  per- 
mettre de  me  reposer  sur  la  propriété  de  votre  père.  Un  service 
en  vaut  un  autre.  » 

En  ce  moment,  Sir  Isaac,  rendu  à  sa  blancheur  primitive  et 
débarrassé  de  ses  fausses  oreilles  en  forme  de  cornes,  passa  la  tête 
à  travers  les  broussailles,  et,  marchant  gravement  vers  l'eau,  flaira 
en  passant  l'étudiant  et  remua  légèrement  la  queue  ;  puis  il  s'en- 
fonça parmi  les  roseaux,  en  quête  d'un  rat  d'eau  qu'il  avait  re- 
lancé huit  jours  auparavant  et  qu'il  espérait  toujours  retrouver. 

La  vue  du  chien  dissipa  le  dernier  nuage  qui  troublait  la  mé- 
moire de  l'étudiant  d'Oxford  ;  mais,  dans  cette  reconnaissance,  à 
une  vive  curiosité  se  mêla  un  sentiment  de  remords. 

«  Et  votre  petite-fille  ?  demanda-t-il  en  baissant  les  yeux  d'un 
air  honteux. 

—  Elle  va  mieux  qu'elle  n'allait  la  dernière  fois  que  nous  nous 
sommes  vus.  La  Providence  est  si  bonne  pour  nous  !   » 

Il  ne  se  doutait  guère,  le  pauvre  Waife,  que  celui  à  qui  il  se 
découvrait  ainsi  était  l'auteur  du  chagrin  que  lui  avait  causé 
l'enlèvement  de  Sophie.  Il  ne  comprenait  pas  la  rougeur  de  l'étu- 
diant, ni  son  air  embarrassé. 

«  Oui,  monsieur,  poursuivit-il,  nous  venons  de  nous  fixer 
dans  ce  voisinage.  J'ai  un  joU  cottage,  là-bas,  sur  la  lisière  du 
village  et  près  des  palissades  du  parc.  Je  vous  ai  reconnu  tout 


186  REVUE     BRITANNIQUE. 

de  suite  ;  et,  en  vous  entendant  déclamer  tout  à  Theure,  je  me 
suis  rappelé  que,  la  dernière  fois  que  nous  nous  sommes  vus, 
vous  m'avez  dit  que  votre  vocation  serait  l'Eglise,  sans  cette  dif- 
ficulté de  prononciation  ;  et  je  pensais  tout  à  l'heure  en  moi- 
même  :  Ce  ne  serait  pas  une  mauvaise  idée  que  ces  cailloux,  s'il 
avait  la  prononciation  grasse  ;  mais  il  ne  l'a  pas.  Et  je  suis  per- 
suadé, monsieur,  que  le  véritable  défaut  de  Démosthène,  que 
vous  imitiez,  je  le  présume,  était  qu'il  parlait  du  nez. 
-T-  Qu'il  parlait  du  nez  ?  dit  l'étudiant.  Je  ne  savais  pas  cela  ! 

—  et  moi?... 

—  Et  vous,  vous  voulez  parler  sans  poumons,  —  c'est-à-dire 
sans  air  dans  vos  poumons.  Vous  ne  fumez  pas,  j'imagine? 

—  Non,  certainement. 

—  Il  faut  apprendre,  —  il  faut  parler  entre  deux  bouffées  de 
pipe.  Tout  ce  dont  vous  avez  besoin,  c'est  du  temps  ;  —  du 
temps  pour  calmer  les  nerfs,  du  temps  pour  penser,  du  temps 
pour  respirer.  Aussitôt  que  vous  commencez  à  bégayer,  arrêtez- 
vous  :  remplissez  vos  poumons,  comme  ceci,  —  puis  essayez  en- 
core. Il  n'y  a  qu'un  habile  homme  qui  puisse  apprendre  à  écrire, 

—  c'est-à-dire  à  composer  ;  mais  tout  le  monde  peut  apprendre 
à  parler.  Du  courage  1 

—  Si  vous  pouvez  réellement  m'enseigner,  répondit  Georges 
Morley,  à  qui  l'espoir  qui  s'éveillait  en  lui  faisait  oubHer  les  re- 
proches qu'il  s'adressait  intérieurement  pour  avoir  livré  Waife 
à  Mrs.  Crâne,  —  si  vous  pouvez  m'enseigner,  si  je  puis  seule- 
ment Y-v-vain-vain — ... 

—  Doucement,  —  doucement,  —  du  temps  et  de  l'haleine  : 

—  une  bouffée  de  ma  pipe,  —  c'est  cela.  Oui,  vous  pouvez  vain- 
cre cet  obstacle. 

—  Dans  ce  cas,  vous  aurez  en  moi  le  meilleur  ami  qu'homme 
ait  jamais  eu.  Tenez,  voilà  ma  main  comme  gage. 

—  J'accepte,  mais  en  vous  demandant  la  permission  de  faire 
un  changement  dans  ce  contrat.  Je  n'ai  pas  besoin  d'ami,  je  ne 
mérite  pas  d'en  avoir.  Au  lieu  d'être  mon  ami,  mon  protecteur, 
soyez  celui  de  ma  petite-fille  ;  et  si  jamais  je  vous  demande  de 
maider  dans  quelque  chose  qui  intéresse  son  bien-être  et  sou 
bonheur... 

—  Je  vous  aiderai,  cœur  et  âme  1  Tout  service  que  je  pourrais 


qu'en  fera-t-il?  187 

lui  rendre,  à  elle  ou  à  vous,  sera  bien  peu  de  chose  en  comparai- 
son de  celui  que  vous  m'aurez  rendu.  Délivrez  cette  malheureuse 
lanpuo  do  son  infirmité,  et  ni  ma  pensée  ni  mon  zèle  n'hésite- 
ront lorsque  vous  me  direz  :  «  Tenez  votre  promesse.  »  Je  suis 
si  content  de  savoir  que  votre  petite-fille  est  encore  avec  vous  1  » 

Waife  parut  surpris  : 

a  Est  encore  avec  moi!  Pourquoi  pas?  » 

Georges  se  mordit  la  langue.  Ce  n'était  pas  le  moment  de  faire 
sa  confession  :  cette  confession  aurait  pu  détruire  toute  la  con- 
fiance de  Waife  en  lui.  Il  la  ferait,  mais  plus  tard. 

«  Quand  commençons-nous? 

—  Tout  de  suite,  si  vous  voulez.  Avez-vous  un  livre  dans  votre 
poche  ? 

—  J'en  ai  toujours  un. 

—  Ce  n'est  pas  du  grec,  j'espère? 

—  Non.  —  C'est  un  volume  des  sermons  de  Barrovv.  Lord 
Chatham  recommandait  ces  sermons  à  son  petit-fils  comme  des 
modèles  d'éloquence. 

—  Très-bien.  Voulez-vous  me  prêter  ce  volume,  monsieur? 
Et  maintenant,  écoutez-moi,  —  une  phrase  à  la  fois,  — et  prenez 
haleine  en  même  temps  que  moi.  " 

Les  trois  pies  dressèrent  de  nouveau  les  oreilles,  et,  tout  en 
écoutant,  s'émerveillèrent  beaucoup. 


CHAPITRE   III. 

Si  l'on  pouvait  savoir  par  quelles  étranges  circonstauces  le  génie  d'un  homme  est 
préparé  pour  le  succès  pratique,  on  trouverait  que  les  articles  les  plus  utiles  de 
son  éducation  n'ont  jamais  figuré  sur  les  mémoires  que  son  père  a  payés. 

Dès  la  fin  de  la  première  leçon,  Georges  Morley  reconnut  que 
tous  les  professeurs  d'élocution  aux  soins  desquels  il  avait  été 
confié-  n'étaient  que  des  ignorants  en  comparaison  du  vannier. 

Waife  ne  l'embarrassa  point  de  théories  scientifiques.  Tout  ce 
que  le  grand  comédien  lui  demanda,  c'était  d'observer  et  d'imiter. 
Observation,  imitation!  la  base  de  tout  artl  les  éléments  du  gé- 
nie en  tout  genre!  non  pas,  il  est  vrai,  qu'il  faille  s'arrêter  là, 
mais  c'est  par  là  qu'il  faut  toujours  commencer.  Que  reste-t-il  à 


1S8  REVUE     BRITANNIQUE. 

faire  pour  perfectionner  l'intelligence?  Deux  choses,  —  réfléchir, 
reproduire.  Observation,  imitation,  réflexion,  reproduction,  — 
voilà  ce  qui  constitue  un  esprit  complet,  achevé,  capable  d'en- 
treprendre toute  espèce  de  travail,  d'obtenir  toute  espèce  de 
succès. 

A  la  fin  de  cette  première  leçon,  Georges  Morley  comprit  que 
sa  guérison  était  possible.  Ayant  pris  rendez-vous  pour  le  lende- 
main au  même  endroit,  il  s'y  rendit  en  cachette,  et  ainsi  de  suite 
tous  les  jours.  Au  bout  d'une  semaine,  il  sentit  que  la  guérison 
était  à  peu  près  sûre  :  au  bout  d'un  mois,  le  progrès  était  évident. 
Il  pourrait  donc  prêcher  la  parole  de  l'Evangile!  Il  est  vrai  qu'il 
ne  cessait  de  s'exercer  en  particulier.  Pas  un  moment  de  la  jour- 
née où  cette  pensée  unique,  cet  unique  but,  fussent  absents 
de  son  esprit.  Il  est  vrai  de  dire  aussi  que,  malgré  toute  sa  pa- 
tience, malgré  tout  son  travail,  la  difficulté  était  encore  sérieuse, 
et  qu'il  était  possible  qu'elle  ne  fût  j  amais  complètement  surmon- 
tée. Une  précipitation  nerveuse,  —  la  rapidité  de  l'action,  — la 
violence  de  la  passion,  ramenaient,  pouvaient  toujours,  dans  les 
moments  où  il  n'était  pas  sur  ses  gardes,  ramener  le  manque 
d'haleine,  le  vide  des  poumons,  Tarticulationconvulsive.  Mais  ces 
rechutes,  de  plus  en  plus  rares,  étaient  à  peine  un  désavantage. 
«  Soyez  seulement  un  orateur,  disait  Waife,  et  non-seulement 
ce  ne  sera  point  un  désavantage,  mais  d'un  défaut  vous  ferez 
une  beauté.  » 

Aussi,  plein  d'une  juste  confiance  dans  la  réahsation  de 
l'objet  de  tous  ses  vœux,  le  jeune  savant  éprouva  pour  Waife  une 
immense  reconnaissance.  Et  ayant  fini  par  le  voir  tous  les  jours 
à  son  propre  cottage,  —  les  couleurs  de  Sophie  étaient  revenues  à 
ses  joues  et  le  sourire  sur  ses  lèvres  ;  la  jeune  fille  s'occupait  de 
ses  légers  travaux  de  fantaisie,  assise  auprès  du  fauteuil  de  son 
grand-père,  qui  l'amusait  par  des  contes  de  fées,  contenant  peut- 
être  de  précieuses  vérités, —  en  voyant  ainsi  Waife,  disons-nous, 
il  associa  à  sa  reconnaissance  un  étrange  sentiment  de  délica- 
tesse respectueuse.  Il  ne  connaissait  rien  du  passé  de  cet  homme  ; 
sa  raison  pouvait  admettre  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  mysté- 
rieux et  de  suspect  dans  des  conditions  d'existence  tellement  en 
désaccord  avec  les  talents  surnaturels  et  acquis  de  ce  singuher 
vannier.  Mais  il  rougissait  de  penser  qu'il  eût  jamais  attribué  à 


qu'en  fera-t-il?  189 

un  cerveau  fêlé,  à  une  intelligence  en  désordre  les  excentricités 
d'une  joyeuse  fantaisie,  —  qu'il  eût  prêté  les  mains  à  des  dé- 
marches qui  avaient  pour  objet  de  séparer  une  vieillesse  si  inno- 
cente et  si  gaie  d'une  enfance  si  bien  protégée  et  répondant  à 
cette  protection  par  de  si  tendres  soins.  Et  je  suis  sûr  que,  si 
le  monde  entier  s'était  levé  pour  signaler  avec  le  geste  du  mépris 
ce  pauvre  estropié  borgne,  Georges  Morley,  le  gentilhomme  de 
haute  naissance,  le  savant  accompli,  l'ecclésiastique  à  la  répu- 
tation sans  tache,  lui  aurait  offert  son  bras  pour  s'appuyer,  et 
aurait  marché  sans  honte  à  ses  côtés. 


CHAPITRE    IV. 

Pour  bien  juger  le   caractère   humain  ,    il    suffit   quelquefois  d'avoir    tres-peu 
d'expérience,  pourvu  qu'on  ait  le  cœur  très-large. 

Numa  Pompilius  ne  cacha  pas  plus  soigneusement  les  leçons 
qu'il  recevait  d'Egérie,  que  Georges  Morley  celles  qu'il  recevait 
du  vannier.  Ce  désir  du  secret  était,  en  effet,  bien  naturel  :  — 
c'eût  été  un  sujet  de  jolis  commentaires  si  Humberston  avait  su 
que  son  futur  recteur  apprenait  d'un  vieux  vannier  l'art  de  dé- 
biter ses  sermons  I  Mais  sa  discrétion  avait  un  rnotif  plus  noble 
et  plus  impérieux,  —  son  honneur  y  était  engagé.  Waife  avait 
exigé  de  lui  la  promesse  qu'il  considérerait  leurs  rapports  comme 
strictement  privés  et  confidentiels. 

«  C'est  dans  mon  intérêt  que  je  vous  demande  cela,  lui  avait-il 
dit  franchement,  quoique  je  pusse  dire  que  c'est  aussi  dans  le 
vôtre.  » 

Georges  donna  sa  parole,  et  se  trouva  lié.  Heureusement,  lady 
Montfort,  ayant  quitté  le  château  le  lendemain  même  du  jour 
où  il  avait  rencontré  pour  la  première  fois  le  vannier,  et  ayant 
écrit  depuis  qu'elle  ne  reviendrait  que  dans  quelques  semaines, 
Georges  Morley  put  profiter  de  l'invitation  générale  que  lui  avait 
faite  le  marquis  de  s'établir  au  château  de  Montfort  toutes  les 
fois  qu'il  viendrait  dans  les  environs,  —  ce  que  les  convenances 
du  monde  ne  lui  eussent  pas  permis  de  faire  tandis  que  lady 
Montfort  s'y  trouvait  seule.  Il  s'installa  donc  dans  un  coin 


190  REVUE   BRITANNIQUE. 

du  vaste  palais  et  put  facilement,  et  aussi  souvent  qu'il  lui  plai- 
sait,  traverser  sans  être  vu  les  solitudes  du  parc,  gagner  la  pièce 
d'eau  ou  aller  de  là,  en  flânant  à  travers  le  bois,  jusqu'au  cottage 
de  Waife  qui  touchait  aux  palissades  du  parc,  solitaire,  isolé, 
hors  de  la  vue  du  village  voisin.  Ayant  ainsi  le  château  tout  à  lui, 
Georges  ne  fut  mis  en  contact  avec  personne  devantqui  il  eût  pu, 
dans  un  moment  d'oubli,  laisser  même  échapper  un  mot  sur  sa 
nouvelle  connaissance,  —  à  l'exception  du  ministre  de  la  pa- 
roisse, digne  homme,  qui  vivait  dans  une  retraite  à  peu  près 
absolue,  avec  un  modeste  traitement.  Le  marquis  était  le  posses- 
seur laïque  du  bénéfice  sécularisé  :  ce  bénéfice  n'était  donc 
qu'une  très-pauvre  cure,  qu'on  n'aurait  pu  offrir  à  un  Vipont, 
ni  au  précepteur  d'un  Vipont,  et  qui  ne  pouvait  convenir  qu'à 
un  brave  homme,  de  goûts  fort  paisibles  et  forcé  de  vivre  très- 
retiré.  Georges  le  voyait  trop  peu  pour  trahir  ses  secrets  de- 
vant lui,  ou  pour  en  tirer  des  renseignements.  Il  sut  par  lui 
cependant,  d'une  manière  tout  à  fait  incidente,  que  Waife  était 
venu  quelques  mois  auparavant  dans  le  village,  oij  il  avait  offert 
à  l'agent  du  marquis  de  prendre  à  bail  le  cottage  et  l'oseraie 
qu'il  occupait  actuellement;  qu'il  s'était  présenté  comme  ayant 
connu  un  vieux  vannier  qui  y  avait  demeuré  il  y  a  bien  des  an- 
nées, et  de  qui  il  avait  appris  ce  métier.  Comme  il  offrait  un 
prix  plus  avantageux  que  l'agent  ne  pouvait  en  obtenir  ailleurs, 
et  comme  l'agent  désirait  se  faire  un  mérite  auprès  de  M.  Carr 
Vipont  d'avoir  amélioré  la  propriété  en  y  faisant  revivre  une  in- 
dustrie qui  y  était  tombée  en  désuétude,  le  marché  avait  été 
provisoirement  conclu,  à  la  condition  que  le  candidat,  n'étant 
pas  connu  dans  l'endroit,  fournirait  une  recommandation  sa- 
tisfaisante. Waife  était  parti,  en  disant  qu  il  reviendrait  bientôt 
avec  le  certificat  exigé.  Le  pauvre  homme,  comme  on  sait,  comp- 
tait alors  sur  un  mot  favorable  de  M.  Hartopp.  Plusieurs  mois, 
cependant,  s'étaient  passés  sans  qu'il  revînt.  Dans  cet  intervalle, 
on  avait  eu  besoin  du  cottage  pour  y  loger  momentanément  un 
garde-chasse  dont  la  maison  était  en  réparation,  de  sorte  qu'il 
était  heureusement  resté  à  louer.  Waife,  en  revenant  accompa- 
gné de  sa  petite-fille,  avait  adressé  l'agent  pour  prendre  des 
renseignements  à  un  homme  dafi'aires  respectable,  demeurant 
à  Londres  dans  le  quartier  de  Bloomsbury;  celui-ci  avait  écrit 


qu'en  fera-t-il?  191 

qu'une  dame,  qui  était  en  ce  moment  sur  le  continent,  et  pour 
laquelle  il  était  chargé  cVadministrcr  divers  immeubles  qui  con- 
stituaient une  bonne  partie  de  sa  fortune,  Tavait  autorisé  non- 
seulement  à  déclarer  que  Waife  était  un  homme  fort  intelligent, 
capable  de  bien  faire  tout  ce  qu'il  entreprendrait,  mais  à  garantir 
aussi,  s'il  était  nécessaire,  le  payement  exact  du  loyer  de  toute  ha- 
bitation qu'il  occuperait.  Sur  ce,  le  bail  avait  été  régularisé,  et  le 
vannier  installé.  Il  n'aurait  pas  trouvé  un  débit  suffisant  de  ses 
paniers  dans  le  voisinage  immédiat  ;  mais  il  travaillait  si  bien, 
quelquefois  même  avec  tant  d'élégance  et  de  goût,  qu'il  n'avait 
pas  eu  de  peine  à  s'arranger  avec  un  marchand  en  gros  (non  pas 
d'Humberston,  mais  d'une  ville  plus  éloignée  et  encore  plus  flo- 
rissante, à  une  vingtaine  de  milles  de  distance^  qui  lui  prenait 
autant  d'ouvrages  de  ce  genre  qu'il  en  pouvait  fournir.  Chaque 
semaine,  le  voiturier  emportait  sa  marchandise  et  rapportait 
l'argent  ;  les  bénéfices  suffisaient  largement  à  l'entretien  de 
Waife  et  de  Sophie  ;  —  il  leur  restait  encore  un  excédant,  après 
avoir  mis  de  côté  la  somme  destinée  à  faire  face  au  loyer.  En- 
fin, le  cottage  du  vannier  étant  tout  à  fait  à  l'extrémité  d'un 
village  assez  éparpillé  et  qui  n'était  habité  que  par  des  cultiva- 
teurs, on  ne  connaissait  guère  sa  manière  de  vivre  et  on  ne  s'en 
occupait  pas  davantage.  Il  paraissait  être  un  homme  inofïensif 
et  laborieux;  — jamais  au  cabaret,  mais  tous  les  dimanches  à 
l'église  dans  son  coin,  avec  sa  petite-fille  proprement  habillée  ; 
—  homme  honnête  aussi  et  de  manières  convenables,  qui  por- 
tait la  main  à  son  chapeau  en  passant  devant  l'agent,  et  se  dé- 
couvrait en  passant  devant  le  curé. 

On  supposait  que  le  vannier  avait  passé  une  partie  de  .sa  vie 
dans  les  pays  étrangers  :  cette  idée  était  justifiée  en  partie  par 
des  habitudes  de  sobriété  qui  n'étaient  pas  tout  à  fait  nationales, 
en  partie  par  quelque  chose  dans  son  air  et  ses  manières  qui, 
sans  être  au-dessus  de  sa  profession,  ne  paraissait  cependant 
pas  en. parfaite  harmonie  avec  cette  profession  si  humble,  — 
quelque  chose  d'étranger  en  un  mot,  —  mais  surtout  par  cette 
circonstance  qu'il  avait  reçu,  depuis  son  arrivée,  deux  lettres 
marquées  d  un  timbre  de  poste  étranger.  Cette  idée  n'avait  pas 
nui  au  vieillard;  elle  laissait  supposer  qu'il  avait  probablement 
survécu  à  tous  les  amis  qu'il  avait  laissés  en  Angleterre,  et  qu'à 


192  REVUE    BRITANNIQUE. 

son  retour,  suffisamment  fatigué  de  ses  pérégrinations,  il  avait  été 
heureux  de  reposer  sa  tête  dans  un  coin  quelconque  de  sa  patrie, 
où  il  pût  trouver  un  abri  tranquille  et  s'assurer  une  honnête 
existence  au  moyen  d'un  travail  facile. 

Georges,  quoique  naturellement  curieux  de  savoir  quel  avait 
été  le  résultat  de  la  communication  qu'il  avait  faite  à  Mrs.  Crâne, 
—  si  elle  avait  mené  à  la  découverte  de  Waife  ou  si  elle  lui  avait 
occasionné  quelque  ennui,  s'était  cependant  abstenu  jusqu'alors 
d'aborder  un  sujet  qui  l'aurait  exposé  à  faire  un  aveu  assez  em- 
barrassant de  son  intervention  officieuse,  et  qui  pourrait  lui  don- 
ner l'air  de  s'immiscer  d'une  manière  indirecte  et  peu  délicate 
dans  des  affaires  de  famille  d'une  nature  pénible.  Mais,  un  beau 
jour,  il  reçut  une  lettre  de  son  père,  qui  le  jeta  dans  un  grand 
trouble,  et  le  décida  à  aborder  la  question  et  à  s'expliquer  fran- 
chement avec  son  précepteur.  Dans  cette  lettre,  M.  Morley,  le 
père,  racontait  incidemment,  parmi  d'autres  bribes  de  nouvelles 
locales,  qu'il  avait  vu  M.  Hartopp,  lequel  n'était  pas  tout  à  fait 
dans  son  assiette  ordinaire,  son  bon  cœur  n'étant  pas  encore  re- 
mis de  l'émotion  qu'il  avait  éprouvée  d'avoir  été  abominable- 
ment mis  dedans  par  un  imposteur  qu'il  avait  pris  en  affection, 
et  à  la  découverte  duquel  lui,  Georges,  avait  providentiellement 
contribué  (le  père  faisait  ici  allusion  à  ce  que  Georges  lui  avait 
raconté  de  sa  première  rencontre  avec  AVaife  et  de  sa  visite  à 
Mrs.  Crâne).  Le  susdit  imposteur,  à  ce  qu'il  paraît,  d'après  les 
paroles  échappées  à  M.  Hartopp,  n'était  pas  un  original,  comme 
Georges  avait  été  porté  à  le  penser,  mais  un  fort  mauvais  sujet. 

«  Un  si  mauvais  sujet,  ajoutait  M.  Morley  père,  que  M.  Har- 
topp fut  trop  content  de  remettre  à  ses  protecteurs  naturels  l'en- 
fant que  cet  homme  paraît  avoir  enlevée  ;  et  je  soupçonne, 
d'après  ce  qu'a  dit  M.  Hartopp,  bien  qu'il  n'aime  pas  à  convenir 
qu'il  ait  été  mis  dedans  d'une  façon  si  grossière,  je  soupçonne  qu'il 
avait  réellement  présenté  à  ses  concitoyens  et  admis  dans  son 
intimité  un  véritable  gibier  de  pénitentiaire,  —  probablement  un 
voleur  de  profession.  Quel  bonheur  pour  ce  bon,  cet  excellent 
Jos  Hartopp,  qui  n'a  que  le  défaut  d'avoir  la  tête  un  peu  faible  et 
qu'il  est  positivement  aussi  inhumain  de  tromper  que  s'il  était 
idiot  de  naissance,  quel  bonheur,  dis-je,  que  la  dame  que  vous 
avez  vue  soit  arrivée  h  temps  pour  éventer  les  pièges  tendus  à  sa 


qu'en  fera-t-il?  193 

trop  bienveillante  crédulité!  Sans  cela,  Jos aurait  été  capable  de 
recevoir  ce  drôle  chez  lui  (c'est  bien  dans  son  genre),  et  de  se  faire 
voler,  peut-être  assassiner,  —  Dieu  sait!  » 

Incrédule  et  indigné,  impatient  en  même  temps  d'avoir  le 
moyen  de  défendre  la  réputation  de  son  ami,  Georges  saisit  son 
chapeau  et  se  dirigea  à  grands  pas  vers  le  sentier  qui  conduisait 
au  cottage  du  vannier.  En  arrivant  au  bord  de  l'eau,  il  aperçut 
Waife  lui-même,  assis  sur  un  banc  de  mousse,  sous  une  épine 
noueuse,  aux  formes  fantastiques,  suivant  des  yeux  un  daim 
qui  venait  boire,  et  sifflant  un  air  doux  et  mélodieux,  —  Tair 
d'une  vieille  chanson  anglaise.  Le  daim  leva  la  tête  hors  de 
l'eau,  et  tourna  ses  grands  yeux  brillants  vers  la  rive  opposée, 
d'où  venaient  les  sons,  —  écoutant  avec  attention.  Comme  les 
pas  de  Georges  faisaient  craquer  le  thym  sauvage  qui  croissait 
à  l'ombre  de  l'épine,  —  «  Silence!  dit  Waife,  et  voyez  comme 
le  son  musical  le  plus  grossier  produit  de  l'effet  sur  les  bêtes .  » 
Il  recommença  à  siffler,  —  cette  fois  un  air  plus  vif,  plus 
bruyant,  plus  sauvage,  — un  air  de  chasse.  Le  daim  se  retourna 
vivement,  inquiet,  agité,  rejeta  sa  tête  en  arrière,  et  s'éloigna  en 
bondissant  à  travers  la  fougère.  Waife  changea  encore  une  fois 
la  clef  de  sa  musique  primitive,  et  flt  entendre  une  sorte  de  bra- 
mement mélancolique,  comme  le  bramement  même  d'un  cerf 
en  peine,  mais  adouci  et  plus  tendre.  Le  daim  s'arrêta,  et,  at- 
tiré par  l'imitation,  revint  vers  l'eau  lentement  et  d'un  pas  ma- 
jestueux. 

«  Je  ne  crois  pas,  reprit  Waife,  que  l'histoire  d'Orphée  char- 
mant les  bêtes  soit  une  fable,  —  le  croyez-vous,  monsieur?  Les 
lapins  d'ici  me  connaissent  déjà  ;  et  si  j'avais  seulement  un  vio- 
lon, je  parierais  me  faire  un  ami  de  ce  rat  d'eau  si  réservé  et  si 
peu  sociable,  avec  qui  Sir  Isaac  cherche  vainement  en  ce  moment 
à  faire  une  connaissance  forcée.  L'homme  commet  une  grande 
erreur  en  ne  cultivant  pas  des  rapports  plus  intimes  et  plus 
amiables  avec  les  autres  branches  de  la  grande  famille  des  habi- 
tants de  la  terre.  Il  en  est  peu  qui  ne  soient  pas  plus  amusants 
que  nous,  —  et  c'est  naturel,  car  ils  n'ont  pas  nos  soucis.  Et 
une  telle  variété  de  caractères,  aussi,  là  où  l'on  s'attendrait  le 
moins  à  la  rencontrer  ! 

Georges  Morley.  Vous  avez  raison  :  Cowper  remarquait  dans 

8*   SÉRIF..  — TOME    V.  1.3 


194  REVUE   BRITANNIQUE. 

ses  lièvres  favoris  des  différences  de  caractère  très -pronon- 
cées. 

Waife.  Des  lièvres  !  Je  suis  sûr  qu'il  n'y  a  pas  (|eux  mouches 
sur  une  vitre,  deux  vairons  dans  cette  eau,  qui  ne  nous  présen- 
tent des  points  de  contraste  intéressants  pn  fait  d'humeur  et 
de  caractères.  Si  les  mouches  et  les  vairons  pouvaient  seule- 
ment battre  monnaie,  ou  établir  une  manufacture,  —  imaginer, 
en  un  mot,  quelque  objet  de  vente  ou  d'achat  qui  offrît  quelque 
attrait  à  l'intelligence  ou  à  l'esprit  entreprenant  de  la  race 
anglo-saxonne,  —  il  va  sans  dire  que  nous  aurions  bientôt 
noué  des  relations  diplomatiques  avec  eux,  et  que  nos  dépêches 
et  nos  journaux  nous  auraient  fait  connaître  dans  le  plus  grar^d 
détail  le  caractère  et  le  goût  de  leurs  principaux  personnages. 
Mais,  lorsque  l'homme  n'a  pas  d'intérêts  pécuniaires  ou  d'am- 
bition en  jeu  avec  une  classe  quelconque  de  créatures,  les  in- 
formations qu'il  possède  sur  leur  compte  sont  extrêmemept 
confuses  et  superficielles.  Les  meilleurs  naturalistes  ne  sont  que 
des  généralisateurs,  qui  croient  avoir  fait  beaucoup  lorsqu'ils 
ont  classifié  une  espèce.  Q(iq  saurions-nous  du  genre  humain, 
si  nous  n'avions  que  la  définition  de  l'homme  par  un  naturaliste? 
Nous  ne  connaissons  le  genre  humain  qu'en  démolissant  la  clas- 
sification et  en  étudiant  chaque  homme  cppame  une  classe  ep 
lui-même.  Comparez  Buffon  avec  Shakspeare  !  Hélas  I  monsieui, 
n'aurons-nous  jamais  un  Shakspeare  pour  les  mouches  et  les 
vairons? 

Georges  Morley.  Avec  tout  le  respect  dû  aux  vairons  et  aux 
mouches,  si  nous  trouvions  un  autre  Shakspeare,  il  pourrait 
être  plus  utilement  employé  à  choisir,  comme  son  prédécesseur, 
des  individualités  parmi  les  classifications  de  l'homme. 

Waife.  Vous  le  croyez,  parce  que  vous  êtes  vous-même  un 
homme  :  une  mouche  pourrait  être  d'une  opinion  différente. 
Mais  permettez-moi,  au  moins,  de  douter  qu'un  semblable  in- 
vestigateur fût  plus  utilement  employé  pour  son  propre  bonheur, 
tout  en  reconnaissant  qu'il  le  serait  pour  votre  amusement  in- 
tellectuel et  vos  intérêts  sociaux.  Ce  pauvre  Shakspeare,  comme 
il  a  dû  souffrir! 

Georges  Morley.  Vous  voulez  dire  qu'il  a  dû  être  torturé  par 
les  passions  qu'il  décrit,  meurtri  par  son  frottement  avec  les 


ou  EN    FERA-T-I^//  \^\ 

copurs  qu'il  di^sèqup.  Cela  n'est  pas  nécessaire  au  génie.  Le  jugf} 
sur  sou  siège,  récapitulant  les  dépositions  des  témoins  et  adres- 
sant ses  inslriictions  au  jury,  n'a  nullement  besoin  d'avoir  par- 
tagé les  tentations  ou  d'avoir  eu  laconnaiss^pce  personnelle  des 
actes  du  prisonnier  mis  en  jugement.  Et  ceppuçîar^t,  combien  son 
analyse  peut  être  profonde  ! 

—  ?ion  !  non  I  s'écria  rude^iient  Waifp-  Yptre  exemple  détruit 
yotre  raisonnement.  Le  juge  np  cqnnaît  rien  du  prisonnier  1  II 
y  a,  d'un  côté,  les  faits;  ç^c  l'autre,  la  loi.  C'est  sur  cela  qu'il 
généralise,  c'est  d'après  cela  qu'il  juge,  —  bien  ou  mal.  Mais 
4e  l'individu  en  jugempnt,  du  monde,  —du  monde  terrible  qui 
s'agite  dans  le  cœur  de  cet  individu,  —  je  le  répète,  il  n'en  con- 
naît rien  !  S'il  les  connaissait,  la  loi  et  les  faits  pourraient  dis- 
paraître à  ses  yeux,  —  Ic^  justice  humaine  pourrait  être  paralysée. 
Holà  1  qu'on  a^^ièi\e  à  la  Ijarre  pet  ptrçingeY  à  la  n^inp  suspectp, 
au  teint  basané,  —  écoutez  l'accusation,  —  écoutez  les  déposi- 
tions des  témoins.  Le  misérablel  rinfâme  1  c'est  un  assassin, 
—  un  lâche  assassin  !  il  a  étouffé  de  ses  propres  mains  une 
pauvre  femme  sans  défense  1  A  la  potence  1  à  lapotence  1  «  Dou- 
cement, dit  le  poète,  en  soulevant  le  voile  qui  cache  le  coeur 
de  l'assassip,  —  c'est  Othello  le  Maure?  »  Quel  jury  osera  main- 
tenant déclarer  cet  accusé  coupable?  quel  juge  osera  se  couvrir 
de  la  toque  noire?  qui  criera  maintenant  :  <t  A  la  potence  1  à  la 
potence?  » 

Ce  fut  avec  une  telle  véhémence,  une  telle  vérité  4'acçent  que 
le  comédien  fit  entendre  cette  tirade  passionnée,  que  son  audi- 
teur ne  put  se  Refendre  d'un  mouvement  de  terreur  semblable  à 
celle  que  le  Maure  de  Shakspeare,  convaincu,  soulève  autour 
de  lui  à  la  lin  du  drame  sublime  dont  il  est  le  héros .  Sir  Isaac  lui- 
même  tressaillit,  et,  abandonnant  la  poursuite  inutile  du  rat 
d'eau,  il  fit  entendre  un  faible  aboiement,  s'approcha  de  son 
maître  et  le  regarda  en  face  avec  une  curiosité  solennelle. 

«  Vaife,  reprenanl  le  ton  de  la  conversation.  Pourquoi  éprou- 
vons-nous plus  de  sympathie  pour  ceux  qui  sont  au-dessus  de 
nous  que  pour  peux  qui  sont  au-dessous?  pour  les  chagrins  d'un 
roi  que  pou?:  ceux  d'un  mendiant?  Pourquoi  Sir  Isaac  éprouve- 
t-il  plus  de  sympathie  pour  moi  que  je  ne  saurais  (quoiqu'il  puisse 
être  tourmenté  par  ce  rat  d'eau)  en  éprouver  pour  lui  ?  —  Quelle 


196  REVUE    BRITANNIQUE. 

qu'en  soit  la  cause,  voyez-y  du  moins,  monsieur  Morley,  une 
raison  pour  laquelle  une  pauvre  créature  comme  moi  croit  mieux 
employer  son  temps  à  cultiver  Tintimité  des  bêtes  qu'à  pour- 
suivre l'étude  des  hommes.  Parmi  les  hommes,  tous  sont  trop 
élevés  pour  sympathiser  avec  moi  ;  mais,  parmi  les  bêtes,  j'ai 
eu  deux  amis  qui  ne  m'ont  jamais  fait  de  mal  et  ne  m'ont  jamais 
trahi  :  l'un  estSirlsaac,  l'autre  était  Wamba.  Wamba,  monsieur, 
originaire  d'une  contrée  éloignée  du  globe  (l'Europe  civilisée 
n'est  pas  assez  grande  pour  fournir  deux  amis  à  un  homme), 
Wamba  était  moins  heureusement  doué  par  la  nature,  moins 
raffiné  par  l'éducation  que  Sir  Isaac  ;  mais  c'était  un  compagnon 
sûr,  et  en  qui  je  pouvais  avoir  toute  confiance.  Wamba,  mon- 
sieur, était  —  une  sarigue. 

Georges  Morley.  Hélas  I  mon  cher  monsieur  Waife,  je  crains 
que  vous  n'ayez  beaucoup  à  vous  plaindre  des  hommes. 

Waife.  Je  n'ai  pas  le  droit  de  me  plaindre.  J'ai  eu  moi-même 
de  grands  torts  envers  moi.  Quand  un  homme  est  son  propre 
ennemi,  il  ne  doit  pas  s'attendre  à  ce  que  les  autres  soient  ses 
bienfaiteurs. 

Georges  Morley,  avec  émotion.  Ecoulez.  J'ai  une  confession  à 
vous  faire.  Je  crains  de  vous  avoir  fait  tort,  en  voulant  officieu- 
sement vous  rendre  service.  » 

Il  se  hâta  alors  de  raconter  les  détails  de  son  entrevue  avec 
Mrs.  Crâne.  En  terminant  ce  récit,  il  ajouta  : 

«  Lorsque  je  vous  retrouvai  ici  et  que  j'appris  que  Sophie 
était  avec  vous,  j'éprouvai  un  inexprimable  soulagement.  Il  était 
clair,  pensai-je,  que  l'enfant  avait  été  laissée  sous  votre  garde, 
soit  que  vous  eussiez  prouvé  que  vous  n'étiez  pas  la  personne 
que  l'on  cherchait,  soit  que  les  affaires  de  famille  dont  il  était 
question  eussent  été  expliquées  et  arrangées  de  telle  sorte  que 
mon  intervention  n'avait  eu  pour  vous  aucune  conséquence 
fâcheuse.  Mais  je  rerois  aujourd'hui  une  lettre  de  mon  père  qui 
me  tourmente  beaucoup .  Il  paraît  que  les  personnes  dont  il  s'agit 
ont  été  à  Gatesborough,  et  vous  ont  diffamé  auprès  de  M.  Har- 
topp.  Je  ne  vous  demande,  comprenez-moi  bien,  aucune  con- 
fidence que  vous  puissiez  avoir  quelque  répugnance  à  me  faire  ; 
mais  si  vous  voulez  me  fournir  le  moyen  de  réfuter  des  alléga- 
tions que  je  considère,  —  sans  que  vous  ayez  besoin  de  me  don- 


qu'en  fera-t-il?  197 

ner  aucune  assuiauce  à  cet  égard,  —  comme  injustes  et  calom- 
nieuses, je  n'aurai  pas  de  repos  que  je  n'aie  accompli  celte  tâche 
et  rétabli  votre  réputation. 

Waife,  (l'un  ton  calme,  mais  abattu.  Je  vous  remercie  de  tout 
mon  cœur,  —  mais  il  n'y  a  rien  à  faire.  Je  suis  bien  aise  que 
cette  question  n'ait  pas  été  soulevée  entre  nous  avant  que  le  léger 
service  que  j'ai  pu  vous  rendre,  monsieur  Morley,  ait  été  à  peu 
près  complet.  C'eût  été  dommage  que  vous  eussiez  été  obligé  de 
rompre  toute  communication  avec  un  homme  d'une  réputation 
suspecte ,  avant  d'avoir  appris  à  diriger  ces  moyens  naturels 
qui  vous  permettront  plus  tard  d'exhorter  de  plus  grands  pé- 
cheurs que  moi.  — Ne  m'interrompez  pas,  monsieur  1  Vous 
comprenez  que,  maintenant  du  moins,  je  suis  un  vieillard  inof- 
fensif, travaillant  pour  gagner  un  humble  salaire.  Vous  ne  ré- 
péterez pas  ici  ce  que  vous  avez  pu,  ce  que  vous  pourrez  encore 
entendre  dire  contre  ma  vie  passée  !  Vous  ne  nous  obligerez 
pas  ,  moi  et  ma  petite- fille ,  à  abandonner  cette  obscure  re« 
traite  pour  aller  encore  une  fois  affronter  un  monde  avec  lequel 
nous  n'avons  pas  la  force  de  lutter  !  Persuadé  que  telles  ne  sont 
pas  vos  intentions,  il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  dire  :  Adieu, 
monsieur  ! 

—  Je  mériterais  de  perdre  tout  à  fait  la  p-p-parole,  s'écria 
Georges  Morley,  respirant  convulsivement  et  bégayant  terrible- 
ment, en  saisissant  fermement  Waife  par  le  bras,  si  je  me  per- 
mettais, —  per-per-per-... 

—  Une  1  deux  1  ne  vous  pressez  pas,  monsieur  !  »  dit  le  co- 
médien avec  douceur. 

Et  il  se  rassit  patiemment  sur  le  banc  de  mousse. 

Georges  se  jeta  à  côté  de  lui,  et,  avec  la  noble  tendresse 
d'une  nature  aussi  chevaleresquement  chrétienne  que  le  ciel  ait 
jamais  donnée  à  un  prêtre ,  il  appuya  ses  mains  jointes  sur 
l'épaule  de  Waife,  et,  le  regardant  en  face  et  de  très-près,  il  lui 
dit  lentement,  posément,  sans  la  moindre  hésitation  : 

«  Vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi.  Vous 
m'avez  donné  un  foyer  domestique  et  une  carrière,  —  la  femme 
dont  je  n'aurais  pu,  sans  vous,  solliciter  la  main,  —  la  vocation 
divine  sur  laquelle  reposaient  toutes  mes  espérances  ici-bas.  ?ye 
croyez  pas  que  ce  soient  là  des  obhgations  dont  on  puisse  faci- 


198  REVllE     BRITANNIQUE. 

letiaent  se  dégager.  Si  les  circonstances  ne  rnè  permettent  pas  de 
désabuser  les  autres  d'impressions  qui  vous  sont  défavorables, 
ne  croyez  pas  que  ces  fausses  impressions  puissent  altérer  eii 
rien  ma  reconnaissance,  —  mon  respect  pour  vous  1 

Waife.  Pardon,  monsieur  ;  mais  cela  ne  saurait  être  autre- 
ment. Ces  impressions  n'altéreront  iieut-être  pas  votre  recdii- 
naissance  exagérée  pour  un  service  qu'il  ne  faut  pas  mesurer 
par  ses  effets  sur  vous,  mais  par  le  peu  de  peine  qu'il  m'a  coûté  ; 
peut-être  pas  votre  reconnaissance,  dis-je,  —  mais  votre  respect, 
oui. 

Georges  Morley.  Encore  une  fois,  je  vous  répète  que  non  1 
Vous  figurez-vous  donc  que  je  ne  puisse  juger  de  la  nature  d'un 
homme,  sans  le  sommer  de  me  confier  tous  les  secrets,  —  toutes 
les  erreurs,  si  vous  l'aimez  mieux,  —  de  sa  vie  passée?  Est-ce 
que  la  mission  à  laquelle  je  puis  maintenant  me  considérer 
comme  voué  ne  me  donnera  pas  1  o  pouvoir,  ne  m'imposera  pas 
le  devoir  d'absoudre  tous  ceux  qui  se  repentent  sincèrement  et 
qui  croient  sans  feinte  ?  Ah  !  monsieur  Waife  !  si  vous  avez  ja- 
dis péché,  ne  vous  repentez-vous  pas?  et  que  de  fois  j'ai  pu  re- 
connaître, à  quelque  douce  phrase  échappée  de  vos  lèvres  lorsque 
vous  y  songiez  le  moins,  que  vous  avez  réellement  la  foi  !  Est-ce 
que  je  ne  pourrais  pas,  si  j'étais  en  ce  moment  revêtu  de  l'au- 
torité sacrée,  vous  absoudre  comme  prêtre?  Et  croyez-tbus  qu'en 
attendant  j'ose  vous  juger  comme  homme  ?  Moi,  —  nouvelle  re- 
crue de  la  vie,  préservé  jusqu'ici  de  la  tentation  par  les  soins  de 
ma  famille  et  les  faveurs  de  la  fortune,  —  moi,  juger,  et  juger 
sévèrement,  le  vétéran  aux  cheveux  gris,  fatigué  de  là  marche, 
blessé  dans  la  bataille  ! 

—  Vous  êtes  un  noble  cœur,  répondit  Waife,  fort  ému;  et, 
—  souvenez-vous  de  ce  que  je  vous  dis,  —  vous  vivrez  pour 
porter,  comme  une  robe  d'honneur,  le  manteau  de  la  charité. 
Mais,  écoutez-moi,  monsieur  1  M.  Hartopp  aussi  est  un  homme 
extrêmement  charitable,  bienveillant,  et  très-lin,  avec  toute  sa 
simplicité.  Cepend.lnt  M.  Hartopp,  aptes  avoir  écouté  la  dénon- 
ciation qu'on  lui  fit  contre  moi,  jugea  que  je  ne  devais  pas 
conserver  ma  petite-fille  ;  il  livra  le  dépôt  que  je  lui  avais 
confié,  et  il  m'aurait  donné  l'aumône,  sans  doute,  si  je  la 
lui  avai$  demandée,  —  mais  pas  sa  main.  Otez  les  vôtres  de 


qu'en  fera-t-il?  199 

mon  épaule,  monsieur,  pour  n'être  plas  souille  par  le  contact.  » 

Georges  retira  ses  mains  de  Tépaulè  du  vagabond,  mais  ce 
fut  pour  saisir  la  main  qui  lui  faisait  signe  de  les  écarter,  et  qui 
s'agitait  pour  échapper  à  leur  étreinte. 

«  Vous  êtes  innocent  1  vous  êtes  innocent  !  Pardonnez-moi  de 
vous  avoir  parlé  de  repentir,  comme  si  vous  eussiez  été  coupa- 
ble. Je  seiis  que  vous  êtes  innocent,  —  je  le  sens  à  mon  propre 
cœur.  Vous  détournez  la  télé  l  Je  vous  défie  de  dire  que  vous 
soyez  coupable  de  ce  dont  vous  avez  été  accusé,  de  ce  qui  a  obs- 
curci votre  bonne  réputation ,  de  ce  que  M.  Hartopp  a  cru  à 
votre  détriment  Regardez-moi  en  face,  et  dites  :  Je  ne  suis  pas 
innocent,  on  ne  m'a  pas  calomnié.  » 

Waife  resta  muet,  —  immobile. 

Le  jeune  homme  avait  toutes  les  qualités  du  cœur  sans  les- 
quelles il  n  y  eut  jamais  un  grand  orateur,  un  grand  prédica- 
teur, —  ces  qualités  qui  saisissent  de  prime  abord  les  résultats 
d'une  argumentation  et  qui  arrivent  d'un  seul  bond  au  but  d'un 
raiisonnement  étudié,  —  mais  ces  qualités  n'avaient  pas  encore 
été  mises  à  l'épreuve  ;  il  lâcha  la  main  de  >Yaife,  se  leva,  et,  se 
posant  en  face  du  vieillard,  qui  était  resté  assis,  le  visage  dé- 
tourné, les  yeux  baissés,  la  poitrine  haletante,  il  lui  dit,  avec 
Jiàuteur  : 

«  Oubliez  que  je  serai  bientôt  peut-être  le  ministre  chrétien 
qui  doit  approcher  son  oreille  des  lèvres  de  la  honte  et  du  crime, 
—  celui  dont  aucun  contact  mortel  ne  peut  souiller  la  main, 
lorsqu'elle  montre  le  ciel,  —  celui  dont  le  poste  le  plus  sublime 
est  à  côté  du  pécheur.  Ne  me  considérez  en  ce  moment  que 
comme  homme  et  comme  gentleman.  Voyez,  je  vous  tends  cette 
main.  Si,  comme  homme  et  comme  gentleman,  vous  avez  fait 
ce  qui,  —  si  l'on  pouvait  lire  dans  tous  les  cœurs,  connaître 
tous  les  secrets,  substituer  aux  jugements  humains  l'omni- 
science  divine,  —  vous  défend  de  prendre  cette  main,  — dans 
ce  cas  repoussez-la,  —  éloignez-vous,  —  nous  nous  séparons  ! 
Mais  si  vous  n'avez  rien  de  semblable  sur  la  conscience,  — 
bien  que  vous  vous  soumettiez  à  l'accusation,  —  dans  ce 
CAS,  au  nom  de  la  Vérité,  comme  homme  et  comme  gentle- 
man parlant  à  un  homme  et  à  un  gentleman,  je  vous  ordonne 
de  prendre  cette  main  droite ,  et,  au  nom  de  cet  Honneur  qui 


200  REVUE    BRITANNIQUE. 

n'admet  pas  de  tergiversation,  je  vous  défends  de  désobéir!  » 
Le  vagabond  se  leva,  comme  un  mort  à  l'évocation  d"un  ma- 
gicien, —  prit,  comme  par  un  mouvement  irrésistible,  la  main 
qu'on  lui  tendait,  et  le  jeune  homme,  transporté  de  joie,  se  jeta 
sur  son  sein,  l'embrassant  comme  un  fils. 

«  Vous  savez,  dit  Georges  d'une  voix  tremblante,  que  la  main 
que  vous  venez  de  prendre  ne  trahira  jamais,  —  n'abandonnera 
jamais.  Mais  est-elle  donc,  — est-elle  réellement  impuissante 
pour  vous  relever  et  vous  remettre  à  votre  place  ? 

—  Impuissante  pour  cela  parmi  les  gens  de  votre  classe,  ré- 
pondit >Yaife,  d'une  voix  plus  tremblante  encore:  tous  les  rois 
de  la  terre  ne  seraient  pas  assez  forts  pour  relever  un  nom  qui 
a  été  traîné  dans  la  boue.  Apprenez  qu'il  m'est  non-seulement 
impossible  de  me  justifier,  mais  qu'il  m'est  également  impos- 
sible de  confier  à  un  être  mortel  un  seul  moyen  de  défense,  si  je 
suis  innocent, —  un  seul  motif  d'atténuation,  si  je  suis  coupable. 
Après  cette  déclaration,  et  en  vous  suppliant  de  considérer  qu'il 
y  aura  plusd'indalgence  de  votre  part  à  me  condamner  qu'à  me 
questionner,  —  car  ces  questions  sont  pour  moi  une  torture,  — 
je  ne  puis  repousser  votre  pitié  ;  mais  ce  serait  une  dérision  que 
de  m'offrir  votre  respect  1 

—  Comment  !  ne  pas  respecter  un  courage  que  la  calomnie 
ne  peut  abattre  !  Ce  courage  serait-il  possible  si  vous  ne  vous  re- 
posiez avec  calme  dans  la  certitude  que  les  faux  témoins  ne  sau- 
raient tromper  le  Juge  éternel  ?  Vous  respecter  !  oui ,  —  parce 
que  je  vous  ai  vu  heureux  malgré  les  hommes,  et  que  j'en  con- 
clus que  le  nuage  qui  pèse  sur  vous  n'est  pas  la  colère  du  ciel. 

—  Ah  !  s'écria  Waife,  les  larmes  aux  yeux,  et  il  n'y  a  pas  une 
heure  que  je  plaisantais  aux  dépens  de  l'amitié  humaine,  —  que 
j'exhalais  ma  bile  contre  mes  semblables  !  et  maintenant,  — 
maintenant...  Ah  !  monsieur,  la  Providence  est  si  bonne  pour 
moi  !  et,  poursuivit-il  en  essuyant  ses  larmes  et  laissant  jouer 
encore  une  fois  autour  de  sa  bouche  son  sourire  malin...,  si 
bonne  justement  là  où  la  desobligeance  m'avait  été  le  plus  sen- 
sible. C'est  vrai  ;  —  vous  avez  rais  sur  mes  traces  la  femme  qui 
m'enleva  ma  petitc-fillc,  —  qui  mo  perdit  dans  Testime  de  ce 
bon  M.  Ilartopp.  Eh  bien  î  voyez-vous,  ma  chère  petite  Sophie 
m'est  rendue;  nous  occupons  l'habitation  que  je  désirais  par- 


qu'en  fera-t-il?  201 

dessus  tout  ;  et  cette  femme,  —  oui,  je  puis  du  moins  vous  laisser 
pénélrer  jusque-là  dans  mes  secrets,  afin  que  vous  ne  vous  re- 
prochiez point  de  Tavoir  envoyée  à  Gatesborough,  —  cette 
même  femme  connaît  ma  retraite;  —  c'est  elle  qui  m"a  procuré 
les  recommandations  nécessaires  pour  en  obtenir  possession  ; 
c'est  elle  quia  affranchi  ma  petite-llUe  d'un  odieux  engagement 
que  je  n'avais  pas  de  moyen  légal  pour  annuler;  et,  dans  le  cas 
oii  de  nouvelles  persécutions  viendraient  menacer  notre  repos, 
c'est  encore  elle  qui  veillera,  qui  nous  avertira,  qui  nous  vien- 
dra en  aide.  Si  vous  me  demandez  comment  un  pareil  change- 
ment s'est  opéré  en  elle,  —  comment,  lorsque  nous  avions 
abandonné  tout  espoir  des  vertes  prairies,  croyant  ne  pouvoir 
échapper  à  ceux  qui  nous  poursuivaient  que  dans  le  tumulte 
d'une  grande  ville,  nous  y  fûmes  découverts,  quoique  je  me 
fusse  assez  bien  déguisé,  et  que  l'enfant  et  le  chien  ne  se  fussent 
jamais  montrés  hors  des  quatre  murs  du  galetas  dans  lequel  je 
les  cachais,  —  si  vous  me  demandez,  dis-je,  comment  cette 
femme,  d'ennemie  impitoyable  qu'elle  était,  a  été  transformée 
tout  à  coup  en  une  gardienne  protectrice,  tout  ce  que  je  puis 
vous  répondre,  c'est  que  ce  n'est  par  aucun  artifice  ou  moyen 
persuasif,  employé  par  moi.  La  Providence  a  amolli  son  cœur  et 
Fa  disposé  à  la  bienveillance,  au  moment  même  oii  aucune 
autre  intervention  au  monde  ne  pouvait  nous  sauver  de...  de... 

—  N'en  dites  pas  davantage,  — je  devine  !  Le  papier  que  cette 
femme  me  montra  était  un  pouvoir  en  règle,  qui  autorisait  à 
remettre  votre  pauvre  petite  Sophie  entre  les  mains  de  son  père. 
Je  devine  :  vous  ne  voulez,  devant  moi,  rien  dire  contre  ce  père, 
et  pourtant  vous  voudriez  soustraire  cette  enfant  à  une  pro- 
tection dangereuse.  N'en  dites  pas  davantage...  Et  cette  pai- 
sible retraite,  votre  humble  occupation,  vous  contentent  réel- 
lement ? 

—  Ah  !  si  une  pareille  existence  pouvait  seulement  durer  1 
Sophie  -est  si  bien  portante,  si  gaie,  si  heureuse  1  Ne  l'avez- 
vous  pas  entendue  chanter  l'autre  jour  ?  Elle  ne  chantait  jamais 
auparavant.  Mais  il  n'y  avait  pas  huit  jours  que  nous  étions  ici, 
quelle  s'est  mise  à  chanter,  comme  un  oiseau,  sans  avoir  rien 
appris.  Cependant,  si  quelques  mauvais  rapports  contre  moi 
venaient  jusqu'ici  de   Gatesborough  ou  d'ailleurs,    on  nous 


202  REVtJE    BRITANNIQUE. 

chasserait,  et  itidri  oiseau  perdrait  sa  voix  ;  —  Sophie  ne  chan 
térait  plus. 

—  Ne  craignez  pas  que  la  malveillance  vous  chasse  d'ici. 
tâdy  Montfort,  vous  le  savez,  est  ma  cousine  ;  mais  vous  ne  sa- 
vez pas,  —  peu  de  personnes  savent—  combien  elle  a  le  cœur 
bon  et  généreux.  Je  liiî  parlerai  de  vous. . .  Oh  !  n'ayez  pas  peur  ! 
elle  me  croira  sur  parole,  lorsqiie  je  lui  dirai  :  C'est  un  bravé 
homme  ;  »  et,  si  elle  en  demande  davantage,  il  suffira  de  lui  dire  : 
«  Ceux  qui  ont  connu  de  ineilleurs  jours  n'aiment  pas  parler  da 
«  passé  à  des  étrangers.  » 

—  Je  vous  reÈbercie  bien  sincèrement,  dit  Waife  d'un  air 
soulagé  ;  —  mais  encore  une  faveur  :  —  si  vous  avez  vu  dan» 
le  dbcumént  qii'on  vous  a  rfiontré,  ou  si  vous  avez  conservé 
dans  votre  mémoire  le  nom  de...  de  la  personne  qui  est  auto- 
risée à  réclamer  Sophie  comme  son  enfant,  ne  prononcez  pas  ce 
nom  devant  lady  Montfort.  Je  ne  suis  pas  sûr  qu'elle  l'ait  jamais 
entendu;  mais  cela  se  pourrait,  et...  et...  » 

Il  s'arrêta  uti  moment  et  parut  réfléchir  ;  puis  il  poursuivit, 
laissant  sa  phrase  inachevée  : 

«  tdus  êtes  si  bon  poiit  iiibli,  monsieur  Morley,  que  je  désire 
vous  témoignel"  autant  de  confiance  qîié  je  le  puis.  Je  suis  déjà 
vietix,  comme  vous  le  voyez,  et  mon  objet  principal  est  de  pro- 
curer à  Sophie  un  appui  pour  me  remplacer  quand  je  n'y  serai 
plus,  —  uii  apptii  dans'  son  propre  sëxè,  monsieur.  Ah  !  vous 
ne  saiiriei:  vous  figurer  combien  il  me  tarde  de  voir  cette  enfant 
sous  la  sainte  protection  d'une  femme  !  Peut-être  que  si  lady 
Mbntfdrt  voyait  nia  jolie  Sophie,  elle  là  prendrai!  en  affection. 
Ah  !  si  cela  pôtivait  être  1  —  si  cela  pôuvàîi  être  (  Sophie,  d'ail- 
leuh,  ajoula-t-il  avec  orgueil,  a  droit  au  respect.  Elle  n'est  pas 
coinmë  moi  :  tout  bouge  est  bon  pour  tnoi  ;  —  mais  pour  ellel 
Savez- vous  que  j'avais  conçu  cet  espoir  ?  —  que  cet  espoir  aida 
à  me  raraénor  ici  lorsque,  il  y  à  déjà  plusieurs  mois,  j'étais  à 
Humberston,  cherchant  le  moyen  de  ravoir  ma  Sophie, et  que  je 
Vi^,  •^—  quoi(^ue  {avec  un  léger  jeu  dès  muscles  de  ses  lèrrbs)  je 
fusse  èensé  ne  rien  voir  en  ce  morhent,  —  la  sollicitude  de  lady 
Montfort  pour  un  vieil  imposteur  aveugle  qui  cherchait  à  sauver 
son  chien  de  dessous  les  roues  de  sa  voiture  .  —  un  chien  noir, 
monsieur,  qiiî  s'éteiit  fait  teindre  le  poil.  Et  mon  espoir  devint 


/ 

/ 

QU  EN    FEUA-T-II.?  203 

j)lus  fort  encore  lorsque,  le  premier  dimanche  où  j'assistai  au 
service  du  village,  je  revis,  à  l'autre  bout  de  l'église,  ce  beau 
visage,  —  beau  comme  le  clair  de  lune  et  comme  la  mélancolie. 
C'est  une  chose  étrange,  monsieur,  que  moi,  qui  suis  naturel- 
lement d'une  humeur  joyeuse  et  bruyante,  moi  qui  suis  mainte- 
nant un  pauvre  fugitif,  obligé  de  se  cacher,  —  je  me  sente  d'au- 
tant plus  attiré  vers  une  physionomie,  que  j'y  lis  davantage  les 
traces  du  chagrin.  Oui,  je  me  sens  moins  honteux  de  ma  propre 
nullité,  — je  me  sens  enhardi  à  m'approcher  et  à  dire  :  «  Il  n'y 
n  a  pas,  en  définitive,  une  si  grande  différence  entre  nous,  car, 
«  toi  aussi,  tu  as  souffert.  »  D'où  vient  cela? 

Georges  Morley.  «  L'insensé  a  dit  dans  son  cœur  :  Dieu 
«  n'existe  pas;  mais  l'insensé  n'a  pas  dit  :  La  souffrarice  n'existe 
«  pas  :  »  — maxime  énergique  et  profonde,  qui  nous  fait  toucher 
en  quelque  sorte  la  chaîne  qui  rattache  les  hommes  à  leur  Père 
commun,  chaîne  qui,  en  se  resserrant,  rapproche  les  enfants 
entre  eux.  —  Mais,  pour  en  revenir  à  votre  désir,  je  ne  l'ou- 
blierai pas  ;  et,  lorsque  ma  cousine  sera  de  retour,  elle  verra 
votre  Sophie.  »> 

{La  suite  en  octobre.) 


Nous  reproduisons,  à  la  suite  de  notre  Chronique  de  ce  mois,  une 
partie  du  catalogue  de  la  collection  des  ouvrages  anglais  réimprimés 
en  Allemagne,  par  la  maison  Tauchnitz,  et  dont  M.  Reinwald,  rue 
des  Saints  -  Pères ,  à  Paris  ,  est  l'actif  intermédiaire.  Nous  ne  nous 
plaindrons  pas  que  M.  Tauchnitz  accorde  une  place  si  importante  aux 
romans ,  puisqu'il  n'édite  que  les  meilleurs,  entre  autres  Who.t  will 
he  do  vnth  it?  L'histoire  la  biographie,  la  poésie  même  apportent  leur 
contingent  à  cette  bibliothèque  anglaise,  élégante  sous  le  rapport  typo- 
graphique et  d'un  format  portatif. 


PORTEFEUILLE  ÉPISTOLAIRE. 


AUTOGRAPHES,  ETC. 


S  IP. 


Les  lettres  que  nous  allons  reproduire  ce  mois-ci  n'ont  pu  pa- 
raître le  mois  dernier,  parce  qu'elles  empiétaient  sur  des  articles 
qu'il  nous  est  à  peu  près  impossible  de  difîérer,  soit  ceux  qui 
forment  des  suites,  soit  ceux  qui  perdraient  plus  tard  une  partie 
de  leur  intérêt.  Notre  intention  est  de  comprendre  aussi  quelque- 
fois, dans  notre  Portefeuille  épistolaire ,  l'indication  plus  ou 
moins  détaillée  des  ventes  d'autographes.  Déjà,  le  mois  der- 
nier, a  eu  lieu  celle  de  la  précieuse  collection  de  feu  John  Wil- 
son  Croker,  ancien  secrétaire  de  lamirauté,  et  principal  rédac- 
teur de  la  Quarterly  Review  ^.  M.  Croker  avait  été  l'éditeur  des 
piquants  Mémoires  de  lord  Hervey  sur  la  cour  de  Georges  IL 
Sa  collection  était  riche  en  autographes  de  tous  les  personnages 
politiques  du  dernier  siècle,  ainsi  que  des  littérateurs  de  toutes 
les  époques.  Les  amateurs  ont  remarqué  entre  autres  : 

—  Une  lettre  de  Chatterton  à  sa  mère  ; 

—  Une  lettre  du  fameux  Cobbet  qui ,  à  la  date  du  1 6  avril  1800, 
écrivait  de  New-York  à  William  Gifford  qu'il  était  ruiné  par  les 
républicains,  et  ajoutait  :  «  Le  nom  de  patriote  m'est  odieux. 
«  Je  suis  loin  de  désespérer  de  l'avenir. . .  J'espère  encore  attein- 

^  Voir  la  livraison  de  juillet. 

*.Voir  dans  la  livraison  d'août  ce  qu'en  disait  M.  Raike  dans  son  journal  anecdo- 
lique. 


206  REVUE  BRITANNIQUE. 

«  dre  au  but  suprême  de  mon  ambition  :  une  jolie  petite  chau- 
«  mière,  une  voiture  à  un  cheval  pour  ma  femme,  et  une  couple 
«  de  chiens  de  chasse  pour  moi.  Nous  avons  tous  quelque 
«  dada.  » 

—  Une  lettre  d'Hogarth  expliquant  le  sujet  de  ses  gravures 
publiées  sous  le  titre  de  :  Tndustrie  et  oisive  lé. 

—  Une  lettre  de  Caroline  Lamb,  auteur  du  roman  de  Gle- 
narvon,  et  qui  joua  un  rôle  dans  les  premières  liaisons  de  lord 
Byron.  Elle  écrit  à  M.  Croker  :  «  La  femme  d'un  homme  que 
«  vous  croyez  votre  ennemi  désire  vous  voir...  Je  vous  prie  de 
«  ne  pas  me  refuser.  » 

—  Une  lettre  de  lord  Byron. 

(On  a  récemment  fait  commerce  de  divers  autographes  de  lord 
Byron,  la  plupart  falsifiés,  et  le  faussaire,  de  l'aveu  de  tous  les 
correspondants  du  poète,  est  parvenu  à  une  imitation  parfaite 
de  son  écriture.  Une  longue  note  prouve  l'authenticité  de  cette 
lettre,  adressée  en  1813  à  M.  Croker,  secrétaire  de  l'amirauté, 
pour  obtenir  en  faveur  du  prince  Thoslousky  un  passage  gratuit 
sur  un  navire  faisant  voile  pour  la  Méditerranée.) 

—  Plusieurs  lettres  de  sir  Walter  Scott  et  le  manuscrit  d'un 
des  articles  fournis  par  lui  à  la  Quarterly  Review. 

—  Parmi  les  lettres  de  grands  personnages,  il  y  en  avait  une  de 
Louis-Philippe  (roi  des  Français),  écrite  de  Claremont  le  1 5  mars 
1850,  Ipttrp  très-amicale  et  charmante,  qui  nous  fut  lue  dans 
le  temps  pa^:  M.  Croker  lui-piême,  à  sa  résidence  près  de  Çla^-r 
remont. 

M.  Croker  possédait  la  plus  curieuse  collection  de  tous  les 
documents,  pamphlets,  lettres,  discours,  etc.,  relatifs  à  la  Ré- 
volution française.  Il  av£jit  des  autographes  de  presque  tous  les 
hommes  qui  marquèrent  dans  cette  sanglante  époque,  sur  la- 
quelle il  publiait  volontiers  un  article  tous  les  ans  dans  la  Qiiar- 
terhj  Review. 

Enfin,  la  principale  richesse  de  sa  bibliothèque  était  le  recueil 
de  toutes  les  lettres  de  Nelson  et  de  lady  Hamilton.  La  tendresse 
tldèle  du  grand  amiral  anglais  pour  sa  chère  Emma  a  quelque- 


PORTEFEUILLP   ÉPI^TOI^AIRE.  207 

fois  rendu  indulgents  les  puritains  eux-mêmes.  I.e  catalogue  de 
la  vente  cite  quelques  fragments  de  celte  correspondance  sqijs 
laquelle  toute  biographie  de  îielsoq  serait  incomplète,  caf  Nel- 
son n'avait  aucun  secret  pour  lady  Hamilton  qt  lui  écrivais  avec 
une  familiarité  extraordinaire.  Qujl  était  loin  de  penser  que  cette 
Emma,  qu'il  recommandait  en  mourant  à  son  pays,  tomberait 
un  jour  daps  une  te}le  it^digeqpe  qp'elle  vendrait  ses  lettres 
pour  ne  pas  mourir  de  faim  !  —  A  la  date  de  1801,  16  février, 
nous  voyons  que  Nelson  essayait  même  d'être  poëte  pour  van- 
ter son  Emma.  C'est  dans  cette  lettre  qu'il  lui  disait  aussi  en 
prose  :  «  Vos  lettres  m'ont  rendu  heureux  aujourd'hui.  Je  ne 
«  vous  gronderai  plus  à  moins  que  vous  ne  commenciez.  Je  vous 
«  prie  donc  de  ne  plus  me  gronder.  Ma  confiance  en  vous  est 
«  ferme  comme  un  roc  e|  je  suis  siir  que  vous  diriez  à  vos  gens 
«  de  chasser  à  coups  de  pied  le  duc  de...,  s'il  osait  jamais  vous 
n  faire  une  visite.  Je  m'étonne  que  sir  \Yilliam  ait  pu  songer  à 
«  inviter  à  dîner  un  pareil  misérable,  etc.  » 

A  la  date  du  5  mai  1804,  à  bord  de  son  vaisseau  la  Victoire, 
Nelson  regrette  la  perte  du  portrait  de  lady  Hamilton,  qui  a  dû 
être  trouvé  à  bord  du  Swift,  capturé  par  les  Français  :  «  Mais, 
«  ajoute-t-il  en  guise  de  consolation,  si  ce  portrait  est  envoyé  à 
«  Bonaparte,  il  l'admirera  !  » 

Dans  plusieurs  de  ces  lettres,  l'impétueux  amiral  répète  qu'il 
lui  tarde  que  |a  guerre  soit  termipée  pour  vivre  heureux  et  tran- 
quille auprès  de  son  Emma. 

Nous  reviendrons  probablement  sur  le  contenu  du  catalogue 
de  la  vente  des  collections  de  M.  Croker. 


Le  2  de  ce  mois  a  eu  lieu  aussi,  après  le  décès  du  capitaine 
Warrington,  une  vente  d'autographes  où  figuraient  plusieurs 
lettres'de  généraux  français  du  temps  de  l'Empire.  Yoici  la  copie 
de  la  lettre  que  le  maréchal  Soult  écrivait  au  maréchal  Massent, 
le  23  floréal  an  YIII  : 

«  J'ai  une  jambe  cassée  et  je  suis  prisonnier  de  guerre.  J'ai 
«  demandé  à  pouvoir  être  transféré  à  Gênes.  Je  vous  prie  de  sol- 


208  REVUE    BRITANNIQUE. 

«  liciter  cette  faveur  auprès  du  général  Ott,  commandant  le  blo- 
«  eus. 
«  Faites-moi  envoyer  de  l'argent,  quelques  domestiques,  du 

«  linge  et  du  tabac. 

«  Je  vous  embrasse, 

«  SOULT. » 
22  floréal  an  VIII  de  la  République  française,  une  et  indivisible. 

On  sait  que,  par  suite  de  cette  blessure,  le  maréchal  Soult 
resta  boiteux  toute  sa  vie. 

Dans  le  catalogue  de  ces  autographes,  le  n°  222  est  une  lettre 
du  duc  de  Berry  au  même  Masséna  (prince  d'Essling),  pour  lui 
annoncer  qu'il  lui  envoie  la  décoration  du  Lis. 

Le  numéro  suivant  (n"  223)  est  une  lettre  du  duc  d'Orléans  au 
comte  Walewski,  le  même  sans  doute  qui  est  aujourd'hui  mi- 
nistre des  affaires  étrangères. 

QUELQUES  LETTRES  DE  SYDNEY  SMITH  * . 

Au  colonel  Fox. 

Octobre  1856. 

Mon  cher  Charles , 

Si  vous  avez  jamais  prêté  quelque  attention  aux  mœurs  des 
animaux,  vous  devez  savoir  que  les  ânes  sont  fort  habiles  à  ou- 
vrir les  barrières.  Le  seul  moyen  de  les  en  empêcher,  c'est  de 
faire  mettre  aux  portes  deux  loquets  au  lieu  d'un.  Un  homme 
a  deux  mains  et  peut  ouvrir  à  la  fois  les  deux  loquets.  Un  âne 
n'a  qu'un  museau,  et  le  premier  loquet  retombe  lorsqu'il  le 
lâche  pour  soulever  le  second.  Bobus  et  moi,  nous  eûmes  la 
bonne  chance  de  voir  la  petite  Aunty  profondément  occupée  de 
ce  problème.  Elle  se  promenait,  et,  au  milieu  de  sa  promenade, 
elle  fut  arrêtée  par  une  barrière  et  ce  formidable  obstacle.  Les 
Anes  la  regardaient  faire,  et  attendaient  l'événement.  Aunty  sou- 
leva le  premier  loquet  avec  le  plus  grand  succès  ;  mais  le  second 
l'arrêtait  encore  :  toute  triomphante,  elle  lâche  le  premierloquet, 

1  Voir,  sur  Sydney  Sinilii,  1  ailiclc  publié  dans  les  livraisons  de  juillet  l't 
août  1857. 


PORTEFEUILLE  ÉPISTOLAIRE.  209 

et  se  jette  sur  le  second  :  même  succès  ;  mais,  au  même  instant, 
le  premier  loquet  retombe.  Deux  et  trois  fois,  mêmes  essais  et 
mêmes  résultats,  à  son  grand  étonnement  ;  les  ânes  de  braire, 
et  Aunty  de  s'éloigner  toute  confuse  jusqu'à  ce  que,  la  rappe- 
lant avec  de  grands  éclats  de  rire,  Bobus  et  moi  nous  lui  mon- 
trâmes qu'elle  avait  deux  mains,  et  nous  l'encourageâmes  à 
prouver  sa  supériorité  sur  les  ânes.  Je  vous  raconte  ceci  pour 
que,  lorsque  vous  verrez  cette  chère  petite  Aunty,  vous  ne  fas- 
siez pas  allusion  à  ces  animaux,  car,  sur  ce  sujet,  elle  est  très- 
susceptible,  et  je  vous  prie  aussi  de  n'en  rien  dire  à  lady  Mary. 
Je  désirerais  vous  voir  tous  les  deux  ici  l'an  prochain. 

A  vous  toujours  sincèrement,  mon  cher  Charles, 

Sydney  Smith. 

A  la  comtesse  Grey. 

La  Haye,  vendredi  12  mai  1837. 

Chère  lady  Grey, 

Ne  venez  jamais  en  Hollande.  Si  lord  Grey  vous  prie  de  le 
faire,  laissez-le  prier  en  vain.  Ici,  toutes  les  routes  sont  pavées; 
—  auberges  sales  et  plus  chères  que  les  plus  somptueux  hôtels 
d'Angleterre  ;  —  pays  affreux  au  delà  de  toute  expression  ;  — 
point  d'arbres,  si  ce  n'est  des  saules  ;  point  de  combustible,  si 
ce  n'est  de  la  tourbe,  et  enfin  tous  les  habitants  plus  laids  que  ***. 

J'ai  eu  une  légère  attaque  de  goutte;  c'est  un  avertissement 
qui  me  ramènera  plus  tôt  que  je  ne  pensais;  ma  constitution, 
en  effet,  semble  me  dire  :  «  Est-ce  à  un  vieux  gentleman  comme 
toi  de  faire  des  excursions  de  touriste  et  de  sortir  de  ses  ha- 
bitudes? »  Je  me  suis  enveloppé  de  mon  mieux  pour  le  moment, 
et  je  pars  demain  pour  Amsterdam.  Je  pense  me  trouver  à 
Bruxelles  le  mercredi  17,  me  dirigeant  soit  vers  ma  demeure, 
soit  vers-le  Rhin,  suivant  comme  je  me  sentirai. 

De  toutes  les  choses  qu'on  nous  recommande  de  voir  en  Hol- 
lande, je  n'en  trouve  que  le  quart  qui  vaillent  la  peined'être  vues. 
Par  exemple,  à  la  Haye  (d'oii  je  vous  écris),  il  n'y  a  rien  qui  doive 
retenir  trois  heures  un  Anglais  (qui  a  tout  vu  chez  lui),  et  l'on 
me  conseillait  pourtant  d'y  rester  trois  jours.  Ce  qu'il  y  a  de 

8'   SÉRIE.— TOME    V.  14 


210  REVUE  BRITANNIQUE. 

meilleur  en  Hollande,  c'est  le  pain  ;  ce  qu  il  y  a  de  pire,  c'est 
l'eau.  Un  boulanger  hollandais  {brood  bakker]  ferait  sa  fortune 
à  Londres. 

Mon  voyage  confirme  l'opinion  que  j'avais  qu'une  immense 
supériorité  reste  à  l'Angleterre  sur  tous  les  autres  pays  du 
monde,  que  lord  Grey  et  vous  en  êtes  les  meilleurs  habitants,  et 
que  j'ai  une  grande  affection  pour  vous  deux.  S.  S. 


A  Madame  Grote. 

33,  Charles-Street,  24  juin  1859. 

Je  dînerai  avec  vous  le  11,  chère  madame  Grote,  avec  le  plus 
grand  plaisir. 

Le  chemin  de  fer  du  Great-Western  va  supérieurement  ;  c'est 
grand,  c'est  simple,  c'est  froid,  c'est  lent,  c'est  sage  et  bon.  J'ai 
été  présenté  à  miss  ***;  elle  abuse  du  privilège  qu'ont  les  femmes 
de  lettres  d'être  laides,  et,  en  outre,  elle  parle  du  nez  avec  le 
vrai  accent  du  Kentucky,  faisant  de  ce  promontoire  un  organe 
de  la  parole.  Combien  est  généreuse  la  conduite  de  M™^  *** 
qui,  comme  femme  de  lettres,  pourrait  être  aussi  laide  qu'elle  le 
voudrait,  et  qui  est  aussi  complètement  jolie  que  si  elle  était 
profondément  ignorante.  C'est  là  ce  que  j'appelle  une  conduite 
honorable. 

Vous  aurez  ici  un  vrai  déjeuner  philosophique  ;  tous  les  con- 
vives sont  des  hommes  d'esprit  et  de  savoir.  J'éprouve  un  vrai 
plaisir,  chère  madame  Grote,  à  vous  mettre  au  nombre  de  mes 
amies  (c'est-à-dire,  si  vous  le  voulez  bien).  Il  ne  m'a  fallu  qu'une 
demi-seconde  pour  me  faire  comprendre  que  vous  étiez  faite 
d'une  fine  matière  arrangée  par  un  maître  ouvrier,  et  je  vous  ai 
mis  votre  étiquette  en  conséquence.  Mais  je  ne  veux  point  vous 
tromper;  si  vous  m'honorez  de  votre  attention,  vous  trouverez 
en  moi  un  théologien  et  un  bigot...  jusqu'au  martyre. 

Le  ciel  me  préserve  de  dénier  à  Mrs.  ***  ou  à  toute  autre  dame 
le  droit  de  m'inviter  à  dîner  chez  elle.  Je  n'y  mets  qu'une  con- 
dition :  c'est  que  vous  y  dînerez;  quant  à  mes  antipathies  per- 
sonnelles, je  ne  donnerais  pas  un  penny  pour  éviter  la  société 
de  n'importe  qui  en  Angleterre. 


PORTEFEUILLE  ÉPISTOLAIRE.  211 

Je  ne  prêche  pas  à  Saint-Paul  avant  le  premier  dimanche  de 
juillet.  Envoyez-moi  un  mot  (s'il  vous  plait),  si  vous  avez  l'in- 
tention de  venir,  et  je  vous  localiserai  (comme  disent  les  Améri- 
cains) ;  mais  ne  vous  bercez  pas  de  la  trompeuse  espérance  d'un 
somme  ;  je  prêcherai  avec  violence,  et  il  y  a  une  forte  odeur  de 
soufre  dans  mes  sermons.  Je  n"ai  pu  persuader  à  lady  ***  que  vous 
ne  la  connaissiez  pas  :  évidemment,  elle  regardait  cela  comme 
de  TatTectation.  Pourquoi  ne  consultez-vous  pas  le  docteur  Turn- 
ball  sur  le  tic  douloureux?  Je  vous  ai  raconté  dans  le  temps  à  ce 
sujet  une  longue  histoire  dont  je  crois  que  vous  n'entendîtes 
pas  un  mot. 

Adieu,  chère  mistress  Grote;  toujours,  avec  mes  meilleurs 
compliments  à  M.  Grote,  très-sincèrement  à  vous.         S.  S. 


LETTRES  ENTRE  SIR  ROBERT  PEEL  ET  LE  REV.  SYDNEY  SMITH  *. 

A  sir  Robert  Peel. 

5  mai  1844. 

Monsieur, 

Je  suis  informé  qu'il  y  aura,  en  juillet,  une  vacance  de  com- 
mis dans  les  bureaux  des  archives  du  Parlement  où  préside,  je 
crois,  M.  Hardy.  Il  est  une  famille  du  nom  de***,  habitant  à***, 
qui  a  été  autrefois  dans  l'opulence,  mais  est  déchue  par  la  dé- 
cadence des  Antilles.  La  mère  et  la  fille  enseignent  la  musique. 
Le  fils  est  un  excellent  garçon  comprenant  et  parlant  le  français 
et  l'allemand.  Ce  fils  est  l'humble  candidat  pour  cette  place  de 
commis  des  archives,  valant  environ  quatre-vingts  livres  sterling 
par  an.  M.  Hardy,  vieil  ami  de  la  famille,  désire  vivement  avoir 
le  jeune  homme  dans  ses  bureaux.  Il  n'existe  pas  de  plus  excel- 
lente famille,  ni  aucune  qui  lutte  plus  courageusement  contre 
l'adversité.  La  mère  est  venue  plusieurs  fois  me  voir  pour  me 
prier  devons  exposer  ces  choses.  Je  lui  ai  répondu  que  j'avais 
si  peu  l'honneur  de  vous  connaître,  que  quoique  je  vous  eusse 

'  Cette  correspondance,  au  sujet  dune  recommandation,  parailni  piquante,  si  on 
la  corapare  à  celle  qui  eut  lieu  entre  le  duc  de  Wellington  et  lady  Blessinglon.  Voir 
le  paragraphe  1"'  de  notre  Porlefeuille,  livraison  de  juillet. 


212  REVUE  BRITANNIQUE. 

rencontré,  j'oserais  à  peine  vous  saluer  dans  la  rue.  3Iais  la  pau- 
vre dame  prétend  que  je  puis  au  moins  donner  une  attestation 
favorable  si  je  n'ai  pas  de  crédit,  et  j'ai  enfin  consenti  à  ce  que 
je  vais  faire.  Je  vous  prie  donc  d'observer  que  je  ne  vous  de- 
mande rien  (personne  n'en  a  moins  le  droit  que  moi)  ;  je  vous 
expose  tout  simplement  les  faits  relativement  à  une  place  qui 
dépend  de  vous.  Je  ne  connais  la  famille  que  par  ses  malheurs, 
qu'elle  supporte  avec  une  si  noble  patience. 

Je  vous  prie  de  ne  pas  vous  donner  la  peine  de  répondre  à 
cette  lettre.  Si  mon  attestation  vous  engage  à  prendre  quelques 
renseignements  sur  le  jeune  homme,  ce  sera  la  meilleure  ré- 
ponse ;  sinon  j'attribuerai  votre  silence  à  quelques-uns  de  ces 
innombrables  empêchements  qui  privent  un  homme,  dans  votre 
situation,  de  se  livrer  aux  impulsions  de  la  pitié  et  de  la  bien- 
veillance. 

J'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

Sydney  Smith. 


Réponse  de  sir  Robert  Peel. 

Whitehall,  6  mai  i  844. 

Monsieur, 

Il  ne  me  souvient  pas  que  j'aie  jamais  promis  une  place  non 
encore  vacante.  Je  diffère  aussi  longtemps  que  possible  le  mau- 
vais jour  qui  m'impose  le  devoir  fâcheux  de  choisir  un  candidat 
sur  cent,  et  de  désappointer  les  quatre-vingt-dix-neuf  autres. 

Mais  je  suis  si  certain  que,  lorsqu'aura  lieu  la  vacance  men- 
tionnée dans  votre  lettre ,  il  n'y  aura  aucune  demande  qu'il 
me  soit  plus  agréable  de  satisfaire  que  celle  qui  m'est  indiquée 
par  vous  et  par  les  motifs  de  bienveillance  qui  ont  pu  seuls  vous 
décider  à  m'écrire,  que  je  n'hésite  pas  un  moment  à  faire  une 
exception  à  ma  règle  générale  en  vous  faisant  tout  d'abord  la 
promesse  que  M.  *'*  aura  la  place  en  question  ou  toute  autre  éga- 
lement convenable,  et  cela  dans  un  terme  peu  éloigné,  si  c'est 
possible. 

Tout  ce  que  je  vous  demande  en  retour,  c'est  le  privilège  de 


PORTEFEUILLE    ÉPISTOLAIRE.  213 

renouveler,  quand  nous  nous  revenons,  l'honneur  de  votre 
connaissance. 

Je  suis,  monsieur,  avec  une  sincère  estime,  votre  fidèle  ser- 
viteur. 

Robert  Peel. 

La  place  fut  donnée  au  jeune  homme  recommandé  par  Sydney 
Smitlî,  qui  eut  la  satisfaction  d'apprendre  qu'il  la  remplissait  honora- 
hlement.  Il  envoya  aussitôt  après  ses  œuvres  à  sir  Robert  Peel,  avec  la 
suscription  :  With  the  sincère  respect  and  esteem  of  the  author,  et  il 
reçut  la  réponse  suivante. 

Au  révérend  Sydney  Smith. 

Cher  monsieur, 

Quoique  vous  ne  m'ayez  pas  ouvert  une  source  nouvelle  d'in- 
térêt ou  d'instruction,  je  vous  remercie  sincèrement  des  volumes 
que  vous  m'avez  envoyés  et  des  quelques  mots  qui  expriment  sur 
la  première  page  mon  titre  à  ce  cadeau. 

Ce  sont  des  duplicata  d'un  ouvrage  que  je  possède  depuis  le 
premier  jour  de  sa  publication  ;  j'en  connais  familièrement  le 
contenu,  et  il  ne  m'a  laissé  d'autre  souvenir  que  celui  du  plaisir 
que  cause  naturellement  au  lecteur  la  réunion  du  bon  sens,  de 
l'esprit  et  d'un  rare  talent. 

Croyez-moi,  cher  monsieur,  très-fidèlement  à  vous. 

Robert  Peel. 


Sir  Charles  Bell  à  son  frère  Georges. 

Bruxelles,  2  juillet  1815. 

Cher  Georges, 

Cette  contrée,  la  plus  belle  du  monde,  était  depuis  quelque 
temps  tout  à  fait  bannie  de  nos  souvenirs.  Je  ne  prévoyais  nul- 
lement le  plaisir  qu'elle  me  causerait,  l'admiration  qu'elle  m'ar- 
racherait, lorsque  j'entrerais  dans  une  de  ses  antiques  cités  ou 
que  je  voyagerais  à  travers  ce  riche  jardin.  Vous  rappelez-vous, 
cher  Georges,  le  temps  oii  la  Croix  d'Edimbourg  était  le  rendez- 
vous  d'un  cercle  de  vieux  gentilshommes  d'Ecosse  ou  de  ceux 


214  REVUE   BRITANNIQUE. 

qui  nous  paraissaient  tels?  On  les  retrouve  ici,  avec  leurs  têtes 
sortant  des  collets  de  leurs  pourpoints  à  larges  basques,  mode 
d'un  autre  siècle,  —  avec  leurs  cannes,  leurs  chapeaux  à  re- 
troussis,  se  saluant  jusqu'à  terre  d'un  air  solennel,  et  faisant 
voler  au  vent  un  nuage  de  poudre.  Je  vous  amuserp'  aussi  en 
vous  décrivant  de  véritables  figures  écossaises  parmi  les  paysans, 
mais  je  les  ai  croqués  sur  place  avec  mon  crayon,  et  je  ne  veux 
vous  parler  aujourd'hui  que  de  ce  que  vous  ne  trouverez  pas 
dans  mon  album. 

Je  reviens  d'assister  à  l'installation  des  blessés  français  dans 
leur  hôpital.  Ah  I  si  vous  les  aviez  vus  couchés  tout  nus  ou 
à  peu  près  nus,  —  dans  un  rang  de  cent  lits  dressés  par  terre, 
—  quoique  blessés,  épuisés,  battus,  —  vous  diriez  encore  avec 
moi  que  ces  hommes  étaient  bien  capables  de  marcher  sans 
obstacle  de  l'ouest  de  l'Europe  à  l'est  de  l'Asie.  Robustes  et  en- 
durcis vétérans,  braves  indomptés  1  Si  vous  aviez  rencontré 
leurs  regards  fixés  sur  vous,  —  si  vous  aviez  vu  ces  yeux  som- 
bres et  ces  teints  bronzés  contrastant  avec  la  blancheur  des 
draps,  —  ils  auraient  excité  votre  admiration.  Ces  hommes  n'ont 
été  transportés  ici  qu'après  être  restés  plusieurs  jours  étendus 
sur  la  terre  du  champ  de  bataille  ,  les  uns  mourants,  les  autres 
subissant  d'horribles  tortures,  plusieurs  ne  pouvant  retenir  le 
cri  de  leur  angoisse,  et  déjà  leur  gaieté  caractéristique  reprend 
le  dessus.  «  Ah  !  ah  !  tu  chantes  bien  !  »  dit  Tun  d'eux  à  son  ca- 
marade, et  il  crie  comme  lui  en  guise  d'accompagnement  co- 
mique. Vous  verrez  dans  mes  notes  quelles  sont  leurs  blessures, 
mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  vous  dire  l'impression  que  pro- 
duisent sur  mon  esprit  ces  formidables  types  de  la  race  fran- 
çaise. Cest  un  éloge  qu'ils  m'arrachent  malgré  moi,  car,  après 
tout  ce  que  j'ai  vu,  après  tout  ce  que  j'ai  ouï  dire  de  leur  hu- 
meur farouche,  de  leur  cruauté  et  de  leur  soif  de  sang,  je  ne 
puis  vous  exprimer  toute  ma  haine  de  ces  bandits  en  uniforme. 
Par  quels  moyens  arrive-t-on  à  les  discipliner,  je  ne  sais  ;  mais 
je  suis  convaincu  qu'il  ne  serait  pas  sûr  de  les  abandonner  à 
leurs  propres  instincts. 

Cette  superbe  ville  est  ornée  à  présent  des  plus  beaux 
groupes  d'hommes  armés  que  pourrait  rêver  l'imagination  la 
plus  romanesque.  J'ai  été  frappé  de  ce  que  m'a  raconté  un 


PORTEFEUILLE   ÉPISTOLAIRE.  215 

ami,  en  me  montrant  du  doigt  un  Prussien,  un  soldat  des  hus- 
sards de  la  mort  :  «  J'ai  vu,  me  dit-il,  le  même  homme  se  reti- 
rant, le  16,  du  champ  de  bataille  ;  il  était  blessé  et  avait  eu  le 
bras  amputé  sur  place.  Il  rentrait  à  Bruxelles ,  droit  et  roide 
sur  son  cheval  ;  —  le  sang  coulait  autour  de  son  moignon  ; 
—  il  était  pâle  comme  la  mort,  mais  sa  tète  haute  et  son  re- 
gard fixe  exprimaient  le  regret  de  ne  pouvoir  se  venger  de  sa 
blessure.  »  Ces  troupes  de  la  Prusse  sont  remarquables  par 
leur  tournure  martiale;  leur  uniforme  noir  et  lugubre  fait  res- 
sortir avantageusement  leur  belle  figure  septentrionale  et  leur 
blonde  moustache. 

Nous  voici  au  second  dimanche  depuis  la  bataille,  et  il  en 
est  plusieurs  qui  n'ont  pas  été  encore  pansés.  Il  y  a  20,000 
blessés  dans  Bruxelles,  outre  ceux  qui  remplissent  les  hôpitaux, 
et  sans  parler  des  autres  villes.  On  ne  compte  que  3,000  pri- 
sonniers ,  mais  80,000  morts  des  deux  côtés ,  à  ce  qu'on  as- 
sure *. 

1  Cette  lettre,  qui  fait  partie  de  celles  que  nous  citerons  dans  la  Vie  de  Charles 
Bell,  ûl  sur  l'imagination  belliqueuse  de  Walter  Scott  1  effet  de  la  trompette  sur  le 
coursier  de  Job  ;  il  accourut  pour  décrire  à  son  tour  en  prose  et  puis  en  vers  quel- 
ques-uns des  épisodes  de  cette  Iliade  dont  il  avait  bien  le  droit,  Homère  tory,  de 
chercher  l'Achille  sous  le  drapeau  victorieux  de  l'Angleterre. 


Parmi  les  Revues  anglaises,  la  New  Quarterly  Reviexo  a  acquis  depuis 
quelque  temps  une  considération  qui  a  éveillé  l'inquiétude  jalouse  de 
celles  dont  le  titre  a  une  certaine  analogie  avec  le  sien;  mais  la  New 
Quarterly  tient  à  se  distinguer  elle-même  par  sa  politique  comme  par 
les  matières  et  la  forme  de  sa  rédaction.  Nous  ne  dirons  rien  de  la  poli- 
tique de  sa  dernière  livraison,  à  propos  de  la  Turquie.  Ce  n'est  pas  la 
nôtre  ni  celle  qui  nous  avait  en  partie  fait  choisir  dans  le  recueil  un 
premier  article  à  l'adresse  de  nos  propres  lecteurs.  Nous  nous  conten- 
terons de  signaler  la  variété  des  critiques  littéraires,  dictées  par  la  plus 
honnête  impartialité.  Les  ouvrages  français  n'y  sont  pas  oubliés. 
MM.  Villemain,  Barante  et  Patin  mériteraient  toutefois  de  plus  longs 
articles  de  la  part  d'un  rédacteur  qui  connaît  si  bien  notre  littérature. 


NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

DE  LA  LITTÉRATURE, 

DES  BEAUX-ARTS,  DU  COMMERCE,  DE  L'INDUSTRIE,  DE  L'AGRICULTURE. 


CORRESPONDANCE  DE  LONDRES. 

TOUTE  L'ANGLETERRE  SUR  LES  RAILS.  —  LA  REINE  A  LEEDS.  —  LES 
SOCIÉTÉS  DE  PRÉVOYANCE.  —  LES  ADIEUX  DE  LORD  DERBY  A  SES 
CHEVAUX.  —  LE  MINISTÈRE  DES  COLONIES  EN  ANGLETERRE.  —  LA 
CARTE  A  PAYER  d'uNE  ÉLECTION  MINISTÉRIELLE.  —  DU  SEL  POUR  DU 
THÉ.  —  M.  ROEBUCK  ET  BOSSUET.  — M.  BRIGHT  ET  L "ÉMIGRATION.  — 
TN  NEMROD  MODERNE.  —  LE  CARDINAL  WISEMAN  EN  IRLANDE.  —  LA 
VIERGE  CATHOLIQUE  ET  LES  SORCIÈRES  PROTESTANTES.  —  UN  DOYEN 
ENNEMI  DE  LA  MUSIQUE.  — UN  MEMBRE  DU  PARLEMENT  COMÉDIEN. — 
LA  MORT  d'un  CLOWN.  —  LE  LOTUS  EN  FLEUR.  — LA  QUARANTAINE  A 
NEW-YORK. — UN  PHÉNOMÈNE  DE  MÉiMOIRE.  —  LE  TESTAMENT  DE  LA 
DUCHESSE  D'ORLÉANS.  —  LE  PRIX  d'uN  CHEVAL  EN  ANGLETERRE. — 
AMIENS  ET  MANCHESTER.  — DROITS  D'AUTEURS. —  YACHTS. — LE  DOC- 
TEUR LIVINGSTONE.— LES  MOUTONS  DE  L'YÉMEN.— L'ORTOLAN,  ETC. 

Londres,  septembre  1858. 

Les  actionnaires  des  chemins  de  fer  peuvent  reprendre  cou- 
rage :  toute  l'Angleterre  est  sur  les  rails,  ce  mois-ci.  La  reine,  le 
Parlement,  les  ministres,  les  savants,  les  comédiens,  etc.,  cou- 
rent la  province.  La  reine,  avant  d'aller  établir  sa  résidence  d'au- 
tomne en  Ecosse,  a  voulu  visiter  la  ville  manufacturière  de  Leeds, 
et  a  pu  y  voir  une  répétition  de  ces  fêtes  où  son  peuple  endi- 
manché remplit  le  premier  plan  du  tableau.  L'affluence  a  été 
immense  sur  le  passage  de  Sa  Majesté,  qui,  au  lieu  d'une  haie 
d'habits  rouges,  a  traversé  successivement,  à  Leeds,  comme 
naguère  à  Manchester,  la  haie  des  écoles  populaires,  des  corpo- 
rations bourgeoises,  des  corps  de  métiers  :  spectacle  qui  repose 
une  reine  des  réceptions  de  cour.  On  a  encore  remarqué  ici,  en 


218  REVUE    BRITANNIQUE. 

contradiction  des  progrès  de  cette  démocratie  de  plus  en  plus 
hostile,  prétend-on,  à  la  royauté,  que  le  service  des  constables, 
c'est-à-dire  de  la  police,  était  fait  en  grande  partie  par  les  mem- 
bres des  sociétés  de  secours  mutuels  et  de  prévoyance,  organisés 
en  constables  spéciaux.  Ces  clubs  ou  associations  industrielles 
sont  en  grand  nombre  à  Leedset  sous  des  noms  différents,  quel- 
ques-uns assez  bizarres  :  les  Drôles  de  corps,  les  anciens  Ro- 
mains,  les  Druides,  l ordre  de  l'Arche,  l'ordre  de  V Orange, 
l'ordre  de  la  Colombe  paisible,  l'ordre  de  la  Toison,  les  Drôles  de 
corps  impériaux,  les  Drôles  de  corps  nationaux,  les  Drôles  de 
corps  indépendants,  etc.  C'est  une  espèce  de  franc-maçonnerie 
charitable  ou  philanthropique  qui  enrégimente  peu  à  peu  tous 
les  ouvriers  d'Angleterre  ;  car  on  a  calculé  que  ces  sociétés  re- 
présentaient le  tiers  de  la  population,  et  que  leur  capital  s'éle- 
vait à  près  de  dix  millions  sterling  (250,000,000  fr.)  *.  Supposez 
un  moment  que  les  Friendlij  Societies  (  autre  nom  qu'on  leur 
donne)  voulussent  bouder  sérieusement  contre  la  royauté  ou 
les  hautes  classes,  se  retirer  sur  le  mont  Aventin,  comme  jadis  la 
plèbe  romaine,  ou  seulement  adopter  la  Charte  (la  Charte  des  char- 
listes)]...  Soit  dit,  en  passant,  il  existe  en  ce  moment  une  grève 
des  mineurs  dans  quelques  comtés  du  nord,  mais  rien  de  sérieux. 
Ce  qui  préoccupe  le  plus  les  hommes  sages  dans  ces  sociétés, 
c'est  d'empêcher  l'ouvrier  anglais  de  fréquenter  le  cabaret  et  d'y 
risquer  sa  santé,  sous  prétexte  qu'il  a  souscrit  un  fonds  com- 
mun qui  lui  garantit  les  soins  gratuits  du  médecin  s'il  tombe 
malade,  et  une  sépulture  décente  s'il  reste  mort  sous  la  table. 
Le  premier  ministre,  lord  Derby,  a  figuré  dans  les  fêtes  de 
Leeds.  Sa  Seigneurie  a  fait  encore  parler  de  lui  par  un  acte  di- 
versement expliqué  dans  le  monde  de  la  politique  et  le  monde 
du  sport.  Il  a  mis  en  vente  ses  chevaux  de  course,  sous  prétexte 
qu'il  avait  trop  d'occupation  comme  ministre  pour  conserver  le 
souci  de  ses  haras.  Il  se  croit  donc  bien  certain  de  conserver  le 

1  La  statistique  officielle  du  registrar  (recenseur)  accusait,  dans  le  dernier  re- 
censement, 20,0U0  de  ces  sociétés  (en  Angleterre  et  dans  le  pays  de  Galles)  et  2  mil- 
lions de  membres  enregistrés,  (;c  qui,  avec  une  moyenne  de  5  personnes  composant 
la  famille  de  chaque  membre,  donnerait  10  millions  de  personnes  (hommes,  femmes 
et  enfants)  intéressées  directement  ou  indirectement  dans  les  associations  de  secours 
mutuels.  La  somme  de  1  million  sterling  de  secours  ("25  raillions  de  francs)  est  dis- 
tribuée annuellement  par  les  associations. 


NOUVELLES  DES   SCIENCES.  219 

pouvoir  ?  ont  dit  les  uns.  Non,  répondent  les  autres,  mais  il  a 
encore  sur  le  cœur  la  défaite  de  son  cheval  favori,  Toxophi- 
lite,  aux  dernières  courses  d'Ascott.  Les  éleveurs  ont  hoché  la 
tète  avec  dépit  :  Quoi  I  ne  vaut-il  pas  mieux  élever  des  chevaux 
de  course  que  de  gouverner  les  hommes?  On  a  dit  encore  que 
lord  Derby  conservera  quelques  juments  de  choix  et  deux  ou 
trois  jeunes  poulains  ou  pouliches,  sur  lesquels  il  compte  pour 
prendre  sa  revanche  sur  le  turf,  si  le  Parlement  lui  est  infidèle. 
Les  collègues  de  Sa  Seigneurie  ne  se  sont  pas  tous  donné 
congé.  Sir  Edward  Buhver  est  en  conférences  fréquentes  avec  les 
délégués  du  Canada,  en  attendant  le  maire  de  Melbourne  en  per- 
sonne. Quel  beau  portefeuille  de  ministre  pour  un  romancier 
que  celui  qui  place  sous  son  influence  TAustralie,  cette  iné- 
puisable source  de  lingots,  où  le  nouveau  système  colonial  ss 
développe  si  heureusement  jusqu'ici  *  !  Les  Anglais  se  consolent 
d'avance  de  la  perte  de  l'Inde  (s'ils  doivent  perdre  l'Inde),  en 
contemplant  l'or  qui  arrive  toutes  les  semaines  de  la  cinquième 
partie  du  monde,  et  en  offrant  pour  modèle  d'administration  au 
prince  Napoléon  cet  Eldorado  constitutionnel  où  l'on  est  plus 
libre  qu'en  Angleterre  même,  sans  que  les  colons  songent  le 
moins  du  monde  à  s'affranchir  du  dernier  lien  de  dépendance 
qui  les  rattache  à  la  perfide  Albion.  Admirable  colonie,  en  effet, 
que  cette  colonie  de  Victoria  qui,  au  bout  de  vingt-cinq  ans 
d'établissement,  jouit  déjà  d'un  revenu  de  4  millions  sterling, 
ne  coûte  rien  à  la  mère  patrie  et  ne  lui  a  jamais  rien  coûté,  les 
troupes  entretenues  pour  sa  défense  étant  soldées  sur  son 
propre  budget,  comme  naguère  les  troupes  de  la  Compagnie  des 
Indes  ■^.  Le  maire  de  Melbourne  n'arrive  pas  les  mains  vides  :  ce 
fonctionnaire,  qui  vient  féliciter  Sa  Majesté  sur  le  mariage  de 
la  princesse  sa  fille,  apporte  quatre  ou  cinq  mille  livres  sterling, 
un  des  item  de  la  souscription  ouverte  dans  la  colonie  en  faveur 
des  victimes  de  l'insurrection  de  l'Inde,  et  cent  dix  livres  ster- 

1  Une  des  dernières  nouvelles  de  l'Australie,  qui  fait  diversion  aux  continuelles 
annonces  de  nouveaux  gîtes  aurifères,  c'est  la  découverte  d'une  contrée  inexplorée, 
sur  les  bords  du  Svan-River,  oii  les  melons  et  les  pommes  de  terre  poussent  sans 
culture. 

*  Aux  délégués  d'Antigua,  sir  Edw.  Bulwer  répétait  dernièrement  que  les 
colonies  doivent  se  défendre  elles-mêmes,  par  leurs  milices,  contre  les  turbulents 
de  l'intérieur  comme  contre  les  ennemis  étransrers. 


220  REVUE    BRITANNIQUE. 

ling  pour  les  veuves  et  les  orphelins  de  la  guerre  de  Crimée. 
Comme  pour  charmer  encore  le  ministre  romancier,  c'est  par  son 
bureau  que  passent  tout  d'abord  les  nouvelles  de  la  Colombie 
anglaise  et  de  Fraser  River,  où  l'on  vient  de  découvrir  des  mines 
qui  promettent  de  rivaliser  avec  celles  de  l'Australie.  Eh  bien  ! 
cet  heureux  ministre  au  portefeuille  de  l'or  a  eu  ces  jours-ci  son 
quart  d'heure  de  Rabelais  :  on  lui  a  présenté  la  carte  à  payer 
de  sa  réélection.  Vous  vous  figureriez  peut-être  que,  réélu  sans 
opposition,  sans  concurrent,  sir  Edward  a  eu  peu  de  frais  à  son 
compte  :  pas  du  tout  ;  il  lui  en  coûte  le  quart  environ  de  ses 
appointements  d'une  année,  près  de  trente  mille  francs,  c'est- 
à  dire  1,147  1.  12  sh.  et  3  pence...  car  on  ne  lui  a  pas  fait  grâce 
des  pence  ;  et  encore  la  chose  a  été  faite  économiquement.  Il  n'y 
a  pas  eu  de  poil,  la  nomination  a  eu  lieu  en  plein  champ,  sub 
Jove;  pas  de  hustings^,  le  candidat  ayant  improvisé  sa  tribune  aux 
harangues  sur  des  chariots  de  campagne,  recouverts  de  quel- 
ques planches  de  sapin...  et  la  carte  à  payer  est  de  1147  liv.  st. 
12  sh.  3  pence!!! 

Le  ministre  des  affaires  étrangères,  lord  Malmesbury,  a  eu  à 
répondre  à  deux  pétitions,  qui  prouvent  que  la  conclusion  de  la 
guerre  de  Chine  est  déjà  étudiée  à  plus  d'un  point  de  vue.  Devan- 
çant les  missionnaires,  qui  s'arment  vaillamment  de  bibles  chi- 
noises, la  secte  méthodiste  a  voulu  d'abord  déclamer  contre  le 
trafic  de  l'opium,  en  cherchant  à  démontrer  que  ce  trafic  inter- 
lope est  moins  avantageux  aux  intérêts  anglais  qu'on  ne  le 
pense,  et  qu'il  est  d'ailleurs  d'une  immoralité  qui  peut  compro- 
mettre la  prédication  de  l'Evangile.  Dans  le  cas  où  l'interdiction 
delà  drogue  narcotique  serait  promulguée  au  nom  delà  morale, 
le  commerce  anglais  croit  avoir  trouvé  sa  compensation.  Une  pé- 
tition des  comtés  de  Chester  et  de  Worcester  l'indique  à  lord 
Malmesbury.  Les  pétitionnaires — ce  sont  naturellement  des  pro- 
priétaires de  sahnes  —  exposent  que  la  population  de  la  Chine 
étant  de  trois  cents  millions,  il  est  permis  de  supposer  que  le 
Céleste  Empire  consomme  d'un  à  deux  miUions  de  tonneaux  de 
sel  ;  ils  croient  savoir  qu'on  ne  vend  jusqu'ici  aux  Chinois  que 
du  sel  impur  et  délétère,  grâce  à  la  taxe  liscale  mise  sur  cet  ar- 
ticle; ils  demandent  donc  que  la  libre  admission  du  sel  anglais 
soit  une  des  stipulations  du  nouveau  traité  de  commerce  avec 


NOUVELLES  DES  SCIENCES.  221 

la  Chine.  C'est  supposer  que  la  France  ne  serait  pas  bien  aise 
aussi  de  faire  goûter  aux  mandarins  une  partie  au  moins  de  ce 
produit  si  blanc  des  salines  du  Languedoc  et  de  la  Provence, 
que  la  douane  surveille  toujours  d'un  œil  jaloux,  et  qui  ren- 
drait au  budget  impérial  cette  somme  de  40  millions  que  quel- 
ques économistes  prétendent  mal  à  propos  supprimée  par  la  ré- 
publique. 

Les  membres  du  Parlement  qui  n'ont  ni  château  ni  chasse 
louée  ne  sont  pas  embarrassés  pour  occuper  leurs  vacances.  En 
leur  qualité  d'orateurs  presque  patentés,  ils  sont  invités  à  pré- 
sider les  comices  agricoles,  les  inaugurations  d'édifices,  les  fêtes 
locales.  Ils  n'étaient  pas  moins  de  sept  au  banquet  annuel  de  la 
corporation  des  coutehers  de  Sheffield;  mais  là,  naturellement, 
le  beau  discours  était  réservé  à  M.  Roebuck,  le  représentant  de 
la  ville.  Nullement  fatigué  des  harangues  dans  lesquelles  il  avait 
rendu  compte  ailleurs  de  l'excursion  parlementaire  deCherbourg, 
M.  Roebuck  y  a  encore  fait  allusion  en  se  plaignant  d'être  ba- 
foué par  la  presse  impériale,  sous  prétexte  qu'il  serait  question 
de  lui  dans  un  pamphlet  (que  je  n'ai  pas  lu)  :  Cherboui^g  et  l'An- 
gleterre; mais  il  s'est  consolé  en  prétendant  que  ce  pamphlet 
attaquait  en  lui  le  champion  de  l'honneur  anglais,  ou,  en  termes 
plus  vulgaires,  le  chien  du  fermier,  coupable  d'aboyer  aux  vo- 
leurs. L'Angleterre,  du  reste,  est  bien  gardée  :  «  Un  grand  prélat, 
un  grand  écrivain,  a  autrefois  peint  l'Angleterre  comme  étant, 
au  miheu  de  ses  enfants,  aussi  calme  que  ses  rochers  au  milieu 
des  mers  orageuses  qui  les  entourent.  Ainsi  parlait  de  l'Angle- 
terre le  grand  Bossuet.  »  Cette  prétendue  citation  de  Bossuet  a 
valu  à  M.  Roebuck  la  petite  lettre  que  voici  ;  et  j'aime  à  la  citer, 
pour  qu'on  sache  en  France  que  l'Aigle  de  Meaux  a  en  Angle- 
terre des  admirateurs  qui  l'admirent  dans  l'original  : 

Monsieur,  lorsque  M.  Roebuck  s'aventure  dans  la  théologie,  on  ne 
peut  guère  attendre  de  lui  qu'il  s'en  tire  sans  une  bévue  (blunder). 
C'est  ce  qui  lui  est  arrivé  en  voulant  introduire  sa  malheureuse  cita- 
tion de  Bossuet  au  banquet  des  couteliers  de  Sheffield.  —  Au  lieu  d'é- 
crire l'absurde  non-sens  que  M.  Roebuck  a  donné  comme  un  exemple 
de  la  sagesse  du  grand  évêque,  Bossuet  a  dit  (dans  son  livre  des  Va- 
riations), en  parlant  de  l'Angleterre  :  Cette  île,  plus  orageuse  que  la 
mer  qui  l'environne...  —  allusion  d'une  simplicité  homérique^  et  très- 


222  REVUE   BRITANNIQUE. 

heureuse,  certes,  quand  on  pense  que  Bossuet  vécut  assez  pour  voir  le 
trùne  d'Angleterre  bouleversé  deux  fois,  et  quatre  rois  et  deux  Protec- 
teurs y  succéder  les  uns  aux  autres. 

Je  suis,  Monsieur,  votre  obéissant  serviteur.  J.D. 

Les  savants  critiques  des  Débal.<,  les  de  Sacy,  les  Saint-Marc 
Girardin,  les  Allowey,  les  Rigault,  etc.,  n'auraient  pas  dû  laisser 
échapper  cette  lettre,  à  laquelle  M.  Roebuck  n'a  pas  répliqué. 
M.  Roebuck  n'en  a  pas  moins  raison  de  féliciter  l'Angleterre  de 
sa  sécurité.  L'image  de  Bossuet  aurait  tort  aujourd'hui  contre  la 
sienne  ;  et  cependant  un  autre  orateur  radical, !M.  Bright,  que  sa 
santé  empêche  de  se  rendre  à  l'invitation  d'un  Comité  des  ou- 
vriers de  Glascow,  qui  étaient  bien  aise  de  l'entendre  pérorer  sur 
la  question  de  l'émigration,  se  croit  obligé  de  leur  répondre  par 
lettre  : 

Emigrez,  mes  amis,  émigrez  !  Si  j'étais  jeune  encore  et  dans  votre 
position,  je  porterais  mon  industrie  dans  une  terre  plus  heureuse,  où 
les  lois  de  la  substitution  et  du  droit  d'aînesse  sont  inconnues,  ou  con- 
nues seulement  pour  être  exécrées  de  tous;  oîi  il  n'existe  pas  de  grandes 
propriétés  héréditaires  comme  en  Ecosse  ;  et  où  de  grands  proprié- 
taires n'outragent  pas  la  terre  et  le  ciel  en  entretenant  le  désert  dans 
sa  nudité  sauvage  et  dépeuplée,  pour  c^u'une  poignée  d'hommes  y 
jouissent  du  plaisir  de  la  chasse.  Si  j'étais  plus  jeune,  j'irais  aux  Etats- 
Unis,  où  l'ouvrier  n'a  rien  à  voir  avec  le  désordre  de  la  politique  eu- 
ropéenne ;  tandis  que,  depuis  cinq  ans  que  j'ai  eu  l'honneur  de  prê- 
cher la  paix,  une  courte  guerre  a  coûté  à  l'Angleterre  la  vie  de 
quarante  mille  hommes  et  un  milliard  !... 

M.  Bright,  comme  le  Times  le  lui  reproche  sans  trop  d'ai- 
greur, parle  là  plutôt  le  langage  de  l'égalité  révolutionnaire  que 
celui  des  libertés  publiques  ;  mais,  dans  l'Angleterre  de  M.  Roe- 
buck, qui  n'est  plus  celle  de  Bossuet,  on  dit  et  on  écrit  ces 
choses-là  sans  trop  d'inconvénients. 

Dans  l'Angleterre  de  M.  Roebuck,  ce  n'est  pas  en  cette  sai- 
son qu'on  approuvera  la  sortie  de  M.  Bright  contre  la  dépo- 
pulation des  montagnes  d'Ecosse,  entretenue  au  profit  des  chas- 
seurs de  grouses  et  de  chevreuils.  Il  faut  lire  quelles  oraisons 
funèbres  la  presse  décerne  à  un  personnage  qui  vient  de  mourir 
avec  le  surnom  du  Nemrod  anglais.  M.  Thomas  Assheton 
Smith,  presque  octogénaire,  était  le  plus  fameux  chasseur  de 


NOUVELLES   DES  SCIENCES.  223 

renards  des  Trois-Royaumes.  Il  avait  la  plus  belle  et  la  plus 
complète  meute  de  [ojc-hoiouh,  avec  les  chevaux  les  mieux 
dressés,  dans  sa  résidence  habituelle  de  Tedworth  (Hampshire). 
Quand  il  allait  chasser  en  grand  équipage,  on  se  pressait  sur  les 
routes  pour  le  plaisir  de  le  voir  défiler  à  la  tète  ou  à  la  queue  de 
ses  quadrupèdes,  comme,  en  France,  on  accourt  au  bruit  du 
tambour  pour  voir  défiler  un  colonel  à  la  tète  de  son  régiment. 
Jusqu'à  fâge  le  plus  avancé,  il  s'est  livré  à  son  exercice  favori. 
Il  n'estimait  un  canton  que  par  les  renards  qu'il  contenait,  et, 
quand  les  renards  devenaient  plus  rares  sur  ses  terres,  il  mettait 
autant  de  soin  à  favoriser  leur  reproduction  qu'il  avait  mis  d'ar- 
deur à  les  détruire,  chasseur  de  renards  et  éleveur  de  renards 
tout  ensemble.  » 

La  grande  richesse  de  M.  Smith  provenait  d'immenses  carrières 
d'ardoises  qu'il  possédait  à  Llanberis,  dans  le  pays  de  Galles,  et, 
dans  les  intervalles  de  ses  chasses,  c'était  là  qu'il  allait  résider. 
Sa  résidence  du  pays  de  Galles  étant  sur  les  bords  du  détroit  de 
Menai,  près  de  Bangor,  il  avait  contracté  une  autre  passion  non 
moins  anglaise  que  la  passion  de  la  chasse  au  renard,  la  passion 
de  construire  des  yachts.  Aussi,  le  jour  de  sa  mort,  le  Club  royal 
des  yachts  de  la  principauté  a  hissé  son  pavillon  à  mi-hauteur 
de  mât,  en  signe  de  deuil.  Les  sportsmen  prendraient  aussi  le 
crêpe  ;  mais  ils  croient  mieux  honorer  la  mémoire  du  Nemrod 
moderne  en  tuant  à  son  intention  le  plus  de  gibier  possible.  Ce 
n'est  pas  seulement  dans  les  journaux  du  sport  que  leurs  ex- 
ploits sont  célébrés  :  les  plus  graves  organes  de  la  politique  con- 
sacrent, ce  mois-ci,  une  colonne  à  Ténumération  des  pièces 
tuées.  A  côté  du  bulletin  des  campagnes  de  Flnde,  le  bulletin 
des  campagnes  cynégétiques  nous  apprend  que,  cette  semaine, 
lord  Bentinck  a  tué,  le  lundi,  un  cerf,  le  mardi  trois,  le  mercredi 
deux,  le  jeudi  un,  etc.  Lord  Selkirk  n'a  pas  été  moins  lieureux, 
ayant  tué  lundi,  entre  autres,  un  daim  qui  pesait  cent  livres,  et 
le  lendenpain  un  autre  du  même  poids.  Ici,  tel  chasseur  se  glo- 
rifie de  la  quantité  de  bêtes  abattues  ;  là,  tel  autre  de  la  qua- 
lité. Les  grouses  sont  très-abondantes  cette  année  en  Ecosse  1 
Pauvres  cerfs,  pauvres  grouses,  pauvre  M.  Bright  ! 

Mais  laissons  les  chasseurs  pour  parler  du  pèlerinage  qu'un 
touriste  ecclésiastique,  S.  Em.  le  cardinal  ^Yiseraan,  termine 


224  REVUE    BRITANNIQUE. 

en  Irlande.  Ce  pèlerinage  a  eu  un  caractère  tout  spécial.  D'a- 
bord, au  grand  scandale  des  protestants  zélés,  le  cardinal  a 
pris  le  titre  d'archevêque  de  Westminster,  titre  prohibé  par  le 
culte  constitutionnel  ^  La  catholique  Irlande  a  salué  le  digni- 
taire de  l'Eglise  romaine  avec  un  enthousiasme  dont  les  échos 
de  l'île  verte  avaient  oublié  les  expressions  emphatiques  depuis 
la  mort  d'O'Connell.  Le  vice-roi  a  témoigné  son  mécontente- 
ment en  fonctionnaire  qui  veut  ménager  à  la  fois  sa  popula- 
rité et  la  faveur  ministérielle,  par  le  refus  tacite  d'assister  au 
banquet  donné  par  le  lord-maire  de  Dublin  pour  célébrer  la  pose 
du  câble  transatlantique.  Le  cardinal  s'est  trouvé  le  seul  lion, 
le  lion  orateur  de  la  fête.  La  santé  de  la  reine  a  été  mise  de 
côté,  et,  après  avoir  bu  au  vice-roi  absent,  le  lord-maire  a  pro- 
posé un  toast  au  cardinal.  Celui-ci  a  vraiment  le  don  de  la  pa- 
role ;  il  s'est  adroitement  abstenu  de  toute  allusion  politique  et 
religieuse  dans  une  assemblée  composée  de  toutes  les  nuances 
d'opinion  et  de  membres  de  toutes  les  Eglises  ;  mais  il  a  été 
d'une  éloquence  magnifique  pour  parler  de  cette  petite  étincelle 
électrique  que  nous  faisons  passer  sous  les  océans,  de  cette 
lueur  d'éclair  qui  va  d'un  continent  à  l'autre,  de  cette  flamme 
messagère  qu'on  serait  tenté  de  comparer  (si  cette  expression 
d'un  texte  sacré  pouvait  être  employée  ici)  au  Hen  brûlant  de  la 
charité  et  de  la  fraternité,  dont  l'Ecriture  a  dit  «  qu'il  ne  pourra 
être  éteint  par  les  flots,  englouti  par  l'abîme.  »  —  «  Oui,  que 
l'aigle  américaine  laisse  partir  à  présent  ces  foudres  qu'on  repré- 
sente entre  ses  serres,  elles  traverseront  aussi  la  voie  sous-ma- 
rine, non  pour  gronder  et  éclater  comme  la  tempête,  mais  pour 
répéter  des  mots  do  douceur  et  de  paix  !  »  Ces  images  et  d'au- 
tres ont  ravi  les  esprits  irlandais  :  le  cardinal  est  assimilé  à  un 
autre  saint  Jean  Bouche-d'Or,  soit  qu'il  prêche  dans  les  églises, 

1  Le  cardinal  diJcLire  que  le  rétablissement  de  la  hiérarchie  catholique  en  Angle- 
terre est  l'œuvre  spontanée  et  exclusive  du  pontife  actuel.  —  «  Cette  grande  entre- 
prise, a-t-il  dit,  absorba  son  attention  pendant  des  années;  il  eu  fil  l'objet  de  fré- 
quentes et  ferventes  prières.  C'est  pour  le  seconder  que  je  revins  eu  Angleterre 
avec  le  titre  d'archevêque  de  Westminster.  C'est  à  cet  illustre  pontife  que  vous  devez 
reporter  toute  la  gloire  de  ce  grand  œuvre,  qui  est  le  plus  grand  parmi  ceux  des 
pontificats  les  plus  illustres.  Quand  je  fus  solennellement  chargé  de  ce  devoir,  il  y 
aurait  eu  folie  de  ma  part  à  hésiter  ou  à  montrer  la  moindre  inquiétude.  Je  dois 
avouer  que  je  n'ai  pas  éprouvé  la  plus  légère  crainte  en  entreprenant  la  tâche  qui 
m'était  conliéc;  c'est  pourquoi  je  ne  prétends  nullement  avoir  eu  du  courage.  » 


NOUVELLES  DES   SCIENCES.  225 

soit  qu'il  harangue  sur  la  place  publique,  soit  qu'il  expose  sous 
les  voûtes  des  édifices  académiques  son  texte  favori  de  l'alliance 
de  la  foi  et  de  la  science.  C'est  pour  les  églises  qu'il  réserve 
ses  sorties  contre  le  protestantisme,  dont  il  ne  pouvait  se  dis- 
penser, parce  qu'on  les  attendait  de  lui.  Il  n'a  attaqué  ni  Knox, 
ni  Laud,  ni  Henri  YIII,  ni  Elisabeth  ;  mais  il  ne  s'est  pas  gêné 
pour  trouver  dans  l'Apocalypse  Luther  lui-même  sous  la  forme 
d'un  des  monstres  de  la  vision  de  saint  Jean,  et  il  a  félicité  l'Ir- 
lande d'être  restée  fidèle  à  la  vraie  foi  à  travers  les  persécutions. 

Le  Times  a  déclaré  que  le  cardinal  pouvait  impunément  pro- 
mener en  Irlande  son  chapeau  rouge  et  s'y  dédommager  de  l'in- 
différence avec  laquelle  on  le  voit  maintenant  passer  dans  la 
philosophique  Angleterre.  Puis,  le  même  journal,  comme  pour 
venger  indirectement  Luther,  n'a  pas  manqué  de  publier  un 
article  de  moquerie  sur  les  superstitions  du  catholicisme,  à  pro- 
pos de  cette  nouvelle  apparition  miraculeuse  qui  a  eu  lieu  der- 
nièrement dans  les  Pyrénées.  Le  lendemain  de  ce  bel  article, 
qui  semble  faire  de  l'Angleterre  le  pays  des  esprits  forts,  le  même 
journal  nous  révélait  que  les  paysans  d'un  des  comtés  du  centre 
vont  encore  consulter  une  sorcière  quand  leurs  bestiaux  sont 
malades.  Cette  sorcière  est  une  vieille  femme,  la  vieille  Hannah, 
qui  est  en  communication  directe  avec  le  diable.  Elle  ne  ressus- 
cite pas  une  bête  morte  ;  mais  elle  arrête  le  mal  de  celles  qui 
vivent  encore.  Le  proverbe  dit  vrai  :  la  pelle  se  moquera  éter- 
nellement du  fourgon.  Superstition  pour  superstition,  je  pré- 
fère à  la  vieille  Hannah,  digne  sœur  déguenillée  des  sorcières 
de  Macbeth,  l'apparition  d'une  Yierge  gracieuse,  celle-ci  ne 
fût-elle  qu'un  nuage  auquel  la  pauvre  fille  des  Pyrénées  aurait 
prêté  la  forme  de  la  fée  de  ses  rêves.  Je  n'ai,  hélas  1  qu'une  foi 
de  poète,  une  foi  qui  n'accepte  les  miracles  modernes  que  sous 
bénéfice  d'inventaire. 

Ce  mois-ci,  d'ailleurs,  les  sciences  vont  tenir  leur  Parlement. 
Les  miracles  de  la  foi  n'auraient  pas  beau  jeu  devant  un  aréo- 
page de  physiciens,  de  chimistes,  etc.  Depuis  deux  jours,  l'As- 
sociation britannique  siège  à  Leeds,  dans  cette  même  salle  mu- 
nicipale dont  la  reine  a  fait  l'inauguration,  et  qui  est  surtout 
destinée  aux  concerts. 

Le  Congrès  scientifique  de  cette  année  ayant  donné  la  prési- 

8^   SÉRIE. — TOME  V.  15 


226  REVUE    BRITANNIQUE. 

dence  au  professeur  Owen ,  c'est  surtout  la  paléontologie  et 
Thistoire  naturelle  qui  auront  les  honneurs.  D'après  le  pro- 
gramme, M.  Owen  doit  clore  les  séances  par  un  discours  sur 
les  quadrupèdes  fossiles  de  l'Australie.  Probablement  aussi  les 
mathématiciens  et  les  chimistes  de  l'Association  trouveront  le 
moyen  de  nous  édifier  sur  l'avenir  du  télégraphe  transatlantique, 
sur  lequel  il  serait  trop  dur  d'avoir  chanté  Hosannah  !  et  fait 
de  si  belles  phrases,  s'il  était  à  jamais  paralysé.  L'esprit  en- 
treprenant de  la  race  anglo-saxonne  n'en  restera  pas  là,  croyez- 
le  bien.  Les  actions  de  la  première  Compagnie,  qui  étaient  de 
1,000  liv.  st.,  sont  tombées  à  100  livres  ;  mais  déjà  une  Com- 
pagnie nouvelle  s'organise,  dans  la  confiance  que  la  science  n'a 
pas  dit  son  dernier  mot.  En  attendant,  les  festivals  des  sociétés 
musicales  ont  eu  à  Leeds,  comme  dans  toutes  les  grandes  villes 
(jflanchester ,  Birmingham,  Hereford,  etc.),  un  succès  comme 
on  ne  peut  en  souhaiter  un  plus  beau  à  l'Association  britanni- 
que. Quoique  la  musique  religieuse  ait  rempli,  comme  toujours, 
la  moitié  au  moins  du  programme  dans  ces  fêtes  harmoniques, 
celle  d'Hereford  a  eu  à  lutter  contre  le  mauvais  vouloir  du  doyen 
du  diocèse,  qui,  malgré  l'approbation  de  l'évèque,  a  déclaré, 
comme  chargé  plus  spécialement  de  l'administration  de  la  cathé- 
drale, qu'il  protestait  contre  l'introduction  des  artistes  profanes 
dans  le  temple  du  Seigneur  : 

Cet  homme-là  vraiment  n'aime  pas  la  musique; 

ou,  pour  citer  Shakspeare  :  »  Cet  homme  n'a  pas  de  musique 
dans  son  âme  ;  « 

The  man  hath  not  music  in  his  soûl. 

Les  médisants  d'Hereford  ont  prétendu  que  M.  le  doyen  était 
surtout  contrarié  d'être  obligé  de  tenir  table  ouverte  pendant 
les  fêtes,  comme  c'était  l'usage  de  ses  prédécesseurs.  On  l'ac- 
cuse d'être  avare  el  d'économiser,  le  plus  qu'il  peut,  sur 
ses  émoluments  qui  s'élèvent  à  2,000  liv.  st.  (50,000  francs). 
Quoi  qu'il  en  soit,  comme  M.  le  doyen  a  jugé  à  propos  de  s'ab- 
senter d'Hereford  pendant  le  festival,  on  a  suspendu,  le  premier 
jour,  sur  sa  porte  fermée,  cetécriteau  : 

M'iistiH  il  louer  pcit'lnnt  lu  sonnùie  dei  fêtes. 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  227 

Et,  le  lendemain,  l'écriteau  ayant  été  soustrait  par  des  mains 
charitables,  la  main  malicieuse  Ta  remplacé  par  ce  placard  : 

FESTIVAL    MISICAL    DHEHEFORD. 

A  louer  la  inai.snn  du  doyen,  toute  meublée. 

Le  locatiiire  perceira  les  émoluments  du  doyen,  2,000  liv.  st., 

A  condition  de  tenir  table  ouverte  et  des  rafraîchissetnents  ù  la  dispo-iittoK 

de  ses  amis. 

Pas  de  petite  bière,  ni  de  cidre  ! 

Vous  voyez  que  le  clergé  anglican,  comme  tous  les  clergés,  a 
ses  censeurs,  et  que  les  provinces  d'Angleterre,  comme  les  pro- 
vinces de  tous  les  pays  du  monde,  ont  des  mauvais  plaisants 
auxquels  il  ne  manque  que  l'esprit  de  Boileau,  pour  écrire  des 
poëmes  dans  le  genre  du  Lutrin. 

Le  petit  scandale  parlementaire  de  la  banqueroute  de  M.  Town- 
send,  le  représentant  de  Greenwicb,  dont  je  vous  entretenais  le 
mois  dernier,  a  été  couronné  par  la  démission  de  cet  Hono- 
rable, qui  s'est  fait  comédien...  pour  jouer,  dit-il,  au  bénéfice 
de  ses  créanciers.  M.  Townsend  n'en  était  pas  à  ses  débuts 
ayant  autrefois  cabotine  sous  le  pseudonyme  de  Mortimer  ■  sa 
belle  voix  tragique  lui  avait  donné  l'idée  de  se  faire  commis- 
saire-priseur  :  il  ne  l'a  pas  perdue  à  la  Chambre  des  communes  • 
c'est  à  Rochester  qu'il  est  allé  jouer  Richard  IIL  espérant  qu'il 
y  ferait  assez  de  bruit  pour  attirer  l'attention  des  directeurs  de 
Londres.  On  dit,  malheureusement,  qu'applaudi  dans  la  partie 
déclamatoire  de  son  rôle,  il  a  échoué  dans  tout  le  reste.  Ce  fiasco 
désole  ses  créanciers,  c'est-à-dire  à  peu  près  tous  ses  électeurs  I 
Ce  n'est  pas  M.  Townsend  qui  sauvera  la  tragédie,  presque  aussi 
malade  en  Angleterre  qu'en  France. 

Le  théâtre  a  perdu  un  de  ces  vieux  comédiens  qui  comptent 
dans  l'histoire  de  l'art,  parce  qu'ils  ont  contribué  à  maintenir 
la  tradition  dramatique  :  c'était  Harley  le  Clown,  qui,  â^-é  de 
soixante-treize  ans,  a  été  frappé  de  paralysie  entre  deux  actes 
du  Marchand  de  Venise,  où  il  jouait  Lancelot  Gobbo.  Charles 
Kean,  malgré  son  âge,  avait  tenu  à  conserver  à  Harley  ses  rôles 
comiques  dans  les  pièces  de  Shakspeare.  Harley,  d'ailleurs,  por- 
tait admirablement  le  poids  de  ses  soixante-treize  ans,  car  il 


228  REVUE   BRITANNIQUE. 

n'était  pas  seulement  bouffon  dans  ses  rôles  ;  il  aimait  à  rire 
pour  son  propre  compte,  en  sa  qualité  cV homme  gai  et  heu- 
reux, plus  naturel  même  hors  des  planches  que  sur  les  plan- 
ches, où  il  faisait  peut-être  un  peu  trop  de  grimaces,  de  peur  de 
manquer  son  effet  sur  les  galeries.  Il  n'a  survécu  que  deux  jours 
à  l'accès  qui  a  interrompu  cette  joyeuse  existence...  Clown  par 
état  et  par  tempérament,  Harley  était  d'ailleurs  un  honnête 
homme,  de  bonnes  mœurs,  et  à  qui  avaient  été  unanimement 
décernées  par  ses  camarades  les  fonctions  de  trésorier  de  la 
caisse  de  secours  du  théâtre  Drury-Lane.  Les  deux  dernières  pa- 
roles qu'il  ait  prononcées  auraient  fait  sourire  Molière  et  Shak- 
speare.  Quand  on  l'eut  transporté  chez  lui,  on  lui  demanda 
quel  était  son  médecin  :  «  Je  n'en  ai  jamais  eu,  »  répondit-il, 
avec  un  geste  inimitable.  Voilà  pour  Molière.  Puis,  un  moment 
avant  d'expirer,  il  dit  :  «  Ihave  an  exposition  ofsleep  corne  over 
me.  »  «  Je  sens  venir  une  exposition  au  sommeil,  »  phrase  tex- 
tuelle que  prononce  Bottom ,  coiffé  de  sa  tête  d'âne,  dans  le  Songe 
d'nne  nuit  d'été.  Voilà  pour  Shakspeare. 

Rien  de  très-nouveau  d'ailleurs  aux  divers  théâtres,  dont  la 
plupart  sont  encore  fermés,  ou  commencent  à  peine  la  session 
dramatique  de  l'automne  après  la  fermeture  d'usage. 

Parmi  les  nouveautés  littéraires,  les  ouvrages  sur  l'Inde  se 
multiplient  de  plus  en  plus.  Le  roman  s'est  emparé  des  victimes 
de  l'insurrection,  auxquelles  il  fait  raconter  leurs  aventures,  et 
les  pseudo-autobiographies  attribuées  aux  victimes  de  l'autre 
sexe  ont  surtout  du  succès.  Les  mémoires  ou  autobiographies 
vraies  ont  quelquefois  un  intérêt  plus  réel,  et  non  moins  pathé- 
tique. C'est  toute  une  littérature  qu'a  enfantée  la  rébellion  dos 
cipayes,  et  l'on  peut  la  comparer  au  lotus  sacré  des  Hindous,  qui 
est  justement  en  fleur  depuis  quelques  jours  dans  l'aquarium 
tropical  du  jardin  botanique  de  Kew.  Si  le  courage  britannique 
n'y  avait  mis  bon  ordre,  cette  fleur  eût  figuré  tout  simplement 
l'emblème  du  retour  des  beaux  jours  d'Aureng-Zeb.  Il  paraît,  mal- 
heureusement, que  la  crise  n'est  qu'apaisée,  quoique  la  grande 
presse  de  Londres  embouche  la  trompette  du  triomphe,  en  avouant 
toutefois  qu'il  reste  encore  aux  Anglais  la  tâche  plus  difficile  de 
conquérir  les  sympathies  des  nations  étrangères.  Les  Anglais 
sont  convaincus,  dans  leur  orgueil  souvent  légitime,  conve- 


NOUVELLES   DES   SCIENCES,  229 

nons-en,  que  la  jalousie  seule  les  rend  impopulaires  en  Europe  *, 
et  s'oppose  à  cette  adoption  du  libre  échange  qui  viderait  leurs 
magasins  encombrés.  Ce  matin,  l'ordre  du  jour  de  la  presse  est 
la  dénonciation  dos  lois  absurdes  de  la  quarantaine,  et  juste- 
ment les  dernières  nouvelles  de  New-York  nous  apprennent  que 
le  peuple  de  cette  ville,  exalté  par  des  articles  semblables,  a  or- 
ganisé, avec  un  singulier  mélange  de  fureur  et  de  sang-froid, 
une  émeute  contre  l'édilice  de  la  Quarantaine,  à  Staten-Island. 
L'incendie,  secondé  par  des  instruments  de  démolition,  a  dé- 
truit cet  édifice,  et  la  populace  a  fort  tranquillement  sauvé  les 
malades, 'après  les  avoir  exposés  à  être  rôtis  tout  vivants  avec  les 
docteurs  et  les  directeurs  de  l'établissement  sanitaire,  sans  que 
les  autorités  aient  osé  intervenir.  Aussi  un  agent  de  la  colonie 
d'Auckland,  M.  Ridgway,  s'adressant  à  M.  Bright,  lui  déclare 
qu'il  a  tort  d'inviter  les  ouvriers  de  Glascow  à  émigrer  aux  Etats- 
Unis  pour  y  chercher  une  liberté  orageuse,  un  travail  incertain 
et  les  miasmes  putrides  du  Mississipi.  ■ — 'Non,  le  paradis  sur  terre 
est  dans  la  Nouvelle-Zélande,  où  ils  sont  sûrs  de  recevoir  en  ar- 
rivant quarante  acres  de  bonnes  terres,  sous  un  climat  tempéré, 
un  sol  fertile,  et  avec  ces  garanties  d'ordre  qui  doivent  séduire  le 
bon  sens  des  ouvriers  de  Glascow,  comme  celui  des  ouvriers  de 
tous  les  pays  du  monde...  J'aime  ce  M.  Ridgway,  et  je  dis, 
comme  M.  Bright  :  Si  j'étais  plus  jeune,  j'émigrerais  dans  cette 
colonie  dont  l'agent  demeure  à  Londres,  40,  Leicester-Square... 
Croyez  bien  que  c'est  spontanément  et  avec  tout  le  désintéresse- 
ment de  M.  Bright  lui-même  que  je  transcris  ici  son  adresse. 

Je  vois  que  les  journaux  de  Paris  comme  ceux  de  Londres 
retentissent  des  prouesses  de  ce  jeune  Sicilien,  âgé  de  onze  ans, 
qui  étonne  toute  l'Italie  par  ses  improvisations,  ses  réponses 

*  a  L'ubiquité  et  l'influence  universelle  de  ce  pays  n'ont  jamais  été  mieux  démon- 
trées que  celte  année-ci.  L'histoire  dira  comment,  en  1858^  l'Angleterre  a  non- 
seulement  étouffé  la  plus  formidable  insurrection  militaire  des  temps  modernes.mais 
encore  ouvert  au  monde  le  vaste  empire  de  la  Chine  et  joué  le  principal  rôle  dans  la 
pose  du  premier  télégraphe  océanique  entre  le  vieux  et  le  nouveau  monde.  Ajoutez 
à  cela  que  les  plus  favorables  régions  de  l'Afrique  sont  explorées  en  ce  moment  par 
une  expédition  anglaise  et  qu'une  nouvelle  Australie  se  fonde  sur  le  rivage  occiden- 
tal de  l'Amérique.  Malheureusement  ces  triomphes,  qui  réjouissent  le  patriotisme^ 
ne  nous  procurent  guère  de  bon  vouloir  de  la  part  des  autres  nations,  etc.  » 

{ Times  du  20  septembre.  ) 


230  REVUE    BRITANNIQUE, 

érudiles,  ses  jugements  de  saine  critique,  traduisant  à  livre  ou- 
vert Virgile,  Horace,  Cicéron,  Homère,  Racine,  Shakspeare,  Cer- 
vantes, bref,  rival  de  Pic  de  La  Mirandole,  son  ancêtre  littéraire. 
L'Ecosse  a  aussi,  dans  ce  moment,  un  héritier  de  son  3Iirabilis 
Chricton,  à  peine  âgé  de  onze  ans  comme  le  petit  prodige  sicilien, 
et  remarquable  surtout  par  sa  mémoire  soi-disant  universelle.  H 
habite  l'île  de  Skye.  Mais  ce  phénomène  vient  d'être  cruellement 
mystifié  par  un  bachelier  d'Oxford  qui,  prenant  ses  vacances  en 
Ecosse,  l'a  rencontré  le  dimanche  sur  la  route  de  l'église,  et, 
après  l'avoir  interrogé  sur  toutes  les  capitales  de  l'Europe,  de 
l'Asie,  de  l'Afrique,  de  l'Amérique,  l'a  ramené  tout  à  coup  dans 
son  pays  natal  en  lui  demandant  :  «  Pouvez-vous  me  dire  le  nom 
de  l'île  où  vous  êtes  né  et  où  vous  habitez?  »  Le  phénomène  est 
resté  muet.  Le  maître  d'école  de  l'île  avait  oublié  ce  petit  cha- 
pitre de  la  géographie  universelle.  Il  était  là  aussi,  non  moins 
confondu  que  l'élevé.  «  Eh  bien  !  mon  cher  enfant,  dit  alors  le 
bacheher,  vous  nous  avez  nommé  plus  de  cent  capitales;  appre- 
nez-nous ce  que  c'est  qu'une  capitale...  est-ce  un  animal  ou  un 
homme?  —  C'est  un  animal,  »  répondit  l'enfant.  —  Cette  ré- 
ponse, dit  le  Journal  de  Glascoiv,  où  je  puise  l'anecdote,  n'em- 
pêchera pas  notre  phénomène  de  l'île  de  Skye  de  figurer  dans  la 
statistique  de  nos  écoles  comme  un  exemple  de  leur  excellent  en- 
seignement. —  Malgré  l'anecdote,  si  elle  est  vraie,  et  malgré  le 
Glascow  Commonwealth,  cité  par  le  Jim^s,  l'Ecosse  n'en  jouit  pas 
moins  des  meilleures  écoles  des  Trois-Royaumes,  et  mérite  tout 
ce  qu'en  dit  M.  le  baron  Dupin  dans  ses  derniers  volumes  sur  les 
progrès  de  l'intelligence  européenne. 

L'histoire  du  phénomène  de  Skye  ressemble  à  une  épigramme 
contre  les  candidats  aux  derniers  examens  de  l'université  d'Ox- 
ford, où,  sur  onze  cent  cinquante  étudiants  examinés,  quatre 
cent  vingt-neuf  seulement  ont  été  reçus.  H  paraît  que  plusieurs 
des  candidats  refusés  étaient  réellement  des  élèves  fort  instruits 
en  grec  et  en  latin,  mais  qui,  soumis  à  une  épreuve  écrite,  ont 
prouvé  qu'ils  ne  savaient  ni  l'orthographe  anglaise,  ni  les  princi- 
paux événements  de  l'histoire  nationale. 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  231 

Je  regrette  que  le  testament  de  la  duchesse  d'Orléans,  tel  que 
l'ont  publié  en  anglais  les  journaux  de  Londres,  ait  le  caractère 
d'un  acte  politique  ;  mais  le  partage  que  la  noble  princesse  a 
fait  des  objets  d'art  lui  appartenant  intéresse  les  artistes,  et  je 
crois  pouvoir  vous  traduire  cette  partie  du  document. 

—  Je  lègue  au  comte  de  Paris  : 

Mon  collier  do  perles  à  quatre  rangs,  qu'il  offrira  un  jour,  je  l'es- 
père, à  la  comtesse  de  Paris  ; 

Mes  six  boucles  d'oreilles  en  diamants,  avec  la  chaîne  ; 

L'album  rouge,  contenant  la  belle  collection  d'aquarelles  par  les  ar- 
tistes français,  qui  appartenait  au  duc  d'Orléans  ; 

Toutes  mes  fourrures  et  le  tableau  des  Saintes  femmes,  de  Scheffer. 

—  Au  duc  de  Chartres  : 

Ma  parure  de  perles,  composée  des  broches,  épingles,  boucles  d'o- 
reilles, bracelets  et  diadème.  Cette  parure  me  venait  de  sa  marraine, 
ma  tante  Adélaïde  ; 

Mon  bracelet  de  rubis,  légué  par  la  reine  des  Belges  ;  deux  boutons 
de  rubis  ;  la  bague  de  saphirs  et  la  bague  de  rubis  ; 

Ma  belle  coupe  en  lapis  ;  le  livre  de  prières  qui  fut  commandé  par 
son  père;  le  nécessaire  d'armes  et  mes  dentelles.  J'espère  que  ces  bi- 
joux et  ces  dentelles  seront  portés  par  une  duchesse  de  Chartres. 

—  Outre  les  objets  ci-dessus,  je  lègue,  comme  souvenir,  au  comte 
de  Paris  : 

Le  grand  portrait  de  son  père,  par  Ingres  ;  le  buste  de  marbre  de 
son  père,  par  Jallet  ;  les  Portes  de  fer,  par  Dauzats  5  le  petit  tableau 
du  Col  de  Tineah,  par  Philippoteaux; 

Tous  les  manuscrits  de  son  père,  papiers,  lettres,  petits  portefeuilles, 
aussi  bien  que  les  lettres  de  son  père,  à  moi  adressées.  —  Je  sais  qu'il 
regardera  toujours  ces  papiers  comme  un  trésor  précieux,  et  s'en  ser- 
vira un  jour  avec  discernement,  de  manière  à  faire  connaître  le  caractère 
de  celui  que  la  France  a  pleuré,  sans  même  connaître  toute  sa  valeur. 

—  Je  lui  laisse  aussi  : 

Les  portraits  de  mes  deux  mères;  le  portrait  en  aquarelle,  par  Win- 
terhalter,  représentant  la  reine  avec  les  enfants  du  duc  de  Nemours  ; 
le  portrait,  à  l'huile,  du  duc  de  Chartres,  par  Winterhalter  ;  le  beau 
poignard  commandé  par  ma  belle-sœur,  la  duchesse  de  Wurtemberg, 
pour  le  duc  d'Orléans  ;  deux  des  albums  contenant  les  dessins  de  son 
père  ;  la  psyché  qui  me  fut  offerte  par  la  ville  de  Paris,  à  l'occasion  de 
mon  mariage;  la  statuette  équestre  en  bronze,  de  son  père,  sur  un 
piédestal  de  marbre  blanc;  la  grande  pendule  de  Bréguet,  qui  sonna 


232  REVUE    BRITANNIQUE. 

Theure  de  sa  naissance,  avec  les  ornements  de  cheminée  qui  l'accom- 
pagnent ;  la  boîte  émaillée,  contenant  la  montre  de  son  père  et  divers 
autres  souvenirs;  la  boîte  contenant  le  cachet  et  les  couteaux  d'argent 
dont  je  me  sers  toujours;  une  moitié  des  belles  gravures  du  portrait 
de  son  père^  par  Ingres;  —  la  petite  aquarelle  du  duc  d'Orléans,  à 
cheval,  copiée  d'après  Horace  Vernet  ;  un  de  mes  quatre  beaux  éven- 
tails ;  mon  éventail  de  mariage,  en  filigrane,  dont  s'était  servie  aussi  la 
reine  ;  son  hochet  de  corail,  dont  se  sont  servis  aussi  tous  les  enfants  de 
la  reine  ;  mon  bracelet  renfermant  un  portrait  de  son  père,  destiné  à 
sa  femme  ;  mon  prie-Dieu  sculpté,  contenant  le  masque  de  son  père  ; 
mes  papiers,  lettres,  petits  livres  de  souvenirs,  que  j'ai  laissés  en  An- 
gleterre ;  l'épée  de  son  père,  qu'il  portait  le  jour  de  sa  mort,  et  la  palme 
qui  lui  fut  offerte  par  sa  division  à  son  retour  des  Portes  de  fer. 

—  Je  laisse  comme  souvenirs  au  duc  de  Chartres  : 

Le  portrait  équestre  de  son  père,  par  Dedreux  ;  le  petit  portrait  de 
son  père,  par  Ingres  ;  le  grand  tableau  du  Col  de  Teniah,  par  H.  Vernet  ; 
la  tête  en  marbre,  de  son  père,  copiée  du  mausolée  de  Triquetty  ;  l'a- 
quarelle de  la  reine,  par  Winterhalter  ;  mon  portrait,  par  Henriquel 
Dupont  ;  la  garniture  de  mon  pupitre  (encrier,  porte-plume  et  buvard, 
relié  en  argent)  ;  la  miniature  de  sa  marraine  ;  ma  petite  montre;  le 
carnet  en  écaille  et  or,  orné  de  portraits  de  famille  ;  un  de  mes  quatre 
beaux  éventails  peints  ;  le  bracelet,  orné  de  son  portrait  et  de  celui  de 
son  père,  destiné  à  la  duchesse  de  Chartres  ;  l'aquarelle  d'Eugène  Lamy, 
représentant  la  Revue  des  chasseurs  d' Orléans  aux  Tuileries,  en  i  841  ; 
le  grand  portrait  du  comte  de  Paris  enfant,  par  Winterhalter  ;  deux 
des  albums  contenant  des  dessins  du  duc  d'Orléans  ;  la  seconde  moitié 
des  gravures  du  portrait  de  son  père,  par  Ingres;  VArc  de  triomphe  de 
Djimilath,  par  Dauzats;  mon  orgue  d'Alexandre  ;  ma  corbeille  de  ma- 
riage et  une  statuette  en  bronze,  de  son  père,  avec  les  deux  vases  en 
bronze  qui  l'accompagnent. 

J'ai  inscrit  sur  une  liste  spéciale  les  souvenirs  que  je  prie  ma  fa- 
mille et  mes  amis  d'accepter  comme  un  dernier  gage  d'affection,  et  je 
désire  que  mes  fils  partagent  entre  eux  le  reste  des  articles  que  je  puis 
laisser,  tels  qu'albums,  bronzes,  livres,  meubles  et  bagatelles.     . 
Cet  acte  est  daté  d'Eisenach,  1"  janvier  1855. 


Notre  correspondant  fait  allusion  à  la  vente  du  haras  de  lord 
Dorhy.  Les  habitués  du  turf,  qui  ])Oudaicnt  déjà  le  prince  Al- 
bert, qui  préfère  les  animaux  de  basse-cour  aux  coureurs  olyra- 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  233 

piques,  en  veulent  au  premier  ministre  de  sa  désertion;  mais 
le  Times  voit  autrement  les  choses  :  selon  lui,  lord  Derby  serait 
coupable  d'une  mystification  indigne  de  son  caractère,  et  res- 
semblerait à  l'usurier  Alphius  d'Horace  : 

Relegit  omnos  idibus  pecuuias; 
Quiï^rit  calendis  ponere. 

C'est-à-dire  que  lord  Derby,  jaloux  de  garder  ses  coureurs  et 
même  Toxophilite,  n'aurait  fait  qu'une  vente  tronquée  ou  fic- 
tive, en  mettant  des  prix  réservés  sur  toutes  les  bêtes  qu'il  ne 
voulait  céder  à  aucun  prix.  Aussi  les  enchères  sur  ledit  Toxo- 
philite se  sont  élevées  jusqu'à  deux  mille  cinq  cents  guinées 
(près  de  60,000  fr.);  mais  lord  Derby  en  voulait  trois  mille 
(75,000  fr.).  75,000  fr.  un  cheval  !  Le  noble  seigneur  a  été  plus 
coulant  pour  se  défaire  de  ceux  de  ses  coureurs  qu'il  voulait  sé- 
rieusement réformer.  Nous  remarquons  cependant  parmi  les  lots 
adjugés  Tom  Bouline ,  que  lord  Glascow  a  payé  sept  cents  gui- 
nées,  —  acquisition  dont  tous  les  amateurs  lui  font  compliment; 
et,  en  fin  de  compte,  lord  Derby  a  réalisé  une  somme  de  soixante 
mille  francs  au  moins,  avec  douze  de  ses  chevaux  seulement. 
Sa  Seigneurie  est  un  habile  maquignon,  s'il  n'a  vendu  à  ce  prix 
que  douze  rosses.  Le  Times  n'en  conclut  pas  moins  son  article 
en  souhaitant  pour  l'honneur  de  lord  Derby  qu'il  soit  plus  sin- 
cère dans  l'abandon  de  ses  opinions  rétrogrades  que  dans  ses 
prétendus  adieux  à  ses  chevaux. 


AMIENS  ET  MANCHESTER. 

Le  Times  a  publié,  le  30  août  dernier,  un  article  très-remar- 
quable et  qui  devait  être  remarqué  par  les  partisans  exclusifs  du 
libre  échange.  Le  journal  anglais  a  assaisonné  de  plaisanteries 
ironiques  les  faits  suivants,  que  nous  nous  contentons  d'extraire 
Httéralement: 

Un  très-important  document  a  fait  son  apparition  sous  les  auspices  de 
la  Chambre  de  commerce  d'Amiens.  Un  Anglais  ne  peut  le  lire  sans  un 
peu  de  compassion.  Cependant^  il  contient  sur  l'état  des  manufactures 
chez  nos  voisins  des  révélations  qu'il  est  utile  de  faire  connaître  à  nos 


234  REVUE   BRITANNIQUE. 

hommes  d'Etat  et  à  iios  hommes  de  commerce.  Il  y  a  quelque  temps, 
les  fabricants  de  velours  de  coton  d'Amiens  envoyèrent  une  députation 
à  Manchester  pour  apprécier  la  cause  de  la  différence  dans  le  produit  et 
dans  les  prix  du  même  article  manufacturé  en  France  et  en  Angleterre. 
Ces  messieurs  ont  fait  un  rapport  que  la  Chambre  de  commerce  d'Amiens 
a  trouvé  propre  à  être  imprimé.  Manchester,  semble-t-il,  reçut  ses 
compétiteurs  gaulois  avec  toute  franchise.  M.  Isaac  Gregory  les  con- 
duisit dans  toutes  les  fabriques  qu'ils  désiraient  visiter;  les  machines, 
les  prix,  les  salaires,  la  nature  de  la  matière  brute,  tout  leur  fut  ex- 
pliqué ;  et,  après  une  étude  attentive,  ils  quittèrent  notre  métropole  du 
coton  dans  un  état  de  profond  découragement.  Au  lieu  d'exciter  leur 
émulation,  cette  visite  les  plongea  dans  le  désespoir.  Ils  s'en  sont  re- 
tournés chez  eux  en  criant  qu'il  n'y  a  plus  aucune  espérance  pour  la 
France,  si  la  manufacture  d'Amiens  n'est  délivrée  par  des  prohibitions 
positives  de  tout  conflit  avec  ces  terribles  produits  de  Manchester,  Néan- 
moins, les  délégués  d'Amiens  veulent  bien  condescendre  à  quelques 
détails  comtïierciaux,  et  leurs  calculs  établissent  ce  résultat  que  lors- 
qu'une pièce  de  coton  peut  être  faite  à  Manchester  pour  36  fr.  30  c,  le 
coût  du  même  article  à  Amiens  doit  être  de  63  fr.  60  c.  Voici,  selon 
eux,  les  causes  de  cette  différence  d'à  peu  près  100  pour  100  :  la  tein- 
ture est  d'un  tiers  meilleur  marché;  la  dernière  main,  l'impression, 
le  pliage,  sont  de  50  pour  100  meilleur  marché.  Bref,  l'aune  de  coton 
est  aussi  de  KO  pour  100  meilleur  marché  en  Angleterre  qu'en  France. 
Le  coton  en  France  paye  un  droit  de  douane  ;  l'infériorité  des  machines 
françaises  fait  qu'on  ne  peut  employer  qu'une  meilleure  qualité  de 
cette  matière  première;  la  dépense  de  l'établissement  d'une  fabrique 
est  bien  plus  grande  en  France  qu'en  Angleterre  ;  le  charbon  est  cinq 
fois  moins  cher  en  Angleterre  que  le  combustible  de  bois  dont  on  fait 
usage  à  Amiens  ;  la  perfection  de  l'outillage  anglais  fait  que  le  manu- 
facturier anglais  peut  obtenir  pour  70  centimes  la  même  mesure  de 
tissu  que  le  manufacturier  français  ne  peut  obtenir  que  pour  2  fr.  oO  c. 
Tout  cela  sautant  aux  yeux,  disent  les  Français  étonnés,  il  n'y  a  plus  d'il- 
lusion possible. 

Tout  ceci  est  parfaitement  vrai  :  les  velours  de  coton  sont  réellement 
produits  à  Amiens  au  double  du  prix  auquel  ils  se  fabriquent  à  Man- 
chester. Un  élément  seul  manque  pour  mettre  la  France  à  même  de 
juger  toute  cette  question. 

Il  serait  important  de  savoir  la  somme  payée  par  toute  la  France  pour 
les  velours  de  coton  d'Amiens;  les  délégués  ne  nous  fournissent  pas  ce 
chiffre.  S'ils  l'eussent  fait,  nous  eussions  pu,  par  le  simple  procédé  de 
la  division  de  cette  somme,  fixer,  dans  l'intérêt  du  coûsommatour  Iran- 


NOUVELLES    DES    SCIENCES.  235 

ç4is,  le  taux  exact  de  la  la.\.>  i|ii'il  paye  pour  le  plaisir  do  savoir  ^u'il  y 
a  une  fabrique  de  velours  do  coton  à  Amiens. 

La  moitié  de  l'argent  payé  pour  les  velours  de  coton  en  France  est 
une  dure  taxe  levée  sans  avantage  sur  la  bourse  des  Français-  Telle  est 
la  conclusion  qui  saïUe  aux  yeux  des  Anglais. 

La  Chambre  de  commerce  d'Amiens  en  tire  cependant  cette  consé- 
quence bien  différente  que,  quoi  qu'il  en  soit,  et  quoique  la  France 
doive  payer  un  surcroit  d'impôt^  les  manufactures  d'Amiens  doivent 
continuer  à  fonctionner.  C'est  une  des  nécessités  vitales  de  la  France 
qu'Amiens  produise  du  velours  de  coton.  Ils  regrettent  de  penser  qu'un 
droit  de  80  pour  100  soit  insuffisant  pour  les  protéger.  Hélas  !  les  droits 
très-élevés  ne  sont  plus  protecteurs.  Ln  dépit  de  Cherbourg,  Manches- 
ter envahit  la  France,  et,  dans  la  grande  bataille  du  velours  de  coton, 
gagne  une  nouvelle  victoire  d'Azincourt.  Rien  n'y  fera,  sinon  une  prohi- 
bition absolue  :  la  France  doit  rétrograder  jusqu'à  la  tactique  de  la 
Chine  et  bâtir  une  grande  muraille  pour  arrêter  ces  maraudeurs  de 
Manchester. 

Le  système  continental,  qui  eut  tant  de  succès  sous  Napoléon  1*'',  doit 
être  repris  et  perfectionné  sous  Napoléon  IIL  Le  peuple  français  doit 
s'imposer  lui-même  pour  s'isoler  ;  il  doit  doubler  le  nombre  de  ses 
douaniers  et  ceux-ci  doubler  de  surveillance,  afin  que  la  fabrique  d'A- 
miens puisse  continuer  paisiblement  et  sottement  de  travailler  pour 
un  commerce  inutile. 

Les  délégués  d'Amiens  se  plaignent,  avec  une  douloureuse  sympathie 
qui  leur  fait  honneur,  que  l'ouvrier  anglais  gagne  deux  fois  et  même 
trois  fois  plus  que  nos  pauvres  tisseurs  français.  Ils  comparent  les  salaires 
des  deux  classes  et  montrent  que  l'ouvrier  français  a  lieu  d'envier  ce 
que  gagnent  les  ouvrières  anglaises. 

Et  cependant,  ajoutent  nos  délégués,  la  vie  n'est  pas  plus  chère  pour 
l'ouvrier  anglais  que  pour  l'ouvrier  français  :  le  pain  et  la  viande  sont 
au  même  prix  dans  les  deux  pays,  et,  selon  toutes  les  probabilités,  il 
en  sera  toujours  ainsi  maintenant  que  les  droits  sur  les  blés  ont  été 
abolis. 

Le  feu  et  le  vêtement  sont  moins  chers  en  Angleterre  qu'en  France. 
Le  travailleur  anglais  vit  infiniment  mieux  que  l'ouvrier  français;  il  y 
a,  par  conséquent,  en  lui  plus  de  force  et  de  travail  :  il  jouit  aussi  de 
plus  de  loisir. 


Voici,  d'après  le  Piiblisher's  circuJar, la.  durée  des  droits  d'au- 
teur chez  les  diverses  nations.  En  Angleterre,  la  propriété  litté- 
raire est  conservée  par  un  auteur  pendant  quarante-deux  ans  de 


236  REVUE    BRITANNIQUE. 

sa  vie,  et  s'éteint  sept  ans  après  sa  mort.  En  Grèce  et  en  Sar- 
daigne,  la  durée  n'est  que  de  quinze  ans,  à  partir  de  la  date  de 
la  publication.  En  Russie,  le  droit  persiste  vingt-cinq  ans  après 
la  mort,  et  dix  ans  de  plus,  si  une  nouvelle  édition  a  été  publiée 
dans  les  cinq  dernières  années  du  premier  délai.  En  Belgique  et 
en  Suède,  un  ouvrage  tombe  dans  le  domaine  public  vingt  ans 
après  la  mort  de  l'auteur. 

En  France,  le  droit  persiste  au  bénéfice  des  enfants  ou  de  la 
veuve,  sous  le  régime  de  la  communauté,  pendant  trente  ans  ; 
en  faveur  d'autres  héritiers,  il  n'est  percevable  que  pendant  dix 
ans.  En  Espagne,  il  dure  cinquante  ans  après  la  mort.  En  Au- 
triche, en  Bavière,  en  Portugal,  en  Prusse,  en  Saxe,  dans  les 
Deux-Siciles,  le  Wurtemberg  et  les  Etats  de  la  Confédération 
germanique,  il  s'éteint  trente  ans  après  le  décès.  En  Danemark, 
il  en  est  de  même,  à  cela  près  que  les  rééditions  doivent  être 
quinquennales,  sinon  l'ouvrage  tombe  dans  le  domaine  public. 
Aux  Etats-Unis,  le  droit  dure  pendant  quatorze  ans  ;  ce  droit  se 
prolonge  de  quatorze  autres  années  en  faveur  de  l'auteur  vivant 
ou  de  sa  veuve,  de  ses  enfants  ou  de  ses  petits-enfants. 


Le  télégraphe  transatlantique  n'a  pas  dit  son  dernier  mot, 
nous  l'espérons.  Mais  on  comprendra  que  nous  différions  tout 
article  sur  ce  sujet,  en  remerciant  les  savants  qui  nous  ont 
offert  leur  collaboration.  L'histoire  de  la  pose  du  câble  électri- 
que et  de  ses  conséquences  sera  bientôt  le  texte  d'un  article 
original  dans  les  Revues  anglaises. 


Il  est  pénible  de  voir  un  octogénaire  comme  le  poète  W.  Sa- 
vage-Landor  se  faire  condamner  pour  un  libelle.  L'irascible  vieil- 
lard, qui  habite  Bath,  s'étant  brouillé  avec  une  dame,  son  aînée 
de  plusieurs  années,  a  publié  en  prose  et  en  vers  une  satire  qui 
rappelle,  par  sa  virulence,  les  diatribes  d'Horace  contre  Canidie 
et  la  satire  de  lord  Bjron  contre  l'ex-gouvernante  de  sa  femme. 
Le  jury  de  Bristol  vient  de  condamner  M.  S.  Landor  à  mille  li- 
vres sterling  (25,000  fr.)  de  dommages-intérêts  au  profit  de 
Mrs.  Yescombe,  traitée  par  lui  de  menteuse,  de  vokuse,  etc.,  etc. 


NOUVELLES   DES  SCIENCES.  237 

Nous  avons  publié  les  voyages  du  docteur  Livingstone  et  ses 
découvertes  dans  l'Afrique  centrale.  Nos  lecteurs  recevront  avec 
plaisir  les  dernières  nouvelles  du  célèbre  voyageur.  Voici  un  ex- 
trait d'une  lettre  que  le  docteur  a  écrite  sur  la  rivière  Zambèse 
en  juin  dernier  : 

Nous  avons  atteint  le  bras  méridional  du  Zambèse  le  14  mai,  et 
nous  avons  trouvé  la  barre  beaucoup  moins  diftîcile  que  nous  ne  pen- 
sions, et  les  brisants  moins  dangereux.  Nous  sommes  entrés  dans  la  ri- 
vière sains  et  saufs,  faisant  connaître  par  signaux  au  navire  de  Sa  Ma- 
jesté, Hermès,  la  profondeur  de  l'eau,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  bors  de  ^-ue 
dans  la  direction  de  Killimane,  où  il  allait  porter  aux  Portugais  nos  let^ 
très  de  créance.  Comme  nous  étions  entrés  dans  les  marais  de  Man- 
grove, nous  primes  de  la  quinine,  et,  pensant  que  le  moment  était  venu 
de  mettre  à  l'eau  le  petit  steamer  Ma-Robert,  nous  eu  effectuâmes  le 
lancement,  qui  se  fît  avec  succès.  Nous  nous  servîmes  alors  de  ce  na- 
vire comme  d'un  pilote.  Nous  avons  à  peine  entrevu  un  indigène. 

Après  avoir  exploré  diverses  bouches  du  Zambèse,  nous  avons  en- 
fin trouvé  une  excellente  barre  et  un  bon  port,  qui  nous  ont  permis 
d'entrer  dans  le  bras  principal.  L'eau  ayant  un  cours  rapide,  uous 
craignîmes  d'ensabler  le  Pearl,  et  nous  pensâmes  qu'il  était  plus  pru- 
dent de  l'abandonner  et  de  nous  confier  au  Ma-Robert,  pour  avancer 
facilement  dans  l'intérieur  du  pays.  Les  capitaines  Gordon  et  Beding- 
field  étaient  ravis  d'admiration  pour  le  Zambèse,  Ce  dernier  trouvait 
qu'il  différait  de  toutes  les  autres  rivières  de  la  cûte  occidentale. 

Nous  n'avions  pas  de  cas  de  fièvre,  et  nous  nous  sommes  assurés 
de  ce  grand  fait  que  ce  temps  de  l'année  était,  au  cœur  de  l'Afrique, 
très-salubre  pour  les  Européens,  aucun  homme  du  Pearl  ou  de  Y  Her- 
mès n'ayant  été  attaqué  par  la  maladie.  Vous  savez  que  je  quittai  au- 
trefois la  rivière  à  Mazaro  et  que  nous  dûmes  de  connaître  le  bas 
Zambèse  à  la  relation  du  capitaine  Parker.  Nous  arrivâmes  à  Mazaro, 
et  ce  ne  fut  pas  sans  une  profonde  émotion  que  je  revis  ces  lieux  où  je 
fis  mes  premières  observations  astronomiques  sur  le  Zambèse ,  cette 
même  petite  hutte  que  j'avais  habitée.  Nous  avons  fait  fuir  les  hippo- 
potames ;  les  plus  vieux  n'ont  pas  songé  à  nous  résister.  Nous  sommes 
en  bons  termes  avec  les  indigènes.  Nous  irons  à  Tête  la  semaine  pro- 
chaine. Pas  de  fièvre  encore. 

Voici  une  seconde  lettre  adressée  par  le  docteur  Livingstone 
à  J.  Aspinal  Turner,  esq.  : 

Steamer  à  hélice /'ea;-/,  le  10  juin. 
Mon  cher  monsieur. 

Je  suis  heureux  de  vous  informer  que  notre  voyage  a  été  des  plus 


238  REVUE    BRITANNIQUE. 

heureux  depuis  notre  départ  de  Liverpool,  et  qu'après  bon  nombre  de 
tâtonnements  nous  sommes  enfin  entrés  dans  les  eaux  du  Zambèse.  Nous 
nous  étions  d'abord  engagés  dans  le  bras  méridional  extrême  ;  mais, 
après  avoir  fait  soixante  milles,  nous  nous  trouvâmes  au  milieu  d'her- 
bages flottants  tellement  épais,  quoique  certaines  parties  de  la  rivière 
fussent  encore  libres,  que  les  navires  ne  pouvaient  plus  avancer. 

L'accès  et  la  barre  sont  excellents,  et  pendant  soixante  milles  la 
rivière  coule  à  travers  d'immenses  plaines  où  le  coton  de  Sea-Island 
pourrait  être  cultivé. 

Nous  nous  rendîmes  ensuite  au  Luaho,  bras  du  Parker;  mais  nous 
trouvâmes,  quoique  la  rivière  fût  très-large  et  l'eau  très-courante,  une 
double  barre  très-dangereuse.  Rétrogradant  à  sept  milles  au  sud,  nous 
rencontrâmes  l'excellente  barre  et  le  bon  accès  de  Kongone.  De  là  on 
communique  par  deux  bras  avec  le  bras  principal,  et  comme  l'un  n'a 
que  cinq  milles  de  longueur,  nous  le  prîmes,  en  nous  servant  du  Ma- 
Robert  pour  pilote.  Nous  essayâmes  encore  d'une  autre  large  embou- 
chure, mais  la  barre  était  mauvaise. 

Près  de  l'embouchure  du  bras  Kongone,  mon  frère  a  trouvé  dans  un 
jardin  d'indigène  déserté  une  sorte  de  coton  dont  je  vous  envoie  un 
échantillon... 

J'ai  distribué  de  la  semence  de  Sea-lsland  à  différents  habitants  du 
Delta,  qui  m'ont  promis  d'en  tirer  bon  parti... 

Les  premières  nouvelles  que  nous  avons  reçues  nous  ont  appris  que 
les  Portugais  avaient  été  obligés  de  s'enfuir  à  la  côte,  une  tribu  s'étant 
révoltée.  Tous  les  Européens  s'étaient  réfugiés  à  Kilimane.  N'étant  pas 
dans  le  pays  à  l'époque  ovl  le  mouvement  a  eu  lieu,  nous  no  serons 
pas  accusés  de  l'avoir  provoqué.  Je  vous  laisse  à  penser  combien  nous 
allons  nous  avancer  plus  loin  cette  fois.  Nous  n'avons  pas  encore  un  seul 
cas  de  fièvre.  Chacun  prend  sa  quinine  quotidiennement. 

David  Livingstone. 

P.  S.  21  juin.  —  Nous  abandonnons  le  Pearl  plus  tôt  que  nous  ne 
croyions  devoir  le  faire.  Un  navire  tirant  quatre  ou  cinq  pieds  d'eau 
pourrait  avancer  jusqu'à  Tête,  mais  le  Pearl,  tirant  neuf  pieds  sept 
pouces,  serait  en  danger.  Nous  avons  débarqué  nos  provisions  dans  une 
île,  et  nous  faisons  de  nombreuses  excursions  sur  la  chaloupe  à  vapeur. 


AGRONOMIE.  —  ACCLIMATATION.  ESPECES    OVINES. 

Le  Jardin  zoologique  de  Marseille  est  adinirablement  placé 
pour  servir  de  trausiliun  aux  espèces  animales  iiu'il  [iciil  être 


NOUVELLES   DES  SCIENCES.  239 

utile  de  transporter  des  diverses  zones  africaines  dans  les  pro- 
vinces de  l'empire  français.  Les  habiles  administrateurs  de  ce 
jardin  lont  parfaitement  compris.  L'on  peut  consulter  déjà  avec 
fruit  leur  expérience,  qu'on  s'adresse  soit  à  M.  N.  Suquet,  soit 
à  M.  Barthélémy  Lapommeraye,  les  deux  directeurs,  celui-ci 
étant  plus  spécialement  chargé  de  la  partie  scientifique  de  l'éta- 
blissement. A  notre  dernier  passage  à  Marseille,  nous  fîmes  l'ac- 
quisition de  deux  jeunes  agneaux  de  l'Yemen  qui,  nés  dans  le 
Jardin  zoologique,  nous  paraissaient  susceptibles  d'être  plus  fa- 
cilement acclimatés  dans  les  environs  de  Paris.  Malheureusement 
ils  ont  péri  successivement  sans  que  nous  puissions  encore  nous 
rendre  compte  de  leur  mort,  et  lorsque  le  dernier  semblait  non- 
seulement  vigoureux  mais  heureux  de  la  société  de  trois  chèvres 
qui  vivaient  dans  la  même  étable  et  paissaient  sur  le  même  gazon . 
Nos  propres  observations  sur  cette  espèce  ovine  seraient  trop  im- 
parfaites, mais  nous  nous  félicitons  de  pouvoir  reproduire  les 
notes  que  nous  devons  à  l'obligeante  communication  de  M.  Bar- 
thélémy Lapommeraye  : 

«  L'espèce  ovine  de  l'Yemen,  que  feu  M.  Joseph  Gêné,  de 
Turin,  a  décrite  successivement  sous  les  noms  de  ovis  aries 
recurvicauda  et  de  ovis  melanocephala,  mérite  l'attention  parti- 
culière des  zoologistes  et  de  tous  les  hommes  qui  s'intéressent 
à  l'agriculture  de  leur  pays. 

1  1°  Cette  espèce  remonte  à  l'origine  des  temps. 

«  2°  Elle  s'est  maintenue  pure  à  travers  les  croisements  nom- 
breux qu'elle  a  subis. 

«  3^  Elle  possède  des  qualités  économiques  qui  la  distinguent 
entre  toutes  les  autres . 

«  4°  Son  acclimatation,  facile  sous  la  zone  tempérée,  peut- 
être  même  au  delà,  conseille  son  introduction  dans  les  diverses 
localités  en  plaines  du  midi  de  l'Europe,  d'abord,  pour  la  faire 
avancer  progressivement  à  l'intérieur,  ainsi  que  le  commandent 
la  prudence  et  les  saines  notions  de  l'immigration  des  animaux 
utiles. 

«  Il  s'agit  de  démontrer  ces  diverses  propositions. 

«  1°  L'espèce  dont  il  s'agit  remonte  à  l'origine  des  temps. 

«  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  jeter  les  yeux  sur  quel- 
ques bas-reliefs  de  l'Egypte  antique,  de  manier  quelques  amu- 


240  REVUE   BRITANNIQUE. 

lettes  de  la  même  époque,  représentant  ce  mouton  en  figurines 
d'agate  ou  de  toute  autre  pierre  dure,  avec  la  distribution  iden- 
tique de  la  couleur  noire  pour  la  tête  et  le  cou,  jusqu'aux  épau- 
les, du  blanc  pur  pour  le  reste  du  corps  de  l'animal.  Les  carac- 
tères zoologiques  spéciaux  et  distinctifs,  tels  que  l'absence  des 
cornes,  l'existence  d'un  fanon  amplement  développé,  le  dévelop- 
pement obèse  et  adipeux  du  train  postérieur,  avec  cette  queue 
mince  et  grêle  qui  se  relève  et  retombe,  se  reconnaissent  facile- 
ment au  premier  aspect.  Si  je  ne  me  trompe,  une  de  ces  jolies 
figurines  doit  se  trouver  dans  la  riche  collection  du  musée  égyp- 
tien du  Louvre. 

«  En  un  mot,  il  y  a  identité  parfaite  entre  l'animal  de  l'époque 
mosaïque  et  pharaonique,  et  celui  que  l'Arabie  possède  aujour- 
d'hui. 

«  2°  Elle  s'est  maintenue  pure  à  travers  les  nombreux  croise- 
ments qu'elle  a  subis. 

«  Le  type  rigoureux  reposant  sur  la  distribution  des  couleurs, 
telle  que  nous  l'avons  déjà  indiquée,  il  ne  saurait  y  avoir  doute 
à  ce  sujet. 

«  Les  Arabes  pasteurs  ont,  de  tout  temps,  opéré  le  croisement 
de  leurs  différentes  races  ovines.  Etait-ce  dans  un  but  combiné, 
ou  laissaient-ils  les  choses  se  produire  au  hasard  ?  La  première 
hypothèse  me  paraît  devoir  être  adoptée. 

«  Quant  au  croisement  de  l'espèce  qui  nous  occupe,  nous  en 
trouvons  sous  notre  main  de  nombreux  et  curieux  exemples,  soit 
par  le  don  qui  nous  a  été  fait  de  quelques-uns  de  ces  animaux, 
soit  par  les  produits  obtenus  au  jardin.  Parmi  ces  derniers,  plu- 
sieurs se  sont  écartes  du  type,  tandis  que  d'autres  l'ont  repro- 
duit dans  toute  sa  vérité. 

«  Les  animaux  d'introduction  plus  ou  moins  récente  nous 
ont  offert  les  variantes  que  voici,  tout  en  possédant  les  caractères 
principaux.  Transposition  des  couleurs.  C'est  lorsque  la  tête  et 
les  épaules  sont  blanches  et  que  le  reste  du  corps  est  noir.  La 
nature  du  poil  est  modifiée  soit  généralement,  soit  partiellement. 
Il  est  laineux  au  lieu  d'être  rêche  et  cassant  (type),  ou  bien  il  est 
moitié  l'un,  moitié  l'autre.  Ici  le  fanon  manque.  Ceux-là  ont 
des  cornes,  contrairement  au  type.  Tantôt  les  oreilles  sont  droi- 
tes et  pointent  en  avant,  tantôt  elles  sont  amples  et  tombantes, 


NOtJVELLES  DES  SCIENCES.  241 

tantôt  moyennes,  tantôt  rudimentaires.  Mais,  je  le  répète,  les  ca- 
ractères principaux  subsistent.  La  taille  reste  la  même.  Les  jam- 
bes sont  toujours  minces  et  cftilées,  toujours  la  région  uropy- 
giale  est  relevée  en  tablier  qui  recouvre  les  parties  génitales  ; 
toujours  le  système  adipeux  subsiste  et  le  suint  abondant  graisse 
et  lubrifie  tout  le  système  pileux. 

«  Cette  sécrétion  considérable  n'a  d'ailleurs  rien  de  commun 
avec  la  graisse  propre  à  nos  moutons.  Elle  est  d'une  nature  fluide 
et  non  concrète.  Elle  ne  rancit  pas.  Les  Arabes  la  recueillent 
dans  des  outres  et  s'en  servent,  pendant  plus  d'une  année,  pour 
le  condiment  de  leurs  mets  journaliers. 

«  Ces  mêmes  Arabes  pratiquent  la  castration  des  animaux  de 
la  race  ovine  et  de  la  race  caprine,  au  point  de  vue  de  l'engrais- 
sement, ne  réservant  pour  types  producteurs ,  pour  étalons, 
qu'un  certain  nombre  de  sujets,  les  mieux  conformés,  les  plus 
beaux  et  les  plus  purs.  On  le  voit,  ils  pratiquent  le  mode  de 
sélection. 

«  De  nombreux  dons,  faits  au  Jardin  zoologique  de  Marseille, 
de  chevreaux  provenant  de  la  Syrie,  de  l'Egypte,  de  TYemen,  du 
Sennaar,  de  TAbyssinie  et  du  Zanguebar,  nous  ont  presque  tou- 
jours fourni  la  preuve  de  ce  que  j'avance.  Ces  animaux  étaient 
bistournés,  gras,  dodus,  au  pelage  brillant.  Sans  aucun  doute, 
leur  chair  eût  été  d'une  consommation  avantageuse,  sous  le 
double  rapport  de  la  quantité  et  de  la  qualité.  En  Syrie,  la  chair 
des  chevreaux  et  des  chèvres  engraissés  appartenant  à  l'espèce 
dite  aux  dents  dorées,  capra  anridens,  est  préférée  par  les  Euro- 
péens à  la  chair  des  meilleurs  moutons.  Rien  d'aussi  savoureux, 
d'aussi  délicat  qu'un  gigot  de  Vovis  melanocephala,  bistourné, 
cuit  dans  sa  graisse,  ou,  pour  mieux  dire,  dans  sa  mantèque. 

«  Les  gourmets  de  tous  les  pays  pousseraient  certes  à  la  pro- 
pagation de  cette  espèce  ovine,  si,  comme  moi,  ils  s'étaient  trou- 
vés en  position  de  déguster  cette  viande  succulente  ! 

<t  L'espèce  ovine  de  TYemen,  qui  nous  occupe,  consomme 
assez  bien,  mais  elle  est  rustique.  Elle  se  défend  convenable- 
ment, sous  l'empire  de  la  chaleur  comme  sous  l'action  rigou- 
reuse du  froid.  Elle  n'est  pas  moins  féconde  que  d'autres  espèces. 
La  femelle  donne  presque  toujours  deux  petits  par  portée.  Je  ne 
parlerai  pas  de  la  production  du  lait.  Les  mamelles  manquent 

8*   SÉRIE.  —  TOME   V.  16 


242  REVUE    BRITANNIQUE. 

d'ampleur,  les  trayons  sont  exigus,  mais  les  petits  sont  bien 
nourris  et  se  développent  rapidement. 

«  Voilà  quelles  sont  les  qualités  économiques  de  l'espèce. 

«  Faudrait-il  chercher  à  en  obtenir  quelque  chose  en  sus,  un 
peu  plus  de  taille,  par  exemple,  par  le  métissage?  Je  ne  crois  pas 
qu'il  fût  utile  de  tenter  l'épreuve  ;  peut-être  qu'à  ce  point  de  vue 
le  mieux  serait  l'ennemi  du  bien. 

«  Produire  une  chair  abondante  sans  trop  dépenser  en  nour- 
riture, une  chair  succulente  avec  une  nourriture  ordinaire,  ob- 
tenir ces  résultats  combinés  dans  le  moindre  délai  possible  sur 
des  animaux  bistournés,  ne  serait-ce  pas  là  l'heureuse  solution 
d'un  problème  d'une  haute  importance? 

'<  Quant  à  la  facilité  d'acclimatation,  l'exemple  du  Jardin  zoo- 
logique de  Marseille  est  là  pour  édifier  tout  le  monde.  Dans  l'état 
provisoire  de  cet  établissement,  peu  despace  pour  ces  animaux, 
le  libre  arbitre  de  vivre  en  plein  air  ou  à  couvert,  par  la  chaleur 
et  par  le  froid,  par  la  pluie  et  par  le  beau  temps,  sans  abus  dans 
la  provende,  telles  sont  les  conditions  d'existence! 

«  Qu'on  essaye  ailleurs  des  mêmes  moyens  l  Et  d'ailleurs,  ne 
sommes-nous  pas  jusqu'ici  le  quartier  général  oii  il  est  permis 
de  s'approvisionner  en  beaux  et  bons  sujets  ?  » 


HISTOIRE   NATURELLE.  —  GASTRONOMIE.  —  L  ORTOLAN. 

We  fat  ail  créatures  else  to  fat  us! 

Nous  engraissons  toutes  les  créaturea  pour  nous 
engraisser  nous-mêraes  ! 

Shakspeare,  Uamlei. 

Une  lady  qui  faisait  son  premier  voyage  en  Italie  vit  avec 
surprise  apparaître  sur  la  table  d'hôte  un  plat  composé  de  loMit 
peAilf,  oiseaux  et  demanda  ce  que  c'était.  «  Madame,  lui  répondit 
un  Français,  son  voisin  de  table,  ce  sont  des  illusions!  »  Ce  Fran- 
çais devait  être  de  ceux  que  Sterne  a  classés  parmi  les  voyageurs 
d'un  gros  appétit...  A  moins  que  cette  classe  n'ait  été  oubliée 
dans  le  Voyage  senlimcnlal  d'Yorick. 

Cette  miniature  d'oiseau  était  l'ortolan,  embcriza  chlorocephala 
ou  emhp.riza  horlulana.  De  la  famille  des  bruants,  l'ortolan  est 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  243 

de  la  taille  de  Vcmberiza  bitrinella  ou  bruant  ordinaire,  mais 
son  bec  est  plus  allongé  et  son  corps  moins  effilé;  sa  tête  et  son 
cou  sont  d'un  olivâtre  cendré,  sa  gorge  d'un  jaune  brillant,  et 
une  ligne  de  même  couleur  se  dessine  de  chaque  côté  de  sa 
tète  ;  l'iris  de  son  œil  est  brun  et  le  bord  de  ses  paupières  est 
couvert  d'un  double  rang  de  petites  plumes  dorées  qui  donnent 
à  sa  physionomie  une  expression  très-douce  ;  son  dos  et  ses 
plumes  scapulaires  sont  un  mélange  de  roux  brun  et  de  noi- 
râtre, son  ventre  est  roux  comme  sa  poitrine,  les  plumes  de  sa 
queue  sont  noirâtres,  et  les  deux  plumes  extérieures  laissent  voir 
une  tache  blanche  de  forme  conique.  La  femelle  de  l'ortolan  est 
plus  petite  que  le  mâle,  sa  tête  et  son  cou  tirent  sur  le  cendré, 
sa  poitrine  est  aussi  moins  brune  et  elle  est  en  général  d'une 
teinte  plus  pâle.  Les  pieds  et  le  bec  sont  couleur  de  chair. 

L'ortolan  est  un  oiseau  essentiellement  méridional.  Dans  les 
pays  vignobles  il  construit  son  nid  sur  un  cep,  avec  assez  peu 
de  soin,  et  le  compose  de  crin,  de  foin  et  de  feuilles  sèches.  La 
femelle  y  couve,  deux  fois  par  an,  quatre  ou  cinq  œufs  de  cou- 
leur cendrée.  La  variété  qui  se  trouve  en  Lorraipe  [embeiiza  lo- 
thariiigica),  qui  diffère  beaucoup  de  l'ortolan  du  Midi,  niche  à 
terre  dans  les  sillons  et  au  milieu  des  champs  de  blé. 

L'ortolan  nous  arrive  en  même  temps  que  la  caille,  c'est-à-dire 
vers  le  mois  de  mai,  et,  après  avoir  passé  tout  l'été  dans  le  midi 
de  la  France,  il  en  repart  à  la  fin  de  septembre  pour  retourner 
plus  avant  dans  le  sud.  Gras  comme  un  ortolan,  dit  le  proverbe  ; 
mais  ces  oiseaux  arrivent  excessivement  maigres,  soit  à  cause 
des  fatigues  du  voyage,  soit  qu'ils  aient  jeûné  en  route,  soit 
qu'ils  arrivent  dans  la  saison  des  amours.  Mais  aussitôt  que 
cette  saison  est  passée,  ils  prennent  de  la  graisse  avec  une  rapi- 
dité merveilleuse,  et  il  est  rare  alors  d'en  tuer  ou  d'en  prendre  un 
seul  qui  n'en  soit  déjà  surchargé.  Hélas  !  l'homme  est-il  jamais 
content?  Nous  le  voyons  donner  une  maladie  aux  oies  et  aux 
canards  pour  augmenter  le  volume  de  leur  foie,  engraisser  les 
cochons  au  point  de  les  faire  crever  dans  leur  lard,  enfin,  mu- 
tiler les  pauvres  volailles  pour  leur  faire  prendre  du  poids.  Les 
ortolans  sont  donc  condamnés  à  être  enfermés  par  centaines 
dans  des  chambres  éclairées  seulement  par  une  lanterne,  et  là 
ces  malheureux  oiseaux  cherchent  à  oublier  les  soucis  de  la 


244  REVUE   BRITANNIQUE. 

captivité  en  mangeant  le  plus  possible.  C'est  ainsi  qu'ils  attei- 
gnent facilement  le  poids  de  trois  onces,  et,  si  on  ne  se  dépêchait 
de  les  manger  à  propos,  ils  périraient  de  cet  excès  d'embonpoint. 
Dans  les  manoirs  du  Midi,  la  chambre  aux  ortolans  est  tout  aussi 
obligatoire  que  la  cascade  artificielle,  le  pont  rustique  elle  poste 
de  la  bastide  marseillaise.  Heureusement  les  méridionaux  ne 
sont  pas  des  gourmets  exclusifs  ou  égoïstes  :  tous  les  pays  sont 
appelés  à  jouir  de  ce  mets  par  excellence,  et  chaque  année  on 
exporte  des  quantités  considérables  d'ortolans  vivants,  soit  à 
Paris,  soit  à  Londres,  pour  les  offrir  aux  compatriotes  de  cette 
dame  qui  s'étonnait  qu'on  pût  servir  à  table  d'hôte  des  oiseaux 
de  si  petite  taille.  Les  Anglais  ont  appris  à  les  apprécier  et  à  les 
élever  eux-mêmes  pour  leur  table.  Nous  trouvons  dans  l'ouvrage 
de  M.  Dixon,  le  Colombier  et  la  Volière,  des  détails  intéressants 
dont  nous  avons  pu  nous-même  vérifier  l'exactitude  sur  une 
paire  d'ortolans  que  nous  avons  rapportée  d'une  excursion  en 
Provence. 

«  L'ortolan  et  la  caille,  dit  cet  auteur,  sont  à  peu  près  mainte- 
nant les  seuls  oiseaux  sauvages  que  l'on  engraisse  pour  la  table, 
selon  la  coutume  ancienne  et  beaucoup  plus  usitée  sur  le  con- 
tinent qu'elle  ne  l'a  jamais  été  en  Angleterre.  L'étalage  du  mar- 
chand de  volailles,  beaucoup  plus  varié  autrefois  qu'il  ne  l'est 
maintenant,  comprenait  trois  genres  d'oiseaux  :  les  oiseaux  nés 
et  élevés  à  la  ferme,  c'est-à-dire  les  oiseaux  de  basse-cour  propre- 
ment dits;  les  oiseaux  tués  à  la  chasse,  et  enfin  ceux  que  l'on 
prenait  vivants  et  que  l'on  engraissait  en  cage.  C'est  sans  doute 
à  cette  dernière  catégorie,  ajoute  M.  Dixon,  que  l'on  doit  rap- 
porter les  oiseaux  gras  dont  parle  le  livre  des  Rois,  lorsqu'il 
dit  :  «  Choisissez,  d'entre  les  oiseaux  les  plus  gras,  ceux  qui  le 
«  sont  le  plus.  »  Les  allusions  au  filet  de  l'oiseleur  et  à  l'oiseau 
qui  s'en  échappe  reviennent  plus  d'une  fois  dans  les  Psaumes 
de  David  et  dans  les  Proverbes  de  Salomon.  »  Il  fallait  être  un 
gourmand  anglais  pour  trouver  dans  la  Bible  ce  texte  gastrono- 
mique. Mais  les  anciens.  Grecs  et  Latins,  étaient  là-dessus  plus 
forts  que  les  Hébreux. 

Deux  cents  ans  avant  la  venue  du  Christ,  Caton  nous  montre 
comment  il  faut  engraisser  les  ramiers,  avec  des  fèves  rôties,  de 
la  farine  de  fève,  etc.  On  doit  regretter  que  son  traité  soit  d'une 


NOUVELLES   DES   SCIENCES.  245 

précision  trop  rigoureuse,  car  il  aurait  bien  pu  nous  enseigner 
aussi  la  manière  d'engraisser  les  autres  oiseaux.  Heureusement, 
Varron  et  Columelle,  écrivains  du  commencement  de  l'ère  chré- 
tienne, ajoutent  un  certain  nombre  d'oiseaux  à  la  liste  deCaton. 
Yarron  surtout  attache  une  grande  importance  à  la  manière  dont 
on  engraisse  les  grives,  les  miUariœ  ou  proyers  (qui  se  rappro- 
chent autant  que  possible  de  nos  ortolans),  les  cailles,  les  ramiers 
et  les  tourterelles.  Les  sarcelles,  les  canards  sauvages,  etc.,  su- 
bissaient un  traitement  semblable  dans  les  nessotropheion  ou 
élablissemenls  pour  l'engraissement  des  canards.  Columelle  parle 
en  outre  de  volailles  sauvages  (sylvestres  rjallinœ]  qu'il  appelle 
champélres  [qiiœ  rusticœ  appellantur) ,  et,  comme  ces  oiseaux  ne 
se  reproduisent  pas  en  captivité,  il  recommande  de  les  gaver 
fortement  avant  de  les  tuer,  pour  les  rendre  plus  dignes  [aptiores) 
de  paraître  dans  les  festins. 

«  Il  fut  un  temps,  dit  encore  M.  Dixon ,  oii  l'on  prenait  au 
filet  les  tringas  pour  les  engraisser  avec  du  pain  et  du  lait.  Mais 
cette  coutume  n'existe  plus  maintenant,  et,  sauf  les  cailles  et  les 
ortolans,  le  gibier  engraissé  ne  paraît  plus  sur  la  carte  de  nos 
dîners  ;  on  peut  en  dire  autant  des  jeunes  cygnes  nés  en  août  et 
menés  à  l'eau  jusqu'en  novembre.  » 

Mais  revenons  à  l'ortolan,  qui  est  importé  en  si  grande  quan- 
tité en  Angleterre  qu'il  deviendra  bientôt  un  mets  des  plus 
communs,  si,  par  quelque  nouveau  procédé  culinaire,  un  suc- 
cesseur de  feu  Soyer  ne  parvient  à  lui  rendre  la  valeur  qu'il  avait 
jadis  pour  les  gourmets.  Les  journaux  ont  cité  un  dîner  que  le 
lord-maire  d'York  offrit,  le  P""  novembre  1850,  àu.  prince  Al- 
bert, et  où  un  plat,  composé  principalement  de  tortues  et  d'or- 
tolans, avait  coûté  lOÛ  hvres  sterling. 

Mais  si,  grâce  à  quelque  artiste  en  cuisine,  l'ortolan  redevient 
rare,  il  faudra  se  défier  de  la  contrefaçon,  car  Buffon  nous  dit 
que,  «  sur  la  fin  de  l'été,  le  torcol  prend  beaucoup  de  graisse  et 
qu'il  est  alors  excellent  à  manger,  ce  qui  lui  a  fait  donner  en 
plusieurs  pays  le  nom  d'ortolan.  »  11  existe  donc  un  faux  ortolan. 

L'ortolan  véritable  est,  avons-nous  dit,  Y emberiza  chloroce- 
phala,  ou  bruant  à  tête  verdàtre,  selon  le  Dictionnaire  ornilholo- 
gique  de  Montagne,  ou  Vemberiza  hortulana,  ortolan  de  Selby, 
James  et  Gould. 


246  REVUE    BRITANNIQUE. 

L'ortolan  est  peut-être  l'oiseau  le  plus  facile  à  nourrir.  Donnez- 
lui  seulement  du  millet,  de  Feau  fraîche,  et  le  voilà  content.  Il 
n  a  pas  besoin  de  séneçon,  ni  de  plantain,  ni  de  motte  de  terre 
couverte  d'herbe,  ni  d'échaudé,  ni  enfin  d'aucune  des  friandises 
de  la  cage.  Il  ne  refuse  pas  une  feuille  de  salade,  mais  il  s'en 
passe.  A  défaut  de  millet,  vous  pouvez  lui  donner  de  l'avoine, 
qu'il  casse,  comme  toute  autre  graine,  à  la  manière  des  bruants, 
contre  un  petit  tubercule  osseux,  qui  est  situé  sous  la  mandi- 
bule supérieure,  et  qui  est  le  trait  caractéristique  de  tout  le 
genre  bruant. 

Du  temps  de  Goldsraith,  un  ortolan  se  vendait  à  Londres  jus- 
qu'à une  guinée.  Il  est  vrai  qu'alors  on  importait  ces  oiseaux  en 
très-petit  nombre  ;  mais,  aujourd'hui  encore,  il  est  permis  de 
les  trouver  très-chers  à  1  shilling  6  pence  la  pièce  (environ 
1  fr.  75  c),  si  on  calcule  que,  l'ortolan  pesant  en  moyenne  trois 
onceSj  c'est  payer  la  viande  8  shillings  (ou  10  fr.)  la  livre. 

Quant  à  moi,  m'offrît-on  2  guinées  de  la  paire  d'ortolans 
ique  je  possède  dans  ma  volière,  je  les  garderais,  tant  ils  sont  ac- 
coutumés à  leur  captivité,  tant  ils  sont  gais,  tant  ils  sifflent  bien 
surtout,  quoiqu'ils  échouent  à  la  troisième  note,  lorsque,  piqués 
d'émulation,  ils  veulent  essayer  la  roulade  dés  serins,  leurs  voi- 
sins, ou  répondre  à  la  voix  humaine,  ce  qui  leur  arrive,  même 
dans  la  nuit,  lorsqu'ils  aperçoivent  la  lumière  de  la  lampe  ou  de 
la  bougie.  Ils  ont  déjà  passé  ainsi  deux  hivers  et  subi  la  crise  de 
deux  mues,  retrouvant  chaque  fois  toute  l'élégance  de  leur  plu- 
mage, toute  la  vivacité  de  leurs  mouvements  et  le  fifre  mélo- 
dieux de  leur  gosier.  J'ajouterai  qu'étant  en  ce  moment  dans  la 
plus  belle  phase  de  leur  embonpoint  proverbial,  chacun  de  mes 
ortolans,  petite  pelote  de  graisse,  peut  peser  bien  près  de  quatre 
onces.  P.  P. 


CHRONIQUE 

BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Paris,  septembre  1858. 

m  falk  a  Word  with  this  sarne  leanied  theban  ' 

(Shaksp.,  King  Lear,  acte  III,  se.  iv.) 
Je  dirai  un  mot  à  ce  même  savant  thébain. 

Shakspeare,  qiii  a  traité  plus  d'un  sujet  classique,  aurait  pu  être  sé- 
duit par  les  malheurs  de  cette  famille  de  Cadmus,  qui  touchent  d'aussi 
près  à  l'horrible  que  les  malheurs  du  roi  Léar  qu'il  nous  a  montré 
aveugle  comme  l'Œdipe  de  Sophocle.  Aussi  le  poëte  anglais  qui  a  pro- 
duit l'Œdipe  le  plus  digîie  du  poëte  grec,  tout  en  admiraîit  la  simplicité 
de  son  modèle  antique,  a  cru  devoir  s'inspirer  aussi  du  génie  shaks- 
pearien  pour  le  montrer  à  un  public  anglais.  Nos  confrères  vont  par- 
ler de  l'Œdipe  de  Voltaire  et  de  celui  de  Corneille  ;  nous  avons  voulu 
relire  celui  de  Dryden,  après  avoir  religieusement  écouté  la  belle  et 
heureuse  traduction  que  le  Théâtre-Français  a  représentée  ce  mois-ci, 
traduction  qui  est  l'événement  dramatique  de  la  saison. 

Nous  pourrions  remonter  plus  haut  avec  Dryden  lui-même,  qui  n'é- 
tant pas  seulement  un  grand  poëte,  mais  encore  un  grand  critique, 
parlait  de  la  poésie  grecque  et  de  la  poésie  latine  comme  en  parlent 
aujourd'hui  M.  Villemain  ou  M.  Patin,  dont  les  études  sur  les  tra- 
giques grecs  viennent  justement  d'être  réimprimées  '.  Il  regrette  fran- 
chement de  ne  pas  avoir  osé  être  aussi  simple  que  Sophocle,  mais  il 
se  crut  obligé  d'obéir  aux  exigences  de  la  scène  anglaise  et  de  glisser 
sous  la  grande  intrigue  du  drame  la  sous-intrigue  [under-plot],  dont  il 
critique  lui-même  les  inconvénients  *. 

1  5  vol.  Librairie  Hachette. 

-  «  Sophocle,  en  vérité,  est  admirable  partout,  et  nous  l'avons  suivi  d'aussi  près 
que  nous  l'avons  pu.  Mais  le  théâtre  athénien  (qu'il  fût  ou  non  plus  parfait  que  le 

nôtre)  avait  une  perfection  différente  de  la  nôtre La  coutume  veut  que  nous 

introduisions  une  sous-inlrigue  de  personnages  secondaires  dépendant  de  l'intrigue 
principale  et  s'agitant  à  côté  des  personnages  principaux  comme  dans  les  contre- 
allées  d'un  labyrinthe  qui  aboutissent  toutes  au  parterre  central...  reut-être,  après 
tout,  l'ancienne  méthode  est  la  plus  facile  comme  la  plus  naturelle  et  la  meilleure, 
car  la  variété  qu'on  cherche  est  trop  souvent  sujette  à  produire  la  distraction,  et,  en 
voulant  plaire  de  trop  de  manières,  si  nous  manquons  d'art  pour  conduire  notre 
sujet,  nous  risquons  de  ne  pas  plaire  du  tout,  t  [Préface  to  Œdipus.) 


248  REVUE    BRITANNIQUE. 

Pour  mieux  justifier  l'introductiou  de  Tintrigue  épisodique  de  son 
Œdipe,  Dryden  cite  Corneille^  quoiqu'il  ne  soit  pas  de  l'avis  du  grand 
tragique  français,  qui  attribuait  la  plus  grande  partie  de  son  succès  au 
rôle  que  Thésée  etDircé  jouent  dans  son  imitation  de  Sophocle,  ayant 
sacrifié  maladroitement,  selon  Dryden,  le  personnage  principal  au 
personnage  qui  devait  rester  secondaire ,  jusqu'à  faire  d'Œdipe  un 
tyran  soupçonneux,  plus  jaloux  de  conserver  sa  couronne  que  de  sau- 
ver son  peuple,  ce  Le  Français  s'est  trompé,  dit  Dryden;  tout  ce  que 
nous  pouvions  lui  emprunter,  c'était  l'idée  d'un  épisode,  mais  non  la 
manière  de  s'en  servir.  »  Au  risque  d'effacer  aussi  un  peu  son  Œdipe, 
le  poëte  anglais  a  imaginé  un  Adraste,  roi  d'Argos,  qui  est  le  plus 
parfait  des  amants,  le  plus  chevaleresque  des  guerriers.  Fait  prisonnier 
par  Œdipe,  Adraste  admire  son  vainqueur  et  veut  devenir  son  frère 
d'armes.  Œdipe  n'a  pas  de  plus  fidèle  ami  que  lui,  et  lui  accorde  tout 
d'abord  la  main  d'Eurydice,  fille  de  Jocaste  et  de  Laïus,  princesse  ac- 
complie elle-même,  qui  rend  à  Adraste  tendresse  pour  tendresse,  avec  un 
chaste  dévouement  digne  des  héroïnes  de  M"''  de  Scudéry  et  de  M.  Cou- 
sin. Dryden  n'appréciait  pas  moins  le  Grand  Cyrm  cjue  le  théâtre  de 
Corneille,  et,  comme  celui-ci,  il  ne  craint  pas  de  faire  filer  le  parfait 
amour  à  ses  amants  au  milieu  des  horreurs  de  la  peste  : 

Quelque  ravage  affreux  qu'étale  ici  la  peste. 
L'absence  aux  vrais  amants  est  encor  plus  funeste, 

dit  le  Thésée  de  Corneille. 

«  Je  suis  vaincu  deux  fois,  s'écrie  galamment  l' Adraste  de  Dryden, 
par  Œdipe  et  par  ma  princesse  !  «  quand  Œdipe  lui  a  dit  :  «  Sois  libre 
pour  l'amour  et  pour  Eurydice.  »  Œdipe  n'est,  de  son  côté,  guère 
moins  amoureux  qu'Adraste,  maritalement  et  filial ement  à  la  fois,  car 
il  cherche  à  analyser  le  singulier  sentiment  que  lui  fait  éprouver  celle 
qui  l'a  rendu  père,  et  dont  il  ignore  qu'il  est  le  fils,  —  énigme  que 
lui  a  léguée  le  sphinx  pour  se  venger  de  la  facilité  avec  laquelle  Œdipe 
devina  celle  qui  lui  procura  le  trône  de  Laïus.  Jocaste  aime  à  son  tour 
Œdipe  d'une  tendresse  tout  à  fait  inexplicable,  et,  lorscpie  la  mère  et 
le  fils,  la  femme  et  l'époux  analysent  ensemble  ce  qu'ils  éprouvent 
l'un  pour  l'autre,  on  croirait  qu'ils  sont  sur  le  point  de  découvrir  la 
nature  de  leur  double  lien,  Jocaste,  fidèle  à  la  mémoire  de  son  pre- 
mier époux,  ne  cachant  pas  au  second  qu'elle  est  surtout  charmée  d'une 
ressemblance  qui  lui  a  rendu  un  Laïus  plus  jeune.  Voltaire  devait 
avoir  lu  l'Œdipe  de  Dryden,  lorsque  Egine  demandant  à  Jocaste  si  elle 
aimait  Œdipe  avant  que  celui-ci  l'entraînât  à  l'autel,  Jocaste  lui 
répond  : 

Je  sentis  pour  lui  quelque  tendresse; 

Mais  que  ce  sentiment  fut  loin  de  la  faiblesse 

Je  sentais  pour  Œdipe  une  amitié  sévère. 
Mais  la  Jocaste  de  Voltaire  n'aime  d'amour  ni  son  premier  ni  son  se- 


CHRONIQUE   ET   BULLETIN   BIBLIOGRAPHIQUE.  249 

coud  mari  *.  Elle  étouffe  dans  son  cœur  une  ancienne  passion  pour 
Philoctète,  personnage  qui  appartient  à  Voltaire  seul,  ctrpii  remplace 
à  la  fois  le  Créon  de  Sophocle,  le  Thésée  de  Corneille  et  l'Adraste  de 
Drvden*.  Celui-ci  a  conservé  Créon,  ou  plutôt  ce  nom,  qui,  dans  sa  tra- 
gédie, est  une  pâle  copie  du  Richard  III  de  Shakspeare.  Rival  d'OËdipe 
pour  le  trône,  rival  d'Adraste  pour  le  cœur  d'Eurydice,  ce  Créon 
shakspearien  est  hossu,  bancal,  et  si  contrefait  que,  lorsqu'il  ose  parler 
d'amour  à  Eur^'dice,  celle-ci,  indignée,  comme  si  un  singe  lui  faisait 
une  déclaration,  ose  lui  dire  qu'en  sortant  du  sein  de  sa  mère  il  lit 
peur  à  l'accoucheuse  !  Créon  prétend  que  la  nature  l'a  dédommagé  en 
lui  donnant  une  âme  héroïque.  «  Non,  réplique  Eurydice,  ton  âme 
est  aussi  difforme  que  ton  corps;  cherche  une  créature  semblable  à  toi. 
La  femme  qui  se  prêterait  à  la  reproduction  d'un  monstre  de  ton  es- 
pèce risquerait  de  faire  supprimer  par  les  dieux  l'espèce  humaine  !  » 
Le  Richard  III  de  Shakspeare  reçoit  de  pareils  compliments,  mais  il 
n'en  séduit  pas  moins  les  princesses  qu'il  rend  veuves,  sans  plus  se 
décourager  de  sa  laideur  physique  que  ce  fat  de  Roquelaure,  qui  pré- 
tendait qu'entre  le  plus  bel  homme  de  la  cour  et  lui  il  n'y  avait  que 
l'avance  ou  le  retard  de  quelques  heures  pour  séduire  une  femme. 
Créon  est  aussi  maladroit  en  amour  qu'en  politique,  et  vainement  il 
accuse  tour  à  tour  Adraste  et  Eurydice  elle-même  de  la  mort  de  Laïus  ; 
il  ne  réussit  mieux  en  accusant  Œdipe  que  parce  qu'ici  il  a  pour  lui 
la  voix  prophétique  de  Tirésias.  Dryden  a  conservé  ce  personnage, 
que  Voltaire  a  transformé  en  grayid  prêtre  solennel  ;  il  a  même  complété 
ce  personnage  antique,  non  pas  seulement  en  lui  donnant  une  fille 
pour  guider  ses  pas  d'aveugle,  mais  en  graduant  mieux  que  Sophocle 
l'intérêt  de  ses  révélations.  Voltaire  n'a  pas  tort  de  trouver  que  le  Ti- 
résias thébain  se  laisse  aller  un  peu  trop  vite  à  la  colère,  et  que  son 
langage  ne  ressemble  guère  à  l'ambiguïté  ordinaire  des  oracles.  —  Le  Tiré- 
sias anglais  ne  perce  lui-même  que  peu  à  peu  les  ténèbres  mystérieuses 
du  forfait  qu'il  est  appelé  à  deviner.  Ses  premières  réponses  ne  dénon- 
cent qu'un  assassin  inconnu  ;  il  lui  faut  évoquer  plusieurs  fois  le  spec- 
tre de  Laïus  pour  arriver  à  la  vérité.  Ces  évocations  sont  réellement 

'  Quand  elle  exprime  à  Œdipe  quelque  chose  des  sentiments  de  la  Jocaste  de 
Dryden,  c'est  à  peu  près  dans  un  langage  qui  n'est  que  froid  et  qui  serait  chaste 
sans  l'amour  qu'elle  conserve  à  Philocfete  : 

Et  si  j'ose,  seigneur,  dire  ce  que  j'en  pense. 
Laïus  eut  avec  tous  assez  de  ressemblance. 
Et  je  m'applaudissais  de  retrouver  en  tous 
Ainsi  que  les  Tertiis  les  traits  de  mon  époux. 
(Acte  IV,  scène  i.) 

*  Voltaire  s'excuse  d'avoir  introduit  un  parfait  amant  dans  son  Œdipe,  en  nous 
disant:  «  A  l'égard  de  ce  souvenir  d'amour  entre  Jocaste  et  Philoctète,  j'ose  encore 
dire  que  c'est  un  défaut  nécessaire.»  11  convient  aussi  que  Philocltte  ressemble 
assez  aux  chevaliers  errants.  L'Adrasle  de  Dryden  est  un  chevalier  encore  plus 
tendre  et  il  est  plus  ardent. 


250  REVUE    BRITANNIQUE. 

dignes  du  génie  shakspearien,  ou  plutôt  du  génie  homérique  ;  car  les 
sorcières  de  Shakspeare  auraient  paru  un  peu  déguenillées  sur  la 
scène  athénienne,  et  c'est  une  idée  gracieuse  de  Dryden  de  faire  em- 
prunter par  le  devin  la  voix  de  sa  fille  quand  il  veut  implorer  et  adou- 
cir le  courroux  des  dieux.  Ce  qui  est  plus  franchement  shakspearien, 
c'est  l'apparition  du  spectre  de  Laïus,  qui  rappelle  le  père  d'Hamlet  ', 
et  le  somnambulisme  d'CEdipe  (invention  moins  heureuse).  Le  mal- 
heureux vainqueur  du  sphinx  est  affligé  des  rêves  les  plus  sinistres  : 
un  de  ces  rêves  l'arrache  quelquefois  à  la  couche  nuptiale,  comme  lady 
Macbeth.  Le  public  anglais  était  sans  doute  mieux  préparé  à  une  scène 
de  somnambulisme  que  ne  l'aurait  été  le  nôtre  à  la  même  époque.  En 
lisant  la  pièce  encore  aujourd'hui,  mon  préjugé  classique  me  fait  sour- 
ciller, rien  qu'à  l'indication  écrite  d'un  Œdipe  «  en  chemise  ;  »  —  wai- 
kiny  asleep  in  his  shirt,  une  torche  dans  la  main  gauche,  un  poignard 
dans  la  main  droite.  Œdipe  somnambule  est  livré  à  toute  l'horreur 
des  prédictions  qui  lui  furent  faites,  protestant  contre  la  destinée  qui 
le  pousse  à  l'inceste  avec  Mérope  qu'il  croit  sa  mère,  et  au  parricide 
contre  Polybe  qu'il  croit  son  père.  Un  coup  de  tonnerre  le  réveille  au 
moment  où  Jocaste  elle-même  vient  le  rejoindre  pour  le  ramener  à  la 
couche  nuptiale.  Œdipe  abjure  alors  les  vains  fantômes  de  son  sommeil 
et  s'abandonne  à  la  tendresse  incestueuse  de  sa  véritable  mère  :  To  hed, 
my  fair  ;  lorsqu'une  voix  spectrale  lui  crie  :  «  Œdipe  !  »  Le  couple  in- 
cestueux tressaille  à  cette  voix,  mais  il  se  rassure  peu  à  peu  ;  et  Œdipe 
finit  par  s'écrier  que  son  innocence  bravera  les  apparitions  menteuses 
et  les  conspirations  infernales  :  «  Quand  bien  même  les  Furies  en- 
toureraient ma  couche  de  leurs  terreurs,  je  les  braverais  avec  Jocaste 
dans  mes  bras,  etc.  »  La  toile  tombe,  car  c'est  la  fin  d'un  acte  qui  devait 
certainement  frapper  d'une  émotion  singulière  les  imaginations  un 
peu  perverties  des  contemporains  de  Dryden.  Lorsque,  dans  la  suite 
des  cinq  actes,  Œdipe  se  connaît  enfin  lui-même,  Dryden  (qui  avait 
pour  collaborateur  un  auteur  de  mélodrames  nommé  Lee)  reprend  la 
plume,  et,  suivant  enfin,  sans  s'en  écarter,  la  voie  légendaire  de  So- 
phocle, il  trouve  des  accents  plus  noblement  pathétiques;  mais,  le 
dénoùment  arrivé,  il  obéit  encore  au  génie  sanguinaire  du  théâtre  an- 
glais, en  se  débarrassant  par  une  mort  violente  de  tous  ses  person- 
nages :  Œdipe  se  précipite  du  haut  d'une  tour,  Jocaste  se  poignarde 
après  avoir  poignardé  ses  enfants  comme  Médée,  Créon  poignarde 
Eurydice,  et  Adraste  poignarde  Créon. 

Une  analyse  plus  complète  rendrait  justice  à  de  grandes  beautés,  à 
côté  de  bizarreries  très-contestabies,  dans  cette  alliance  incestueuse  du 
génie  tragique  de  la  Grèce  et  de  la  muse  shakspearienne.  A  une  repré- 
sentation qui  en  fut  donnée  à  Dublin,  un  spectateur  fut  subitement 
frappé  de  folie.  Un  pareil  effet  dépasse  un  peu  le  but  de  l'auteur  dra- 

*  L'idée  de  cette  apparitiou  appartient  à  Séneque,  dit  Dryden;  mais  la  mise  en 
scène  m'appartient  tout  entière. 


CHRONIQUE   ET    BULLETIN    BIBLIOGRAPHIQUE.  251 

matique.  M.  Jules  Lacroix  a  osé  traduire  plus  littéralement  que  ses  de- 
vanciers tout  ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  Sophocle,  et  il  n'a  pas  trop 
présumé  du  public  français,  encore  assez  littéraire  heureusement,  en 
espérant  que  les  naïvetés  antiques,  critiquées  justement  par  Voltaire 
dans  sa  préface,  pouvaient,  rendues  avec  un  respect  religieux,  ne  pas 
compromettre  la  plus  haute  gloire  de  l'art  grec.  Le  Théâtre-Français 
devait  peut-être  aussi  cette  réparation  aux  modèles,  car,  on  peut  le 
dire  aujourd'hui  qu'il  est  rentré  dans  la  voie  classique,  il  s'en  est 
écarté  quelquefois.  Grâce  aux  vers  souvent  heureux  de  M.  Jules  Lacroix, 
grâce  à  une  mise  en  scène  d'un  goût  parfait,  grâce  même  à  l'interpré- 
tation des  seuls  artistes  qui  perpétuent  la  tradition  du  grand  siècle, 
ou  peut  répéter,  en  l'appliquant  au  poëte  et  aux  comédiens,  ce  que 
M.  Patin  dit  de  l'avènement  de  Sophocle  rappelant  ses  concitoyens  au 
culte  de  l'idéale  beauté  :  «  C'est  ainsi  tju'après  une  tempête  qui  a  cou- 
vert de  ténèbres  la  face  de  la  terre,  ou  voit  renaître  aux  rayons  encore 
voilés  du  soleil  l'aspect  riant  de  la  nature,  et  qu'avec  un  ravissement 
mêlé  d'un  reste  d'effroi,  on  aime  à  jouir  du  tableau  mélancolique  de 
la  sérénité  renaissante*.  » 

L'administration  a  fait  très-bien  les  honneurs  du  théâtre  de  Corneille 
et  de  Racine  au  vieux  Sophocle  ressuscité.  Nous  voulons  dire  que  les 
costumes  et  les  décors  sont  d'une  magnificence  et  surtout  d'une  exacti- 
tude à  charmer  les  archéologues.  Sophocle  a  été  ainsi  accueilli  dans 
une  salle  mise  à  neuf  avec  un  goût  qui  la  place  au-dessus  de  toutes 
les  salles  du  monde.  Comme  la  Comédie  ne  s'est  pas  ruinée  à  cette  dé- 
pense, après  de  si  belles  recettes  depuis  quatre  ans,  on  peut  lui  de- 
mander de  remettre  aussi  à  neuf  les  décorations  peu  coûteuses  des 
pièces  de  Molière.  Le  Médecin  malgré  lui,  qui  terminait  le  spectacle 
grec,  a  pu  craindre  pour  ses  honoraires  en  entrant  chez  le  père  de  la 
fille  muette.  Cela  n'a  pas  empêché  M.  Got  de  jouer  Sganarelle  avec  une 
gaieté  étourdissante. 

Nous  avons  appris  au  foyer  une  excellente  nouvelle  :  les  prochaines 
répétitions  d'une  pièce  en  trois  actes  de  M.  Scribe;  mais  notre  Chro- 
nique a  son  passe-port  à  renouveler  pour  se  rendre  au  Congrès  de  la 
propriété  littéraire  qui  s'ouvre  après-demain  à  Bruxelles.  Elle  veut 
aussi  lire,  avant  de  partir,  les  excellents  discours  que  prononcèrent  na- 
guère au  Parlement  d'Angleterre,  sur  cette  question,  sir  Edward  Bul- 
wer,  le  juge  TalfourdetM.  (aujourd'hui  lordj  Macaulay.  La  Chronique 
dit  donc  adieu  à  ses  lecteurs  jusqu'au  mois  prochain. 

Le  mois  dernier,  j'avais  fait  ma  page  sur  Genève  avant  d  avoir  lu 
ritinéraire  d'A.  Joanne  !  Mon  siège  était  fait  aussi  avant  que  j'eusse  reçu 
les  Causeries  franco-italiennes,  de  M.  Félix  Platel,  qui  adresse  justement 
une  superbe  apostrophe  à  la  reine  du  Léman  :  0  Genève,  ô  ville  bleue  ! 
toi  qui  baignes  tes  pieds  de  granit  dans  les  flots  glacés  du  Rhône,  etc.  M.  F.  Pla- 

1  Éludes  sur  les  tragiques  grecs,  t.  1,  p.  40. 


252  REVUE   BRITANNIQtJE. 

tel  est  un  voyageur  humouristique  qui  décrit  par  boutades  Genève, 
Aix-l es-Bains^  Ghambéry  et  la  Savoie  tout  entière^  sans  oublier  les  il- 
lustrations vivantes  que  cette  terre,  à  demi-italienne  et  à  demi-suisse, 
envoie  à  Paris  avec  ses  marmottes.  Dans  ce  volume  de  spirituelles 
causeries  et  d'opinions  hasardées,  l'auteur  convient  lui-même  qu'il 
parle  plutôt  des  hommes  que  des  choses.  Impossible  d'analyser  cette 
suite  de  digressions,  où  l'imprévu  semble  être  le  sujet  ;  ce  voyage  par 
sauts  et  par  bonds,  que  Tristram  Shandy  ne  désavouerait  pas,  mais 

que,  n'étant  pas  Tristram  Shandy,  j'aimerais  mieux  plus  simple , 

dût  l'auteur  me  dire  que  je  suis  trop  de  mon  époque,  qu'il  appelle 
une  barrique  c^'eau  froide, 

AMÉDÉE  PICHOT. 

Poets  and  Poetry  of  Germany,  par  M"*«  L.  Davésiès  de  Pontés.  Ces 
deux  charmants  volumes,  publiés  à  Londres,  nous  occuperont  pro- 
chainement; c'est  un  tableau  de  la  littérature  poétique  de  l'Allemagne, 
où  la  biographie  et  la  critique  sont  très-heureusement  associées. 


Observations  sur  le  mode  des  lignes  télégraphiques  sous-marines,  par 
M.  F, -M.  Baudouin  ;  brochure  remplie  de  notions  pratiques,  et  qui  est 
tout  à  fait  de  circonstance.  M.  Baudouin  explique  très-bien  les  obsta- 
cles qui  ont  retardé  le  succès  du  câble  transatlantique. 


Erratum.  —  Nous  nous  faisons  un  devoir  d'insérer  la  réclamation 
suivante  : 

Au  Rédacteur. 
«  Monsieur , 

«  J'aime  beaucoup  la  biographie  romanesque  de  ce  centenaire  que 
vous  nous  avez  traduite  ou  imitée  récemment  de  Charles  Dickens.  Ce  Tho- 
mas Parr,  qui  eut  l'honneur  d'être  disséqué  par  le  grand  Harvey,  est 
un  original  fort  amusant,  et  dont  la  vie  et  la  mort  contiennent  une 
double  moralité.  Vous  avez  très-bien  fait  d'y  rattacher,  pour  les  savants 
qui  ne  détestent  pas  les  contes  ni  les  biographies  romanesques,  les  ob- 
servations inspirées  à  la  Revue  d'Edimbourg  par  le  piquant  volume 
Be  la  Longévité  et  de  la  quantité  de  vie  sur  le  globe.  Mais,  élève  de 
M.  Flourens,  permettez-moi  de  vous  faire  remarquer  que  l'auteur  an- 
glais me  semble  avoir  confondu  ce  que  l'illustre  professeur  dit  de  la 
vie  normale,  avec  ce  qu'on  appelle  la  vie  moyenne.  Pour  que  la  vie 
moyenne  de  l'homme  put  être  de  cent  ans,  il  faudrait  que  la  vie  nor- 
male fût  de  quatre  cents. 

a  Agréez,  Monsieur,  etc.  » 

Un  Élève  du  Mlséum  d'histoire  naturelle. 
Le  Pirecleur,  Rédacleur  en  chef  :  A.MÉDÉE  PlCHOT. 


En  vente  chez  C  JUeitnvatti,  15,  rue  des  Saints-Pères, 
A  PARIS. 

COLLECTION  OF  BRITISH  AUTHORS 

(  TAUCHNITZ  EDITION.  ) 

Elégant  type^  pocket  édition.  —  Eacli  volume  is  sold  separately,  at  the  very  low  rate 
of  2  francs  (1  s.  6  d.). 
This  collection  will  contain  the  new  works  of  the  most  admired  English  and 
American  Writers  iramediateiy  on  their  appearance,  with  copy- 
right for  continental  circulation. 


VOLUMES  EN  VENTE  : 

AINSWORTH  ;  Windsor  Castle,  1  vol.  —  Saint  James's,  i  vol.  — Jack 
Sheppard,  1  vol.  — ■  The  Lancaster  Witches,  2  vols.  —  The  Star- 
Chamber,  2  vols.  —  The  Flitch  of  Bacon,  i  vol.  —  The  Spendthrift;, 
1  vol.  — Mervyn  Clitheroe,  2  vols. 

CURRER  BELL  :  Jane  Eyre,  2  vuls.  —  Shirley,  2  vols.  —  Villette,  2 
vols.  —  The  Professer,  1  vol. 

E.  and  A.  BELL  :  Wuthering  Heights  and  Agnes  Grey,  2  vols. 

LADY  BLESSINGTON  :  Meredith,  1  vol.  —  Strathern,  2  vols.  —  Me- 
moirs  of  a  Femme  de  Chambre,  1  vol.  —  Marmaduke  Herbert,  2  vols, 

—  Country  Quarters,  2  vols. 

THE  REV.  BROCK  :  Sir  Henry  Havelock,  1  vol. 

BUL\\'ER  :  Pelham,  1  vol.  —  Eugène  Aram,  i  vol.  —  Paul  Clifford, 
1  vol.  —  Zanoni,  1  vol.  — The  Last  Days  of  Pompeii,  1  vol.  —  The 
Disowned,  1  vol.  —  Ernest  Maltravers,  1  vol.  —  Alice,  1  vol.  — 
Eva  and  the  Pilgrims  of  the  Rhine,  i  vol.  —  Devereux,  1  vol.  —  Go- 
dolphin  and  Falkland,  i  vol.  —  Rienzi,  1  vol.  —  Night  and  Mor- 
ning,  1  vol.  —  The  last  of  the  Barons,  2  vols.  —  Athens,  2  vols.  — 
The  Poems  of  Schiller,  1  vol.  —  Lucretia,  2  vols.  —  Harold,  2  vols. 

—  King  Arthur,  2  vols.  —  The  New  Timon  and  the  Lady  of  Lyons, 
i  vol.  —  The  Gaxtons,  2  vols.  —  My  Novel,  4  vols.  — What  will  he 
do  with  if?  vol.  1-3. 

BL^'YAN  :  The  Pilgrim's  Progress,  I  vol. 
MISSBURXEY  :  Evelina,  1  vol. 
BURNS  :  Poetikal  Works,  1  vol. 
BYRON  :  The  Works,  5  vols. 


254   COLLECTION    OF   BRITISH   AUTHORS  (tAUCHNITZ  EDITION). 

T.  CARLYLE  :  The  French  Révolution,  3  vols. 

W.  COLLINS  :  AfterDark,  i  vol.  —  Hide  and  Seek,  2  vols. 

COOPER  :  The  Spy,  1  vol.  —  The  two  Admirais.  1  vol.  —  The  Jack  0 

Lantern,  i  vol. 
MISS  CUMMINS  :  The  Lamplighter,  1  vol.  —  Mabel  Vaughan,  1  vol. 
DICKENS  :  The  Pickwick  Club,  2  vols.  —  American  Notes,  1  a'oI.  — 

Oliver  Twist,  1  vol,  — Nicholas  Nickleby,  2  vols.  —  Sketches,  l  vol. 

—  Martin  Chuzzlewit,  2  vols.  —  A  Christmas  Carol,  the  Chimes,  the 
Cricket,  i  vol.  —  Master  Humphrey's  Clock,  3  vols.  —  Pictures 
from  Italy,  1  vol.  —  Dombeyand  Son,  3  vols. — Copperfield,  3  vols. 
— Household  Words,  36  vols.  — Rleak  House,  4  vols.  —  Hard  Times, 
1  vol.  —  The  Battle  of  Life,  the  Haunted  Man,  1  vol.  —  Little  Dorrit, 
4  vols.  —  Novels  and  Taies,  vol.  1-7. 

B.  DISRAELI  :  Coningsby,  1  vol.  — Sybil,  1  vol.— Contarini  Fleming, 

1  vol.  —  Alroy,  1  vol.  —  Tancred,  2  vols. 
FIELDING  :  Tom  Jones,  2  vols. 

DE  FOE  :  Robinson  Crusoe,  1  vol. 

LADY  G.   FULLERTON  :  Ellen  Middleton,  1  vol.  —  Grantley  Manor, 

2  vols.  —  Lady-Bird,  2  vols. 

MRS.GASKELL  :  Mary  Barton,  1  vol.  —  Ruth,  2  vols.  —  North  and 
South,  1  vol. — Lizzie  Leigh,  1  vol.  —  The  Life  of  Charlotte  Bronte, 
2  vols. 

GOLDSMITH  :  The  sélect  Works,  1  vol. 

IVIRS.  GORE  :  Castles  in  the  Air,  i  vol.  —  TheDean's  Daughter,  2  vols. 

—  Progress  and  Préjudice,  2  vols.  —  Mammon,  2  vols.  —  Life  "s 
Lesson,  2  vols.  —  The  two  Aristocracies,  2  vols.  —  Heckington, 
2  vols. 

HAWTHORVE  :  The  Scarlet  Letter,  1  vol. 

WASHINGTON  IRVING  :  The  Sketch  Book,  1  vol.  —  The  Life  of  Ma- 
homet, 1  vol.  —  Successors  of  Mahomet,  1  vol.  —  Olivier  Guld- 
smith,  1  vol. — W^olfert's  Roost,  1  vol. — Life  of  Washington,  4  vols. 

G.  P.  R.  JAMES  :  Morley  Ernstein,  I  vol.  —  Forest  Days,  I  vol.  — 
The  False  Heir,  i  vol.  —  Arabella  Stuart,  1  vol.  —  Rose  d'Albret, 
1  vol.  —  Arrah  Neil,  i  vol.  —  Agincourt,  i  vol.  — The  Smuggler, 
I  vol.  —  The  Step-Mother,  2  vols.  —  Beauchamp,  i  vol.  —  Heidel- 
berg,  i  vol.  — The  Gipsy,  1  vol. — The  Castle  of  Ehrenstein,  1  voL 

—  Darnley,  i  vol.  — Russell,  2  vols.  —  The  Convict,  2  vols.  — 
Sir  Théodore  Broughton,  2  vols, 

DOUGLAS  JERROLD  :  St.  Giles  and  St.  James,  2  vols.  —  Men  ..f  Çha- 

racter,  2  vols. 
JOHNSON  :  Lives  of  tlie  Eaglish  Poels,  2  vols. 


COLLECTION    OF   BRITISH    AUTHORS  (tAUCHNITZ  EDITION).    255 

MISS  KAVANAGH  :  Nathalie,  2  vols.  —  Daisy  Burus,  2  vols.  —  Grâce 

Lee,  2  vols.  —  Rachel  Gray,  i  vol.  —  Adèle,  3  vols. 
KIMBALL  :  Saint  Léger,  1  vol.  —  Romance  of  Student  Life,  i  vol. 
KINGLAKE  :  Eothen,  a  Narrative  from  the  East,  1  v. 
en.  KINGSLEY  :  Yeast,  1  v.  —  Westward  ho  !  2v.  — .  Two  Years  ago, 

2  V.  —  Hypatia,  2  v.  —  Alton  Locke,  1  v. 
LANGDON  :  Ida  May,  1  v. 

LEVER  :  Tho  O'Donoghue,  1  v.  —  The  Knight  of  Gwynne,  3  v.  — 
Arthur  O'Leary,  2  v.  —  Harry  Lorrequer,  2  v.  —  Charles  O'Malley, 

3  v,  —  Toni  Burke  of  «  Ours,  »  3  v.  —  Jack  Hinton,  2  v.  —  The 
Daltons,  i  v.  —  The  Dodd  Family  abroad,  3  v.  —  Marlins  of  Cro' 
Martin,  3  v.  —  The  Fortunes  of  Glencore,  2  v, 

G. -H.  LEWES  :  Rauthorpe,  i  v. 

LONGFELLOW  :  The  poetical  Works,  2  v. 

T.-B.  MÂCAULAY  :  The  History  of  England,  v.  1-8.  —  Critical  and 
Historical  Essays,  o  v.  —  Lays  of  Ancient  Rome,  i  v.  —  Speeches, 
2  V.  — Biographical  Essays,  1  v. 

LORD  MAHON  :  The  History  of  England,  7  v. 

MANSFIELD  :  The  Log  of  the  Water  Lily,  1  v. 

CAPT.  MARRYAT  :  Jacob  Faithful,  i  v.  —  Percival  Keene,  1  v.  —  Pe- 
ter Simple,  1  V.  —  Japhet  in  search  of  a  Father,  4  v.  —  Monsieur 
Violet,  i  V.  —  The  Settlers,  1  v.  —  The  Mission,  1  v.  —  The  Priva- 
teer's  Man,  1  v.  —  The  Children  of  the  New  For  est,  i  \.  ■ —  Va- 
lérie, 1  V. 

MRS.  MARSH  :  Ravenscliffe,  2  v.  —  Emilia  Wyndham,  2  v.  —  Castle 
Avon,  2  v.  —  Aubrey,  2  v,  —  The  Heiress  of  Haughton,  2  v.  — 
Evelyn  Marston,  2  v.  —  The  Rose  of  Âshurst,  2  v. 

MILTON  :  The  poetical  Works,  1  v. 

THOMAS  MOORE  :  The  poetical  Works,  3  v. 

HON.  MRS.  NORTON  :  Stuart  of  Dunleath,  2  v. 

OSSUN  :  The  Poems,  1  v. 

POPE  :  The  sélect  Poetical  Works,  1  v. 

CH.  READE  :  «  It  is  never  too  late  to  mend,  »  2  v. 

W.  SCOTT  :  Waverley,  1  v.  ^-  The  Antiquary,  i  v.  —  Ivanhoe,   i  v. 

—  Kenilworth,  i  v.  —  Quentin  Durward,  1  v.  —  Old  Mortality, 
1  V.  —  Guy  Mannering,  1  v.  — Rob  Roy,  d  v.  —  The  Pirate,  i  v. 

—  The  Fortunes  of  Nigel,  1  v.  —  Black  Dwarf;  a  Legend  uf  Mont- 
rose,  1  V. 

MISS  SEWELL  :  Amv  Herbert,  2  v.  —  Ursula,  2  v. 


256   COLLECTiON   OF   BRITISH   AUTHORS  (tAUCHNITZ  EDITION) . 

SHAKSPEÂRE  ,  The  Plays  and  Poems,  7  y. 

SMOLLETT  :  Roderick  Raudom,  1  v.  —  Humphrey  Clinker,  1  v. 

STERNE  :  Tristram  Shandy,  1  v. 

MRS.  STOWE  :  Uncle  Tom's  Cabin,  2  v.  —A  Key  to  Uncle  Tom's  Ca- 
bin,  2  V.  —  Dred,  2  v. 

SWIFT  :  Gulliver's  Travels,  1  v. 

BARONESS  TAUTPHOEUS  :  Cyrilla,  2  v.  —  The  Initiais,  2  v.  — 
Quits,  2  V. 

THACKERAY  :  Vanity  Pair,  3  v.  —  Pendennis,  3  v.  —  Miscellanies, 
V.  1-8. —  Henry  Esmond,  2  v.  —  The  English  Humourists,  1  v. — 
The  Newcomes^  4  v.  —  The  Virginians_,  1  v. 

THOMSON  :  The  Seasons,  1  v. 

TROLLOPE  :  Doctor  Thorne,  2  v. 

WARBURTON  :  The  Crescent  and  the  Cross,  2  v.  —  Darien,  2  v. 

WARREN  :  Diary  of  a  late  Physician^  2  v.  —  Ten  Thousand  a-Year^ 
2  V.  —  Now  and  Then,  1  v.  — The  Lily  and  the  Bee,  1  v. 

E.  WETHERELL  :  The  wide,  wide  World,  1  v.  —  Queechy,  2  v.  — 
The  Hills  of  the  Shatemuc,  2  v. 

MISS  YONGE  :  The  Heir  of  Redcliffe,  2  v.  —  Heartsease,  2  v.  —  The 
Daisy  Chain,  2  v.  —  Dynevor  Terrace,  2  v. 

PUBLISHED  ANONYMOUSLY  :  Diary  and  Notes  of  Horace  Templeton, 
1  V.  —  Tom  Brown's  School  Days,  1  v.  —  A  Whim  and  its  Consé- 
quences, 1  V.  —  Autobiography  of  Lutfullah,  1  v.  — Paul  Ferrol, 
1  V.  —  Year  after  Year,  by  the  author  of  «  Paul  Ferrol ,  »  1  v.  — 
John  Halifax,  2  v.  —  The  Head  of  the  Family,  by  the  author  of 
«  John  Halifax,  »  2  v,  — Still  Waters,  1  v.  —  Dorothy,  by  the  au- 
thor of  «  Sdil  Waters,  »  2  \.  —  De  Cressy,  by  the  same,  1  v.  — 
Uncle  Ralph,  by  the  same,  1  v. 


TYPOGRAPHIE  HENNUYEU,   UUK   DU    BOLLEVAUU,    7.   BATIGNOLLES. 
'  Boulevard  extérieur  de  Paris. 


OCTOBRE  1858. 


REYUE 


BRITANNIQUE 


SCIENCES  PHYSIQUES. 


LE  MICROSCOPE 


QUELQUES-UNES   DE   SES   RÉVÉLATIONS. 


Qae  nous  sommes  loin  du  temps  où  Addison  pouvait  dire 
dans  le  Speclateur  :  «  Etouffer  des  chats  sous  le  récipient  pneu- 
matique, disséquer  des  chiens  vivants,  transpercer  des  insectes 
pour  les  regarder  au  microscope,  ce  sont  occupations  de  méde- 
cins sans  malades  !  »  Pope  s'écriait  à  la  même  époque  :  «  Vous 
demandez  pourquoi  l'homme  n'a  pas  des  yeux  microscopiques? 
Tout  simplement  parce  que  l'homme  n'est  pas  une  mouche. 
Discerner  l'organisation  dune  mite,  et  ne  plus  comprendre  les 
cieux,  le  bel  avantage!  » 

Assurément,  l'homme  perdrait  bien  plus  qu'il  ne  gagnerait, 
si  ses  yeux  acquéraient  la  puissance  du  microscope.  Il  n'en  est 
pas  moins  certain  que  quiconque  veut  avoir  une  idée  de  toutes 

8«   SÉRIE. — TOME   V.  17 


258  REVUE    BRITANNIQUE. 

les  merveilles  de  l'univers  ne  doit  pas  plus  négliger  l'étude  des 
infiniment  petits  que  celle  des  globes  lumineux  du  firmament. 
Les  observations  récentes  ont  mis  cette  vérité  hors  de  doute. 
Elles  ont  fait  ressortir  toute  l'importance  du  rôle  assigné  aux 
êtres  assez  exigus  pour  échapper  aux  meilleurs  yeux.  Il  ne  s  agit 
plus,  en  effet,  d'amuser  les  curieux  en  leur  faisant  voir  des  ani- 
maux inaper«;us,  dont  les  formes  nouvelles  et  les  mouvements 
variés  excitent  leur  surprise.  Le  micrographe  est  allé  bien  plus 
loin,  en  montrant  qu'une  partie  notable  des  terres  émergées  a 
été  formée  par  ces  êtres  microscopiques  qui  ont  rempli,  dans  les 
temps  les  plus  reculés,  et  remplissent  encore  tous  les  jours  des 
fonctions  essentielles,  prescrites  par  Celui  devant  lequel  rien 
n'est  grand  et  rien  n'est  petit.  C'est  ce  qu'a  bien  exprimé  un 
écrivain  français,  en  disant,  —  sous  une  forme,  en  apparence 
paradoxale  :  —  «  L'auteur  de  la  nature  est  grand  dans  les  grandes 
choses,  —  dans  les  petites,  il  est  infiniment  grand.  » 

Comme  beaucoup  d'autres  découvertes,  celle  du  microscope 
a  été  attribuée  à  divers  inventeurs  avec  plus  ou  moins  de  pro- 
babilité. On  prétend  que  Roger  Bacon  s'acquit  le  renom  de  sor- 
cier, pour  avoir  façonné  un  verre  «  qui  faisait  voir  des  choses 
étranges.  »  D'autres  en  font  honneur  à  Jansen,  fabricant  de  lu- 
nettes hollandais.  Un  de  ces  instruments  fut  apporté  au  mathé- 
maticien du  roi  Jacques  II,  Cornélius  Drebbel,  qui  en  fit  de 
pareils  et  s'en  dit  l'inventeur.  Hooke  se  montre  parmi  les  pre- 
miers et  les  meilleurs  observateurs  anglais.  A  la  demande  de  la 
Société  Royale,  il  publia  un  curieux  in-folio,  intitulé  :  Micro- 
graphia ,  «  ou  descriptions  physiologiques  de  quelques  petits 
objets,  faites  au  moyen  de  quelques  verres  grossissants.  »  Leeu- 
wenhoek  vint  ensuite  donner  une  nouvelle  impulsion  à  ce  genre 
d'étude  ;  il  y  employait  de  petites  lentilles  biconvexes  qu'il  fabri- 
quait lui-même,  et  dont  il  donna  vingt-cinq  exemplaires  à  la 
Société  Royale.  >'e\vton  accorda,  dit-on,  son  attention  au  mi- 
croscope, et  il  en  construisit  un  qu'il  recommandait  de  n'éclairer 
qu'avec  une  lumière  simple,  le  rayon  jaune,  par  exemple  :  c'était 
un  instrument  réflecteur  •. 

En  1738,  le  docteur  Nathaniel  Lieberkuhn,  de  Berlin,  inventa 

1  Si  l'instrument  attribué  à  Newton  avait  été  réflecteur,  il  eut  été  au  moins  inu- 
tile «l'éclairer  l'objet  avec  une  lumi'cre  simple.  {Noie  du  Rédacteur.) 


1,F.   MICROSCOPE.  259 

le  microscope  solaire.  Ce  nouvel  instrument  conquit  tout  d'a- 
bord un  grand  renom  ;  mais  on  reconnut  plus  tard  que,  s'il  pro- 
cure un  spectacle  brillant,  dont  un  grand  nombre  de  spectateurs 
peuvent  jouir  simultanément ,  il  se  prête  mal  aux  observations 
exactes.  A  partir  de  cette  époque,  les  microscopes,  simples  ou  • 
composés,  se  multiplièrent;  mais  on  ne  sut  point  leur  appliquer 
le  perfectionnement  de  l'achromatisme.  Depuis  qu'on  est  enlln 
parvenu  à  réaliser  cette  application,  on  a  fait  du  microscope  un 
instrument  éminemment  utile,  qui  réunit  une  grande  netteté 
à  une  puissance  surprenante  d'amplification. 

Ce  dernier  progrès  est  d'une  telle  importance,  qu'on  nous  par- 
donnera, nous  l'espérons,  d'expliquer  ici  ce  qu'on  entend  par 
achromatisme.  Quand  une  lentille  de  verre  transmet  et  réunit  des 
rayons  lumineux,  elle  n'agit  pas  sur  tous  de  la  même  manière. 
Les  uns,  les  rayons  violets,  plus  écartés  de  leur  route  primitive, 
se  réunissent  d"abord,  et  forment  une  image  derrière  la  lentille. 
Parmi  les  autres,  les  rayons  rouges,  les  moins  réfrangibles  de 
tous,  sont  les  moins  détournés  et  vont  produire  une  image  de 
leur  couleur  plus  grande  et  plus  éloignée  que  la  violette.  Entre 
ces  deux  premières  images,  se  trouvent  rangées  celles  de  tous 
les  autres  rayons  colorés,  suivant  l'ordre  de  leur  réfrangibilité. 
Quand  l'observateur  vient  demander  au  microscope  non  achro- 
matique la  représentation  de  l'objet  qu'il  a  placé  au-dessous, 
au  lieu  d'une  seule  image  qu'il  cherche,  il  en  trouve  un  grand 
nombre.  Superposées  qu'elles  sont,  elles  ne  présentent  que  des 
traits  confus,  et,  comme  elles  se  débordent  l'une  l'autre,  les  ob- 
jets se  montrent  entourés  des  nuances  de  l'arc-en-ciel.  Ce  chaos 
est  l'effet  de  ce  qu'on  appejle  l'aberration  de  réfrangibilité.  Mais 
cette  cause  principale  de  l'indistinction  des  images  n'en  est  pas 
la  seule;  il  en  existe  une  autre,  V aberration  de  spliéricité.  Nous 
allons  tâcher  de  l'expliquer. 

Concevez  qu'on  ait  détaché  une  bande  de  verre  tout  autour 
d'une. lentille  •  celte  bande  ne  sera  autre  chose  qu'un  prisme 
circulaire.  Supposez  qu'on  répète  l'opération  sur  le  reste  de  la 
lentille  :  on  produira  une  seconde  bande,  dont  les  surfaces,  non 
parallèles  entre  elles,  agiront  sur  la  lumière  à  la  façon  d'un 
prisme.  Vous  aurez  bientôt  reconnu  que  la  lentille  entière  peut 
être  considérée  comme  une  suite  de  prismes  circulaires  et  con- 


260  REVUE   BRITANNIQUE. 

centriques.  Si  cette  lentille  était  très-petite,  la  géométrie  enseigne 
que  l'inclinaison  des  surfaces  prismatiques  successives  serait 
partout  la  même.  Toutes  auraient  donc  la  même  valeur  et  le 
même  effet;  la  lumière,  détournée  par  l'ensemble  de  ces  sur- 
faces, se  réunirait  en  un  même  lieu  pour  y  former  l'image  de 
l'objet  lumineux  d'oiî  elle  serait  partie.  Dans  la  pratique,  il  n'en 
est  pas  ainsi.  La  lentille  n'est  pas  très-petite  par  rapport  aux 
sphères  dont  elle  peut  être  regardée  comme  une  partie;  si  elle 
l'était,  l'image  manquerait  de  lumière.  Aussi,  les  surfaces  pris- 
matiques, dont  nous  la  concevons  composée,  ne  concentrent  pas 
les  rayons  au  même  point.  Plus  les  bandes  circulaires  sont  éloi- 
gnées du  centre,  plus  grand  est  l'angle  que  leurs  surfaces  font 
entre  elles  ;  l'action  qu'elles  exercent  sur  la  lumière,  pour  la 
détourner,  augmente  avec  cet  angle.  Les  bandes  prismatiques 
formeront  donc  des  images  d'autant  rapprochées  de  la  lentille, 
qu'elles  seront  elles-mêmes  rapprochées  de  ses  bords.  Ainsi,  de 
la  sphéricité  des  lentilles  résulte  une  autre  sorte  de  confusion. 
Les  opticiens  se  sont  efforcés  de  corriger  ces  deux  aberrations. 
C'est  en  appliquant  sur  une  lentille  convexe  de  verre  une  len- 
tille concave  de  cristal  qu'ils  y  parviennent  plus  ou  moins.  Les 
prismes,  qu'on  peut  concevoir  comme  éléments  de  la  lentille 
'  concave,  sont  tournés  en  sens  contraire  de  ceux  de  la  lentille 
convexe  ;  il  résulte  de  cette  opposition  et  de  la  puissance  disper- 
sive  plus  grande  du  cristal,  un  moyen  de  compensation  des  deux 
aberrations.  Après  d'assez  nombreux  tâtonnements,  on  arrive 
enfin  à  produire  une  image  correcte,  délivrée  des  couleurs  étran- 
gères, c'est-à-dire  achromatique*.  Afin  d'arriver  à  une  correc- 
tion plus  complète  de  la  double  aberration,  on  superpose  trois 
couples  de  lentilles.  Vobjectif  qui  résulte  de  cet  assemblage 
fournit  une  image  plus  grande  que  l'objet,  et  on  la  grossit  en- 
core en  la  regardant  avec  un  oculaire  composé  de  deux  ou  trois 
verres  convexes  faisant  l'office  d  une  loupe. 

Ajoutons  que  l'objet,  pour  être  traduit  en  une  image  suffi- 
samment lumineuse,  a  besoin  d'être  fortement  éclairé.  Afin 
d'atteindre  ce  but,  si  l'objet  est  opaque,  on  fait  tomber  sur  sa 
surface  supérieure  un  faisceau  de  lumière  condensé  par  une  leu- 

'  On  sait  que  cette  appellation,  proposée  par  Jérôme  Lalande,  est  formée  d'à  pri- 
vatif o(  (le  7.pô)ij.a  (chroma),  couleur.  [Note  du  Héâarleur.) 


LE    MICllOSCOPE .  2G1 

tille;  s'il  est  transparent,  on  l'éclairé  par-dessous  au  moyen 
d'un  miroir  plan  ou  concave.  Ainsi  constitué,  le  microscope  peut 
passer  entre  les  mains  de  l'observateur  '.  Servons-nous-en  pour 
pénétrer  dans  ce  monde  invisible  qui  nous  entoure  et  que  nous 
allons  trouver  successivement  dans  l'air,  dans  les  eaux  et  sur  la 
terre.  Commençons  par  les  observations  du  savant  qui  a  le  plus 
contribué,  dans  ces  derniers  temps,  à  mettre  notre  instrument 
en  honneur. 

§1 

En  1839,  le  professeur  Ehrenberg  fit  connaître  à  la  Société 
d'histoire  naturelle  de  Berlin  une  remarquable  découverte.  Il  ve- 
nait de  constater  qu'une  certaine  couche  de  terre  était  composée 
presque  entièrement  d'infusoires  vivants-.  Cette  couche  se  com- 
pose, pour  environ  les  deux  tiers,  d'infusoires  à  tests  siHceux 
et  dont,  chose  surprenante,  la  plupart  sont  vivants.  Ces  petits 
organismes  ne  peuvent  recevoir  d'oxygène  qu'autant  que  l'eau 
qui  filtre  à  travers  cette  terre  en  apporte  avec  elle;  cependant 
ils  vivent  et  paraissent  se  propager  activement.  C'est  dans  Berlin 
même  qu'on  trouve  cette  formation  ;  elle  semble  occuper  une 
sorte  d'entonnoir  de  vingt  à  soixante  pieds,  dit-on,  de  profon- 
deur. A  vingt  pieds  au-dessous  du  pavé  de  la  ville  des  hommes, 
se  rencontre  l'habitation  du  peuple  microscopique.  Dans  quel- 
ques quartiers,  la  solidité  des  édifices  est  compromise  par  la  ré- 
sistance incertaine  de  cette  masse  d'êtres  vivants.  A  peu  près  à 
la  même  époque,  on  trouva  dans  le  Hanovre,  près  d'Ebsdorf, 
non  loin  de  Lûneburg,  une  masse  épaisse  de  vingt  pieds,  compo- 
sée de  terre  siliceuse  légère,  recouverte  seulement  d'une  couehe 
de  tourbe  d'un  pied  et  demi  d'épaisseur.  Jusqu'à  la  profondeur 

*  Nous  ne  pouvons  nous  refuser  au  plaisir  de  citer  ici  M.  Georges  Oberhaeuser 
comme  le  plus  habile  constructeur  de  microscopes,  peut-être,  du  monde  entier. 
Toute  la  place  Dauphine  connaît  son  généreux  caractère  autant  que  son  génie  in- 
ventif. [Note  du  Rédacteur.) 

'  Lorsque  les  naturalistes  commencèrent  à  se  servir  du  microscope,  ils  se  livrè- 
rent à  toute  sorte  d'essais.  Ils  examinèrent,  entre  autres,  de  l'eau  où  ils  avaient  fait 
infuser  des  matières  organiques,  des  parties  de  plantes  surtout.  Ils  y  virent,  non 
sans  surprise,  des  êtres  mouvants,  doués  de  formes  variées,  d'organes  étranges,  et 
d'une  faculté  de  locomotion  bien  prononcée,  annonçant  la  spontanéité.  Ils  les  appe- 
lèrent animalcvles  infusoires,  ou  simplement  infusoires.  On  en  trouve  dans  la  plu- 
part des  eaux  stagnantes. 


26â  REVUE    BRITANNIQUE. 

de  dix  pieds,  cette  masse  est  tout  à  fait  blanche  :  le  reste  est  co- 
loré. Le  microscope  y  fit  voir  des  têtes,  et  comme  des  squelettes 
siliceux  d'infusoires  ;  on  reconnut  de  plus  que  ces  petits  débris 
en  forment  réellement  la  totalité.  La  parfaite  conservation  dé 
ces  restes  a  permis  de  constater  qu'ils  ont  appartenu  à  des  ani- 
malcules dont  les  espèces  vivent  encore  dans  les  eaux  du  voisi- 
nage. Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que,  s'il  est  facile  de  les  voir 
quand  ils  sont  réunis  en  masse,  on  ne  peut  les  discerner  à  l'œil 
nu  quand  ils  sont  isolés.  A  la  nouvelle  de  cette  découverte,  de 
toutes  parts  les  observateurs  se  mirent  à  Toeuvre  ;  bientôt  on  ap- 
prit qu'ils  avaient  fait  de  nombreuses  trouvailles  du  même  genre. 
La  Virginie  possède  des  lits  de  marne  fort  étendus,  formés  en 
grande  partie  de  dépouilles  d'infusoires  qui  offrent,  au  micro- 
scope un  spectacle  aussi  agréable  que  varié.  Les  villes  de  Rich- 
mond  et  de  Petersburg,  situées  dans  cette  contrée,  sont  bâties  sur 
des  restes  d'infusoires  dont  les  couches  ont  plusieurs  mètres  d'é- 
paisseur. Le  tripoli,  cette  poudre  dont  on  se  sert  si  souvent  pour 
rendre  brillantes  les  surfaces  métalliques,  et  à  laquelle  les  arts 
demandent  le  beau  poli  qu'ils  savent  produire,  le  tripoli  nous  pré- 
sente une  nouvelle  preuvede  l'ancienne  existence  et  de  la  prodi- 
gieuse multiplication  des  animalcules  microscopiques.  Cette  sub- 
stance, qui  nous  vient  deBilin,  en  Bohême,  se  trouve  aussi  dans 
d'autres  lieux.  Ses  couches,  de  quatorze  pieds  de  puissance,  se 
composent  entièrement  de  dépouilles  siliceuses  d'infusoires. 
Quoique  très-bien  conservées,  on  croit  qu'elles  ont  été  exposées 
à  l'action  d'une  haute  température  qui  a  détruit  entièrement  la 
matière  animale.  On  dit  qu'un  seul  magasin  de  droguerie  de 
Berlin  débite  jusqu'à  vingt  quintaux  de  cette  matière  par  année, 
sans  que  la  source  en  diminue.  Quelle  idée  cela  nous  donne  de 
l'immensité  des  êtres  microscopiques,  surtout  quand  on  pense 
qu'un  pouce  cube  de  schiste  à  polir,  pesant  deux  cent  vingt  grains 
t|l  5  grammes),  en  contient  plus  de  quarante  mille  millions! 

Le  langage  ordinaire  est  impuissant  pour  définir  la  petitesse 
de  ces  animalcules.  Si  cependant  on  allait  croire  que  leur  orga- 
nisation est  fort  simple,  on  serait  dans  l'erreur.  Ils  ont  une  bou- 
che et  plusieurs  estomacs  *.  Ils  sont  pourvus  d'organes  mobiles 

'  Nous  croyons  devoir  engager  le  lecteur,  que  celle  assertion  étonnerait,  à  con- 
sulter les  ouvrages  du  trës-savant  et  tres-consciencieux  M,  Dujardin  :  particulière- 


LE    MICROSCOPE.  263 

appelés  cils,  plusieurs  millions  de  fois  plus  petits  que  nos  che- 
veux. Quelques-uns  possèdent  des  enveloppes  qui  leur  servent  de 
cuirasses  et  qui  sont  linement  sculptées  ;  elles  sont  de  silice  blan- 
che et  pure.  La  forme  de  ces  carapaces  est  constante  pour  chaque 
espèce  ;  ce  qui  fait  qu'elle  peut  servir  à  les  classer.  Pour  rem- 
plir un  pouce  cube,  il  faudrait  dii  millions  de  millions  des  plus 
petits  de  ces  êtres.  Dans  quel  espace  restreint  le  Tout-Puissant  a 
logé  le  principe  vital  1  «  >'ous  sommes  accoutumés,  dit  M.  Man- 
tell,  à  attacher  l'idée  de  vitalité  à  des  corps  pourvus  d'organes 
diversement  compliqués,  ayant  pour  destination  dô  préparer  les 
moyens  de  maintenir  les  forces  et  Texistence.  Mais  nous  trou- 
vons ici  des  créatures  complètes,  des  individualités  distinctes, 
sous  l'apparence  d'un  globule,  d'une  simple  cellule.  Cependant, 
elles  ont  le  mouvement  et  la  vie,  elles  se  multiplient  avec  une 
prodigieuse  rapidité  par  des  moyens  propres  à  déconcerter  les 
idées  que  nous  nous  sommes  faites  de  l'organisation  animale.  « 

Les  recherches  d'Ehrenberg  l'ont  conduit  à  des  résultats  bien 
remarquables,  concernant  l'influence  des  êtres  microscopiques 
sur  la  création  de  vastes  dépôts.  En  1839,  il  s'occupa  de  la  for- 
mation du  'port  de  Wismar,  sur  la  Baltique,  et  il  trouva  que 
la  vase  qui  s'y  accumule  se  compose,  pour  une  notable  partie, 
d'animalcules  vivants  et  des  dépouilles  de  ceux  dont  la  vie  a 
cessé.  La  proportion  s'en  élève  d'un  vingtième  à  un  quart.  On 
estime  que  chaque  semaine  il  se  dépose  dans  le  port  plus  de 
deux  cent  mille  hvres  de  boue.  Pendant  le  dernier  siècle,  les 
eaux  courantes  en  ont  amené  trois  miUions  quatre  cent  mille 
quintaux;  terme  moyen,  un  dixième  de  cette  vase  se  compose 
d'animalcules. 

M.  Hagen  a  trouvé  qu'à  Pillau  la  vase  n'est  souvent  composée 
que  d'infusoires.  Suivant  ses  calculs,  il  ne  se  dépose  pas  moins 
de  sept  mille  deux  cents  à  quatorze  mille  mètres  cubes  d'orga- 
nismes microscopiques  abandonnés  chaque  année  par  les  eaux 
sous  forme  de  vase.  Au  moyen  de  ce  microscope  qui  lui  a  révélé 
tant  de  choses,  Ehrenberg  a  scruté  le  limon  du  ^'il,  dont  la  vertu 
fécondante  est  célèbre  depuis  les  siècles  les  plus  reculés.  Tous  les 

ment  le  mémoire  inséré  dans  les  Annales  des  scien/^es  naturelles,  2«  série  ;  Zoologie, 
1858;  vol.  X,  p.  258;  imprimé  à  part  chez  Paul  Rénouard,  rue  Garanciere,  même 
année.  {Note  du  Rédacteur.) 


264  REVUE    BRITANNIQUE. 

échantillons  qu'il  en  a  examinés  lui  ont  présenté  une  si  grande 
abondance  d'infusoires,  qu'on  ne  saurait  prendre  une  parcelle  de 
cette  matière,  de  la  grosseur  d'une  tête  d'épingle,  qui  ne  con- 
tienne un,  et  souvent  plusieurs  de  ces  petits  êtres.  Quel  trait  de 
lumière  nous  devons  à  cette  observation  !  De  temps  immémorial, 
on  a  attribué  la  puissance  fertilisante  de  ce  limon  au  détritus  des 
roches  ou  des  végétaux,  entraîné  parle  fleuve.  Le  microscope 
nous  apprend  que  c'est  moins  à  ces  deux  sortes  de  matériaux 
qu'à  l'immense  accumulation  d'animaux  infiniment  petits  qu'il 
en  faut  rapporter  la  cause.  N'y  a-t-il  pas  pour  l'homme  quelque 
chose  d'humiliant  à  penser  que  chaque  année  il  lui  faut  faire 
gémir  ses  grandes  machines  à  draguer,  qu'il  ne  peut  mettre  en 
jeu  qu'à  l'aide  de  la  vapeur,  et  cela  pour  enlever  un  monceau 
de  petits  êtres  placés  dans  les  derniers  rangs  de  la  création,  dont 
il  tiendrait  des  milliers  sur  le  bout  de  son  doigt  ?  L'instrument 
capable  de  révéler  ces  faits  semble  ainsi  promettre  de  notables 
services  à  l'agriculture.  Car,  s'il  enseigne  la  cause  qui  rend  cer- 
tains limons  si  propres  à  fertiliser  les  champs,  il  montre  aussi 
que  les  dépôts  laissés  par  les  eaux  ne  possèdent  pas  tous  la 
même  vertu.  Des  échantillons  du  limon  de  diverses  rivières  ont 
été  adressés  de  toutes  les  parties  du  monde  à  Ehrenberg.  On  ju- 
gera de  l'habileté  de  ce  savant  et  de  la  bonté  de  ses  instruments, 
quand  on  saura  que  des  portions  de  ces  matières,  ayant  à  peine 
l'épaisseur  d'une  ligne,  lui  suffirent  pour  reconnaître  la  présence 
de  centaines  d'espèces  différentes,  dont  plusieurs  lui  apparais- 
saient pour  la  première  fois. 

Répandus  comme  ils  le  sont  dans  toutes  les  parties  de  notre 
globe,  les  animaux  microscopiques  ont  assurément  une  impor- 
tance prédominante;  toutefois,  certaines  formes  organisées, 
regardées  maintenant  comme  végétales,  ne  sont  guère  moins 
multipliées,  et  ne  le  cèdent  guère  en  influence  dans  les  opéra- 
tions de  la  nature.  Quand  on  soumet  au  microscope  un  peu  de 
cette  couche  mince  qui  verdit  la  surface  des  mares,  ou  des  eaux 
qui  ne  se  renouvellent  que  rarement,  et  même  la  boue  prise 
dans  la  mer,  on  y  voit  une  infinité  d'êtres,  rangés  maintenant 
parmi  les  végétaux,  qui  ne  peuvent  manquer  d'exciter  notre 
étonnement  et  de  captiver  notre  attention.  Les  botanistes  les 
divisent  en  deux  groupes  :  les  desmidies  et  les  dialomêcs.  Celles-là 


LE    MICROSCOPE,  265 

se  plaisent  dans  les  eaux  douces;  celles-ci  vivent  dans  les  mers. 
Ces  êtres  singuliers  ressemblent  bien  peu  à  des  plantes.  Aussi 
est-ce  tout  au  plus  si  la  zoologie  et  la  botanique  ont  cessé  de  les 
revendiquer  comme  sujets  de  l'un  plutôt  que  de  l'autre  empire. 
Cependant  les  plus  récentes  recherches  semblent  avoir  donné  la 
victoire  aux  botanistes  ;  à  eux  donc  les  desmidics  et  les  diatomées. 
Elles  ont  l'aspect  de  figures  de  géométrie  plutôt  qu'elles  ne  res- 
semblent à  des  plantes  ;  ce  sont  des  cercles,  des  parallélogram- 
mes, des  triangles,  toutes  choses  contraires  aux  idées  que  nous 
avons  des  linéaments  et  des  contours  qui  constituent  la  beauté 
des  êtres  organisés.  La  faculté  donnée  à  ces  plantes  de  s'appro- 
prier la  silice  répandue  dans  les  eaux  qu'elles  habitent  rend 
leurs  formes  indestructibles.  Aussi  leurs  dépouilles  s'accumulent 
sans  cesse  en  couches  successives  qui  se  déposent  au  fond  des 
eaux,  de  la  mer, des  lacs  et  des  étangs.  «  Au  premier  abord,  dit 
le  docteur  Harvey,  dans  son  charmant  Livre  du  bord  de  la  mer 
{Sea-side  Book),  l'effet  produit  par  des  choses  si  petites  qu'il 
en  tiendrait  des  miUiers  dans  une  goutte  d'eau,  peut  sembler  in- 
signifiant quand  il  s'agit  de  couches  sous-marines.  Toutefois, 
de  même  que  tout  instant  compte  dans  la  succession  des  temps, 
chacun  de  ces  êtres  atomiques  forme  un  élément  de  l'étendue  ; 
à  la  longue,  leur  production  incessante  et  leur  dépôt  continu 
formeront  des  montagnes.  » 

L'étude  des  roches  stratifiées  les  plus  anciennes,  de  celles  qui 
leur  ont  succédé  d'âge  en  âge,  et  des  dépôts  qui  s'accumulent  sous 
nos  yeux,  nous  apprend  qu'à  partir  de  la  première  aurore  qui  a 
lui  sur  la  nature  animée,  jusqu'au  temps  oi^i  nous  vivons,  cette 
race  prolifique  n'a  pas  cessé  d'être  en  activité.  Que  l'Angleterre 
répète  dans  son  orgueil  :  «  Le  soleil  luit  toujours  sur  quelque 
partie  de  mon  empire  ;  »  il  est  un  empire  océanique  dont  les  ha- 
bitants sont  en  réalité  plus  nombreux  que  les  grains  de  sable  de 
la  mer.  Les  compter  par  millions  nous  serait  impossible,  il  faut 
pour  cela  des  centaines,  des  miUiers  de  millions.  Ou  plutôt,  c'est 
chose'  vaine  de  parler  de  nombres  quand  il  s'agit  d'êtres  vérita- 
blement innombrables,  composant  de  grandes  couches  de  ter- 
rains, des  hts  de  marne,  des  chaînes  de  montagnes.  On  peut 
dire  avec  vérité  que  leurs  dépouilles  servent  de  base  à  d'immen- 
ses contrées  ;  aucune  région  n'est  entièrement  dépourvue  de  ces 


266  REVUE    BRITANNIQUE. 

restes;  dans  quelques-unes  ils  constituent  les  principaux  élé- 
ments de  la  structure  du  sol.  Le  monde  est  formé  de  vastes  cata- 
combes de  diatomées ,  tandis  que  leurs  générations  vivantes 
sont  aussi  nombreuses  que  jamais. 

Voici  comment  le  docteur  Hooker  fait  ressortir  l'abondance 
de  ces  plantes  microscopiques,  si  tant  est  qu  elles  doivent  rester 
plantes.  «  Les  eaux,  bien  plus,  les  glaces  de  l'océan  Antarctique 
tout  entier,  en  sont  remplies  entre  le  soixantième  et  le  quatre- 
vingtième  degré  de  latitude  sud.  Malgré  le  désavantage  apparent 
des  circonstances  extérieures,  les  diatomées  se  multiplient  au 
delà  de  toute  croyance.  Partout  la  mer  se  montrait  recouverte 
d'une  teinte  brune  ocreuse.  Dans  quelques  endroits,  tout  ce 
qu'on  découvrait  de  sa  surface  autour  du  vaisseau  était  d'un 
brun  pâle.  »  Bien  qu'elles  abondent  dans  les  mers  glaciales,  les 
plantes  microscopiques  sont  probablement  répandues  dans  l'O- 
céan tout  entier;  mais  comme  elles  échappent  aux  yeux  parleur 
petitesse,  on  ne  peut  les  apercevoir  que  lorsque,  réunies  en 
masses,  elles  contrastent  avec  quelque  corps  opaque.  Il  est  pro- 
bable que  cette  végétation  sert  facilement  de  nourriture  aux  in- 
nombrables familles  d'animaux  marins  qui  peuplent  ces  mers. 
Quelle  grande  chaîne,  ou  plutôt  quel  surprenant  ensemble  de 
chaînes  sert  à  unir  les  plantes  microscopiques  et  les  gigantesques 
habitants  des  profondeurs  de  l'Océan  !  Lorsque  ces  petits  êtres 
ont  accompU  le  cercle  de  leur  existence,  ils  descendent  au  fond 
des  eaux  où  ils  forment  des  couches  d'une  grande  étendue.  Ces 
restes  bordent  dans  toute  sa  longueur  la  Barrière  de  Victoria, 
glacier  de  quatre  cents  milles  de  longueur  sur  cent  vingt  de  lar- 
geur. Dans  tous  les  sondages  qu'on  a  faits  sur  ce  banc,  l'instru- 
ment, qui  y  pénétrait  quelquefois  de  deux  pieds,  n'a  jamais 
rapporté  que  des  diatomées.  Qui  pourrait  dénombrer  les  indi- 
vidus enfouis  dans  ce  tombeau  marin  1 

Quelque  remarquables  que  ces  faits  puissent  paraître,  le  mi- 
croscope nous  en  révèle  d'autres  encore.  Les  diatomées  accom- 
plissent de  longs  voyages  à  travers  les  airs.  On  en  a  trouvé  dans 
l'atmosphère,  où  elles  flottaient  au-dessus  des  régions  tropicales 
de  l'océan  Atlantique.  Dans  le  voyage  du  Bcagle,  Darwin  recueiUit 
une  poussière  impalpable,  tombée  sur  le  pont  du  vaisseau,  à 
l'ouest  des  îles  du  cap  Vert.  Examinée  au  microscope,  cette 


LE    MICROSCOPE .  267 

poussière  se  trouva  composée  de  carcasses  de  diatomées.  Ces 
restes  auraient-ils  été  rejelés  par  quelque  volcan  alors  en  acti- 
vité ?  Leur  nature  siliceuse  leur  permet  en  effet  de  résister  au 
feu;  aussi  entrent-ils,  avec  dos  infusoires,  dans  la  ponce  et  les 
cendres  volcaniques  comme  parties  constituantes.  «  Il  serait 
difficile,  dit  le  docteur  Harvey,  de  trouver  sur  la  terre  ou  dans 
les  profondeurs  de  la  mer  un  seul  point  qui  ne  .contînt  point 
de  ces  végétaux  invisibles,  morts  ou  vivants.  Outre  l'alimen- 
tation des  animaux  de  Tordre  le  moins  élevé,  leur  destination, 
dans  l'économie  générale,  semble  être  de  former  un  sol  propre 
à  nourrir  de  plus  grands  végétaux.  Ils  y  laissent  la  silice  con- 
tenue dans  leurs  tissus,  peut-être  à  un  état  dans  lequel  les  au- 
tres végétaux  peuvent  se  Tassimiler  plus  facilement.  D'un  autre 
côté,  la  faculté  de  décomposer  Tacide  carbonique  et  d'en  dé- 
gager l'oxygène  ne  leur  a  pas  été  refusée  ;  et,  en  raison  de  leur 
multitude  presque  infinie,  le  résultat  de  cette  action  ne  peut 
être  insignifiant  dans  l'économie  générale.  De  même  que  celle 
de  toutes  les  forces  de  la  nature,  l'œuvre  de  ces  humbles  agents 
s'accomplit  en  secret,  et  nous  ne  connaissons  pas  tout  ce  que 
nous  leur  devons.  La  propagation  indéfinie  de  leur  race  à  tra- 
vers les  âges,  leur  diffusion  dans  toutes  les  parties  du  monde, 
même  dans  les  mers  glaciales  dont  ils  sont  les  seuls  habitants, 
ne  peuvent  nous  permettre  de  douter  qu'ils  ne  rendent  des  ser- 
vices proportionnés  aux  soins  de  la  Providence  qui  n'a  rien 
créé  en  vain .  » 

Mais  revenons  à  l'examen  de  la  croûte  terrestre  et  donnons  à 
nos  recherches  une  autre  direction,  en  nous  efforçant  de  démê- 
ler quelle  part  les  êtres  microscopiques  ont  eue  dans  la  structure 
de  sa  masse.  Que  le  lecteur  veuille  bien  suivre  par  la  pensée  le 
chemin  que  nous  allons  lui  indiquer;  qu'il  essaye  de  calculer,  si 
la  chose  lui  paraît  possible,  le  volume  d'une  si  grande  quantité 
de  matière  solide,  s'il  veut  se  faire  une  idée  de  l'importance  de 
la  vie  microscopique  dans  l'ensemble  de  la  création.  Partant  de 
Douvres,  ou  de  Beachy-Head,  suivons  les  dunes  du  nord  ou  du 
midi  jusqu'à  leur  jonction,  à  l'est  du  Hampshire,  avec  une  autre 
branche  de  semblables  dunes  commençant  auprès  de  Wey- 
raoulh.  Ces  trois  chaînes  calcaires  circonscrivent  une  surface 
qui  comprend  tout  le  nord  du  Hampshire  et  une  grande  partie 


268  REVUE    BRITANNIQUE. 

du  Wiltshire  méridional.  Mais  allons  plus  loin.  Par  les  dunes  de 
Marlboroughet  d'Ilsey,  par  les  collines  deWhitehorse,  la  chaux 
se  développe  dans  rOxfordshire  et  s'étend,  avec  quelque  inter- 
ruption, à  travers  les  comtés  de  Buckingham,  Bedford,  Cam- 
bridge, et  pénètre  dans  celui  de  Norfolk.  Ce  n'est  pas  tout  en- 
core :  les  sommets  qui  s'élèvent  entre  Cromer  etHuntanton,  les 
plaines  du  Lincolnshire  et  de  l'Yorksliire,  tout  cela  est  calcaire. 
Ce  même  terrain  domine  dans  l'île  de  Wight  ;  il  s'étend  le  long 
de  la  côte,  s'élève  sur  les  collines,  s'abaisse  au  fond  des  vallées 
et  descend  dans  la  mer  à  plusieurs  milliers  de  pieds  ;  partout, 
enfin,  nous  ne  trouvons  que  de  la  chaux  et  des  cailloux.  Mais 
attendez,  ramassez  une  pincée  de  cette  matière  blanche,  pla- 
cez-en une  petite  portion  sous  le  microscope  :  quelle  chose  sur- 
prenante !  cette  poussière  est  remplie  de  formes  organiques.  Elle 
fourmille  de  coquilles  et  de  coraux.  Les  needles  et  les  dunes  en 
sont  faites  ;  au-dessous  du  mince  lit  de  gazon  qui  recouvre  les 
plaines,  ce  sont  encore  des  coquilles  et  des  coraux.  Les  vastes 
eaux  de  l'Humber  roulent  sur  un  lit  formé  de  semblables  maté- 
riaux, et  ces  mêmes  éléments  composent  les  blanches  murailles 
qui  ceignent  l'Angleterre.  Si  nous  scrutons  ces  eaux,  blanches 
comme  du  lait,  qui  coulent  autour  de  Margate,  de  Ramsgate  et 
de  Douvres,  nous  y  retrouvons  des  coquilles  et  des  coraux.  Or, 
un  million  de  ces  formes  tiennent  dans  un  pouce  cube  !  combien 
y  en  a-t-il  donc  dans  une  montagne,  dans  la  chaîne  entière  ! 
Toutes  ces  révélations,  nous  les  devons  au  microscope  ;  si  d'a- 
bord il  s'adresse  à  nos  yeux,  il  ne  parle  pas  avec  moins  de  clarté 
à  notre  esprit,  en  nous  faisant  comprendre  toute  la  part  qu'il  a 
plu  au  Créateur  de  donner  dans  ses  œuvres  aux  êtres  infiniment 
petits. 

C'est  aux  foraminifères  qu'appartiennent  la  plupart  des  co- 
quilles dont  nous  parlons.  Cette  famille  abonde  dans  nos  mers 
et  contribue  largement  à  la  formation  des  strates  sous-marins. 
Les  couches  de  calcaire  grossier  des  environs  de  Paris  sont  en- 
tièrement formées  d'une  petite  espèce  de  foraminifère,  appelée 
miliole,  à  cause  de  sa  ressemblance  avec  un  grain  de  niillet. 
Cinquante-huit  mille  de  ces  coquilles  sont  contenues,  terme 
moyen,  dans  un  pouce  cube  de  la  pierre  des  carrières  de  Gen- 
tilly,  qui  renferment  des  bancs  fort  étendus  et  d'une  grande 


[,F.   MICROSCOPE.  269 

épaisseur.  Suivant  le  professeur  Ansted,  «  on  peut  dire,  sans 
crainte  d'être  contredit,  que  la  capitale  de  la  France,  et  que  les 
villes  et  les  villages  des  départements  voisins  sont  presque  en- 
tièrement bâtis  sur  des  foraminifères.  Ces  petits  fossiles  ne  sont 
guère  moins  répandus  dans  d'autres  portions  du  terrain  tertiaire 
qui  s'étend  de  la  Champagne  à  la  mer.  Ils  se  retrouvent  aussi 
dans  le  bassin  de  la  Vienne  et  dans  celui  de  la  Gironde.  »  Le 
docteur  Buckland  remarque  avec  raison  que  ces  petits  coquilla- 
ges ont  plus  ajouté  à  la  croûte  terrestre  que  les  restes  des  élé- 
phants, des  hippopotames  et  des  baleines. 

On  sait  que  dans  les  temps  de  disette  certaines  populations 
se  nourrissent  de  terre  qu'elles  mangent  telle  qu'elles  la  trou- 
vent, ou  qu'elles  mêlent  à  leurs  autres  aliments  pour  eii  aug- 
menter la  quantité.  Voici  ce  que  M.  de  Humboldtdit  à  ce  sujet 
dans  ses  Aspects  de  la  nature  :  «  La  terre  que  mangent  les  Oto- 
macs  est  une  argile  onctueuse,  presque  insipide,  une  vraie  terre 
à  potier,  d'un  gris  jaunâtre  (Ehrenberg  y  a  trouvé  des  infusoi- 
res).  Ils  la  choisissent  avec  beaucoup  de  soin  dans  des  bancs  si- 
tués sur  les  bords  de  l'Orénoque  et  de  la  Meta.  Ils  distinguent  la 
saveur  des  différentes  espèces,  qui  ne  leur  conviennent  pas  toutes. 
Ils  pétrissent  celle  qu'ils  ont  choisie  pour  en  former  des  boules 
de  quatre  à  six  pouces  de  diamètre,  qu'ils  exposent  à  un  feu 
doux  jusqu'à  ce  qu'elles  aient  acquis  une  teinte  rougeâtre,  et  ils 
les  humectent  avant  de  les  manger.  »  Lorsque  la  crue  périodique 
des  rivières  vient  mettre  obstacle  à  la  pêche  S  les  Otomacs  sont 
privés  de  leurs  moyens  ordinaires  de  subsistance,  le  poisson  et 
les  tortues  :  c'est  alors  qu'ils  consomment  une  énorme  quantité 
de  cette  terre.  M.  de  Humboldt  vit  dans  leurs  huttes  des  mon- 
ceaux de  boules  de  terre  empilées  en  forme  de  pyramides.  Il 
faut  pour  la  nourriture  journalière  d'un  Indien  près  d'une  livre 
de  terre,  qui  compose  le  principal  aliment  durant  la  saison  des 
pluies.  Ils  y  prennent  tant  de  gotjt  que,  même  pendant  la  saison 
sèche,  quand  ils  ont  du  poisson  en  abondance,  ils  mangent  un 
peu  de  leur  terre  en  guise  de  dessert.  Si  l'on  demande  à  un  Oto- 
mac  où  sont  ses  provisions  d'hiver,  il  indique  du  geste  le  mon- 
ceau de  boules  entassées  sous  sa  hutte.  Dans  quelques  autres 

1  Ces  sauvages  se  procurent  du  poisson  en  le  perçant  de  leurs  flèches  avec  beau- 
coup d'adresse. 


270  REVUE    BRITANNIQUE. 

contrées  tropicales,  on  est  quelquefois  obligé  d'enfermer  les  en- 
fants, pour  les  empêcher  de  5e  gorger  de  terre  après  que  la  pluie 
la  humectée.  «  Jai  vu  souvent,  à  ma  grande  surprise,  dit  M.  de 
Humboldt,  les  femmes  occupées  à  fabriquer  des  poteries,  dans  le 
village  de  Banco,  porter  à  leur  bouche  de  gros  morceaux  d'ar- 
gile. »  On  raconte  que  les  nègres  de  Guinée  mangent  d'une 
terre  jaunâtre,  qu'ils  appellent  caouac.  Quand  ils  deviennent 
esclaves  aux  Indes  occidentales,  ils  tâchent  de  trouver  une 
terre  semblable  dont,  suivant  eux,  lusage  est  sans  inconvé- 
nient en  Afrique.  Toutefois,  il  paraît  que  ce  luxe  de  bonne 
chère  n'est  pas  aussi  innocent  qu'ils  le  disent;  car  les  plan- 
teurs le  leur  ont  défendu,  après  avoir  observé  que  leur  santé  en 
souffrait.  La  traite  dos  nègres  n'ayant  pu  être  tout  à  fait  em- 
pêchée, on  a  remarqué  sur  le  marché  de  la  Martinique  une 
substance  terreuse ,  d'un  jaune  rougeâtre ,  tant  ces  pauvres 
créatures  sont  passionnées  pour  ce  genre  de  nourriture.  Dans 
nie  de  Java,  on  étale  en  vente  des  gâteaux  de  terre.  A  Sama- 
rang,  on  prépare  une  sorte  de  terre  en  forme  de  tuyaux  de 
cannelle.  On  nous  dit  qu'à  Popayan,  on  vend  dans  les  rues  une 
terre  calcaire  destinée  à  la  nourriture  des  Indiens.  Ils  la  man- 
gent avec  une  feuille  d'arbre,  le  coca,  qui  a  la  propriété  d'enivrer. 
M.  de  Humboldt  nous  apprend  que  l'usage  de  manger  de  la  terre 
est  répandu  dans  toute  la  zone  torride,  contrée  si  fertile  et  si 
I>elle,  mais  peuplée  par  une  race  indolente. 

Toutefois,  cette  étrange  pratique  se  trouve  ailleurs  que  dans 
les  contrées  méridionales.  En  effet,  les  Finlandais  mêlent  à  leur 
pain  une  terre  qui  se  compose  de  tests  d'animalcules  si  petits 
et  si  friables,  que  la  dent  les  broie  sans  qu'on  s'en  aperçoive. 
Dans  les  temps  de  disette,  les  habitants  de  la  Laponie  suédoise 
mêlent  à  leurs  aliments  une  terre  analogue  qui  se  trouve  sous  un 
lit  de  mousse  en  décomposition.  Ils  donnent  à  cette  substance 
le  nom  de  farine  de  nwnlafjne.  L'observation  microscopique  a 
fait  reconnaître  qu'elle  se  compose  presque  entièrement  de  petits 
organismes.  On  attribue  ses  propriétés  alimentaires  à  la  sub- 
stance organique  qu'on  y  suppose  renfermée.  Dans  une  lettre 
écrite  de  Chine,  par  un  missionnaire,  à  M.  Stanislas  Julien,  il 
est  parlé  d'une  substance  que  les  Chinois  appellent  farine  fossile. 

Ixjrsque  les  aliments  deviennent  chers,  on  vend  cette  matière  - 


l.E    MICROSCOPE.  271 

à  la  livre.  EUo  s'emploie  en  mélange  avec  la  farine  de  froment 
ou  de  riz,  qu'on  assaisonne  avec  du  sel  ou  du  sucre.  Ceux  qui  on 
font  usage  se  plaignent  de  pesanteurs  d'estomac  et  autres  malai- 
*es.  En  soumettant  la  farine  de  montagne  au  contrôle  du  mi- 
croscope, on  y  reconnaît  les  restes  d'êtres  organisés.  Cet  instru- 
ment nous  enseigne  donc  que,  dans  des  contrées  fort  diverses, 
et  sans  doute  depuis  un  temps  très-reculé,  les  hommes  ont  été 
portés  par  un  instinct  inexplicable  à  se  faire  une  ressource  de 
substances  analogues  d'origine,  et  contenant  toutes  des  maté- 
riaux primitivement  organisés. 

Nous  devons  consigner  ici  un  autre  fait  assez  singulier.  Le 
31  janvier  1687,  une  tempête  violente  eut  lieu  en  Courlande. 
Après  quelle  eut  cessé,  on  trouva,  près  du  village  de  Rauden, 
une  grande  quantité  d'une  substance  semblable  à  du  papier 
noir.  On  en  avait  observé  la  chute,  et  on  fut  certain  que  le  ma- 
lin il  n'existait  rien  de  seml^lable.  Ce  produit  météorique  excita 
pour  lors  une  grande  curiosité,  mais  ce  fut  en  vain  qu'on  en 
rechercha  la  nature.  On  en  conserva  une  certaine  quantité 
au  Muséum  de  Berlin.  Ehrenberg  l'examina  au  microscope, 
et  reconnut  que  cette  substance,  d'apparence  papyracée,  se 
composait  de  petits  organismes  feutrés  ensemble.  C'étaient 
des  conferves  et  une  trentaine  d'espèces  d'infusoires.  Quelque 
chose  de  pareil  a  été  rencontré  dans  une  rivière  en  Angle- 
terre. En  1736,  on  remarqua  en  Silésie,  après  un  débordement 
de  l'Oder,  une  quantité  de  matière  papyracée,  qu'on  appela 
papier  naliirel.  On  en  garda  une  partie  dans  la  bibliothèque  de 
Breslau.  Elle  y  resta  près  d'un  siècle  avant  que  le  microscope 
d'Ehrenberg,  auquel  rien  n'échappe,  en  fit  connaître  la  compo- 
sition. Cette  substance,  qu'Humboklt  appelle  flanelle  naturelle, 
était  un  tissu  filamenteux,  renfermant  aussi  des  conferves  et 
dix-neuf  espèces  d'infusoires.  Il  est  parlé,  dans  une  lettre  adres- 
sée au  rédacteur  des  Annales  dhisloire  nalurelle,  dune  sub- 
stance singulière  ressemblant  à  du  papier  fin,  ou  plutôt  à  une 
peau  de  gant,  blanche  et  bien  unie.  La  surface  en  était  bril- 
lante et  douce  au  toucher  ;  sa  texture  ressemblait  à  celle  du  pa- 
pier non  collé.  L*  microscope  y  fit  voir  des  conferves  enchevê- 
trées en  une  bande,  dont  la  surface  supérieure  avait  été  blanchie 
par  le  soleil,  et  qui  contenait  des  infusoires  siliceux.  Dans  les 


272  REVUE   BRITANNIQUE. 

temps  anciens,  la  superstition  ivaurait  pas  manqué  de  donner 
un  caractère  surnaturel  à  ces  divers  produits. 

§  II- 

Nous  avons  vu  quelle  part  revient  aux  êtres  microscopiques 
dans  la  formation  de  la  croûte  solide  du  globe.  Il  sera  bon  main- 
tenant de  porter  notre  attention  sur  ceux  que  renferment  les 
eaux  de  l'Océan,  mais  il  convient  de  s'arrêter  un  instant  sur  une 
ou  deux  subdivisions  de  cette  immense  famille,  et  d'examiner 
les  caractères  qui  les  distinguent.  Les  infasoïres  sont  totalement 
privés  de  membres  articulés,  servant  à  la  locomotion.  Leurs 
mouvements  s'exécutent  au  moyen  d'appendices  très-déliés, 
qu'on  appelle  cils,  parce  qu'ils  ont  quelque  ressemblance  avec 
les  cils  des  paupières.  La  disposition  en  est  assez  variée.  Ils  cou- 
vrent, chez  les  uns,  toute  la  surface. du  corps  ;  chez  d'autres,  ils 
sont  rangés  sur  les  bords,  tandis  qu'ailleurs  ils  garnissent  l'ou- 
verture de  la  bouche.  Cette  variété  de  disposition,  jointe  à  la 
conformation  diverse  de  l'organe  digestif,  sert  à  coordonner  les 
infusoires.  Sous  le  nom  de  poly gastriques,  on  a  rangé  ceux  qui 
possèdent  plusieurs  estomacs.  Les  rotifères  sont  ceux  dont  les 
cils  exécutent  des  mouvements  giratoires,  analogues  à  celui 
d'une  roue  qui  tourne.  Les  polygastriques  comprennent  quel- 
ques-uns des  plus  petits  animalcules  qu'on  puisse  voir  au  mi- 
croscope ;  d'autres,  au  contraire,  peuvent  être  aperçus  à  la  vue 
simple.  Les  infusoires  habitent  surtout  les  eaux.  Qu'elles  soient 
douces  ou  salées,  ils  y  pullulent  souvent  en  nombre  si  prodi- 
gieux quil  défie  les  efforts  du  calcul.  Il  faut  toute  la  puissance 
des  meilleurs  microscopes  pour  rendre  perceptibles  à  nos  yeux 
les  plus  petits  infusoires.  Cependant  ils  offrent  tous  les  signes 
de  la  vie  la  plus  active  ;  leurs  mouvements,  exécutés  à  l'aide  de 
leurs  cils,  pourtant  si  déliés,  paraissent  très-rapides,  ce  qui  r>e 
les  empêche  pas  d'éviter  les  obstacles  qu'ils  rencontrent.  L'agi- 
tation incessante  à  laquelle  ils  se  livrent,  le  mouvement  accéléré 
de  leurs  cils  font  un  spectacle  très-animé  du  champ  d'un  mi- 
croscope, sous  lequel  on  a  placé  une  seule  .goutte  d'une  eau 
stagnante.  On  appelle  monades  les  plus  petits  de  ces  animaux. 
Ils  ne  sont  toutefois  pas  de  la  même  grosseur  ;  les  moindres  ap- 


LE    MICROSCOPE.  273 

paraissent  comme  des  points  à  peine  perceptibles.  A  coup  sûr, 
une  goutte  iroau  qui  en  sqpit  remplie  contiendrait  un  nombre 
prodigieux  de  ces  atomes  vivants  ^  Peut-être  pourrait-on  regarder 
comme  la  plus  intéressante  espèce  de  ce  groupe  celle  que  Leeu- 
Avenhoek  découvrit,  malgré  la  faiblesse  de  ses  instruments.  Au 
premier  abord,  on  croit  voir  un  animal  unique;  mais  il  paraît 
qu'il  est  composé  de  petites  monades  réunies  par  un  lien  mysté- 
rieux. Renfermées  dans  une  vésicule  globulaire,  toutes  ces  mo- 
nades cheminent  par  la  rotation  de  leur  enveloppe  commune.  De 
là  le  nom  de  volvoce  donné  à  cet  être  collectif^.  On  peut  souvent 
apercevoir,  à  travers  ce  sac  vésiculeux,  six  ou  huit  autres  enve- 
loppes semblables;  ce  sont  autant  déjeunes  volvoces  en  voie  de 
développement.  11  semble  que  ces  petits  animaux  soient  indif- 
férents à  la  présence  ou  à  l'absence  de  la  lumière. Pe  u  importe 
à  la  monade  que  le  grand  luminaire  des  cieux  se  trouve  au-des- 
sus des  eaux  qu'elle  habite,  ou  qu'elle  soit  plongée  dans  les  té- 
nèbres de  la  nuit  :  les  mouvements  circulaires  qu'elle  exécute 
n'en  continuent  pas  moins  tant  que  dure  sa  vie. 

Les  rotifères  appartiennent  à  une  classe  non  moins  intéres- 
sante que  celle  des  polygastriques,  et  ils  possèdent  une  organisa- 
tion plus  élevée  ;  toutefois,  on  les  rencontre  les  uns  et  les  autres 
dans  les  mêmes  circonstances,  c'est-à-dire  au  milieu  des  matiè- 
res végétales  qui  se  décomposent  dans  l'eau.  A  l'époque  oiî  il  fut 
découvert,  le  rolifer  vulgaris  excita  la  curiosité  à  un  haut  degré, 
ei^  raison  d\i  spectacle  singulier  qu'il  offre  sous  le  microscope. 
Les  observateurs  voyaient,  à  la  partie  antérieure  de  son  corps, 
deux  organes  tout  à  fait  analogues  à  des  roues  qui  leur  sem- 

1  Leur  diamètre  est  d'un  trois-millionième  de  ligne.  Une  goutte  d'eau  en  peut 
donc  contenir  cinq  cents  millions.  Ils  sont  de  diverses  couleurs.  Les  uns  sont  d'un 
vert  brillant,  comme  la  monas  grandis  ;  les  autres  sont  transparents  comme  le  verre 
{monas  crepusculum) .  Celie  espèce  est,  dit-on,  camivore.  La  monade  mantelée  {chla- 
mydimonas)  et  la  monade  vivipare  (monas  vivipara),  ainsi  que  quelques  autres  mo- 
nades, se  font  remarquer  par  leur  mode  de  reproduction.  Les  monades  se  séparent 
elles-mêmes  en  plusieurs  morceaux,  qui  forment  des  monades  distinctes.  Enfin,  le 
volvox  plobator  est  composé  de  monades  réunies  en  boule  par  une  sorte  de  filet,  et 
sa  reproduction  se  fait  intérieurement  et  extérieurement;  c'est-à-dire  que  non- 
seulement  des  morceaux  se  séparent  à  l'e.vtérieur  du  filet,  mais  encore  qu'il  s'en 
détache  à  l'intérieur  de  la  boule,  de  sorte  qu'un  nouveau  globe  de  monades  se  forme 
à  l'intérieur  de  la  boule  mère  et  y  reste  jusqu'à  ce  qu'une  déchirure  vienne  lui 
livrer  passage. 

-  Les  micrographes  font  des  volvoces  une  espèce  distincte.  {Notes  du  Rédacteur.) 

8e  SÉRIE.  —TOME  V.  18 


274  REVUE    BRITANNIQUE. 

blaient  tourner  autour  de  leur  axe.  Quelque  impossible  qu'un 
tel  mouvement  dût  paraître,  on  crofait  le  voir  et  on  en  cher- 
chait vainement  l'explication.  On  sait  maintenant  que  ce  n'était 
qu'une  illusion.  Vers  l'extrémité  antérieure  de  son  corps,  le  ro- 
tifère  est  muni  de  deux  disques  entourés  d'une  bordure  de  cils. 
Ces  petits  appendices  prennent  un  mouvement  propre  très-ra- 
pide, en  vertu  duquel  chacun  d'eux  décrit  un  cône  ayant  le  point 
d'attache  du  cil  pour  sommet.  Il  en  résulte  que  cet  organe  n'est 
visible  que  quand  il  se  trouve  dans  le  plan  horizontal,  et  qu'il 
disparaît,  au  contraire,  quand  il  est  au-dessus  et  au-dessous, 
parce  qu'il  n'est  plus  au  foyer  du  microscope.  Ces  apparitions 
et  ces  disparitions,  qui  se  succèdent  avec  une  grande  vitesse, 
donnent  l'idée  d'un  mouvement  rotatoire  exécuté  par  le  disque 
entier.  Quand  on  ne  fait  usage  que  d'un  instrument  faible  ou 
peu  distinct,  comme  étaient  les  microscopes  non  achromatiques, 
en  usage  lors  de  la  découverte  des  rotifères,  l'illusion  est  à  peu 
près  inévitable.  Le  mode  de  production  de  ce  mouvement  bien 
constaté,  il  est  naturel  de  se  demander  quel  en  peut  être  le  but. 
Pour  arriver  à  le  connaître,  répandons  dans  l'eau  oii  le  rolifère 
est  confiné  un  peu  de  poudre  de  carmin,  et  observons  ce  qui  va 
se  passer.  Les  particules  colorées  prennent  un  mouvement  cir- 
culatoire, effet  de  l'agitation  de  l'eau  par  les  cils  du  rotifère  ; 
puis,  entraînées  par  un  tourbillon  en  miniature,  elles  pénètrent 
dans  l'estomac  de  l'insidieux  animalcule,  oià  elles  sont  accom- 
pagnées par  les  plus  petits  animalcules,  que  leur  destinée  a 
placés  sous  l'action  entraînante  de  ce  dangereux  mécanisme. 
Les  rotifères  se  multiplient  avec  une  extrême  rapidité.  Les  uns 
sont  vivipares,  les  autres  ovipares.  Vingt-quatre  heures  suffi- 
sent pour  que  l'individu  qui  vient  de  naître  se  développe  com- 
plètement et  se  reproduise  à  son  tour. 

Les  micrographes  se  sont  longtemps  occupés  de  ce  qu'ils  ap- 
pelèrent d'abord  la  rcvivificalion  des  rotifères.  Que  ces  petits 
êtres,  restés  à  sec  dans  un  état  complet  de  mort  apparente,  pus- 
sent reprendre  le  mouvement  et  la  vie,  c'était  chose  si  étrange 
que  peu  de  gens  étaient  disposés  à  y  croire.  Cependant  un  grand 
nombre  d'expériences  semblent  laisser  peu  de  place  au  doute  *. 

1  C'est  maintenant  un  fait  parfaitement  vérifié,  que  la  suspension  de  la  vie  chez 
certains  rotifères.  Le  doute  on  l'on  est  resté  si  longtemps  sur  ce  sujet  singulier 


r.E  Mu.uosr.opE.  275 

FontaïKi  dit  posiliveuient  avoir  ranimé  un  rotifère  resté  sans 
mouvement  pendant  deux  ans  et  demi  ;  il  lui  suffit  pour  cela  de 
le  tenir  deux  heures  sous  l'eau.  Plus  récemment,  un  observa- 
teur habile  et  soigneux,  M.  Doycre,  a  fait  de  belles  et  nombreuses 
expériences  dans  le  but  de  ne  point  laisser  de  doutes  à  ce  sujet. 
il  est  arrivé  à  cette  conclusion  :  que,  dans  certaines  circon- 
stances, ces  animaux  singuliers  peuvent  être  rappelés  à  la  vie 
après  être  restés  quelque  temps  dans  un  état  de  mort  apparente. 
Il  dit  que  les  corps  desséchés  de  ces  Epiménides  microscopiques, 
après  avoir  séjourné  trois  ou  quatre  semaines  dans  le  vide  baro- 
métrique, oîi  il  semble  qu'ils  auraient  dû  perdre  jusqu'à  leurs 
derniers  atomes  d'eau,  ont  cependant  pu  reprendre  le  mouve- 
ment vital.  Dans  son  grand  ouvrage  sur  les  infusoires,  Ehrenberg 
s'est  étendu  sur  ce  point.  Il  pense  qu'en  dépit  des  moyens  de 
dessiccation  qui  ont  été  employés,  il  reste  dans  le  corps  du  petit 
animal  son  fluide  cV organisation.  Il  n'admet  pas  l'hypothèse 
d'une  vie  latente.  La  mort,  dit-il,  n'est  pas  la  vie  à  l'état  d'en- 
gourdissement, mais  l'absence  de  la  vie.  Telle  est  évidemment 
l'opinion  de  Humboldt,  quand  il  dit  :  «  La  révivification  du  ro- 
tifère et  des  infusoires  à  tests  siliceux  n'est  que  la  reprise  de 
fonctions  vitales  longtemps  affaiblies ,  mais  non  entièrement 
éteintes.  » 

Nous  devons  nous  borner  à  une  revue  sommaire  du  vaste  su- 
jet qui  nous  occupe  ^  Après  avoir  parlé  des  animalcules  qui  ha- 

venait  uniquement  de  ce  qu'on  a  confondu  les  espèces  auxquelles  il  a  été  donné  de 
résister  à  la  dessiccation  avec  celles  qui  ne  possèdent  pas  cette  faculté.  Certains  roti- 
Teres,  destinés  à  habiter  les  eaux^  ne  peuveut  reprendre  le  mouvement  quand  le 
liquide  vient  décidément  à  leur  faire  défaut;  en  cela,  ils  ressemblent  aux  poissons. 
D'autres  ont  été  placés  dans  des  conditions  fort  différentes.  Leur  séjour  est  au  milieu 
des  mousses  qui  tapissent  les  toits  et  les  rochers.  La  volonté  suprême,  en  logeant 
ces  petits  êtres  dans  une  position  oiz  l'eau  ne  leur  est  pas  accordée  sans  interrup- 
tion, ne  pouvait  manquer  de  les  douer  de  faclutés  qui  fussent  en  rapport  avec  Tba- 
hilation  qu'elle  leur  destinait.  Aussi  une  admirable  prévision  a  rendu  les  rotifères 
de  cette  espèce  capables  de  recommencer  l'exercice  de  la  vie  dès  qu'ils  retrouvent 
de  l'eau,  même  après  qu'ils  en  ont  été  privés  fort  longtemps.  {Note  du  Rédacteur.) 
1  II  faudrait  encore  parler  des  vorcicellina,  qui  ont  la  forme  de  clochettes;  des 
floscularia ,  q\i\  rappellent  les  pensées  et  les  iris  ;  des  stephanoceros,  armés  de  trois 
crochsts  redoutables,  lorsqu'on  les  regarde  à  travers  le  microscope,  etc.,  etc.  Mais 
l'histoire  de  ces  animalcules,  non  moins  intéressante  que  celle  des  grands  animaux 
du  globe,  dépasserait  les  bornes  de  cet  article.  Nous  conseillons  donc  aux  lecteurs, 
qui  voudraient  approfondir  ces  détails  curieux,  de  recourir  à  l'ouvrage  de  M.  Manlell 
sur  les  animalcules.  (Note  du  Rédacteur.) 


276  REVUE    BRITANNIQUE. 

bitent  les  eaux  douces,  nous  allons  dire  quelque  chose  de  ceux 
qui  peuplent  les  eaux  salées.  Imitant  jusqu'à  un  certain  point 
les  astronomes  qui  vont  découvrant,  à  l'aide  de  leurs  télescopes, 
des  mondes  et  des  sphères  sans  fin,  dans  les  profondeurs  les 
plus  reculées  de  l'espace,  nous  avons  à  parcourir  la  vaste  éten- 
due des  mers,  où  nous  trouverons  une  foule  également  innom- 
brable de  petits  organismes  vivants.  Voici  de  quelle  manière  s'y 
prend  Scoresby,  pour  donner  quelque  idée  de  celte  inconceva- 
ble multitude  des  microzoaires  dans  l'océan  Arctique.  Comme 
toutes  les  eaux  dégagées  d'impuretés  en  suspension,  les  flots  de 
l'Océan  sont  de  couleur  bleue  d'outremer  foncée.  Certaines  por- 
tions cependant,  d'une  étendue  souvent  de  vingt  à  trente  milles 
carrés,  se  montrent  vertes  et  même  troubles.  C'est  qu'elles  sont 
remplies  d'animalcules.  On  a  reconnu  que  ces  petits  êtres  des- 
cendent jusqu'à  quinze  cents  pieds.  Or,  Scoresby  nous  dit  que, 
pour  compter  les  animalcules  compris  dans  deux  milles  carrés 
de  cette  eau  trouble,  il  aurait  fallu  quatre-vingt  mille  personnes 
occupées  tout  le  jour  à  ce  louable  travail  depuis  le  commence- 
ment du  monde.  Que  l'on  juge  par  là  de  l'affluence  de  cette  po- 
pulation dans  les  mers  polaires,  puisque  le  quart  de  la  mer  du 
Groenland,  sur  une  étendue  de  dix  degrés  en  latitude,  se  com- 
pose de  cette  eau  trouble  où  la  vie  surabonde  !  Ces  organismes 
diffèrent  de  ceux  dont  nous  venons  de  nous  occuper  ;  ils  font 
partie  de  la  famille  des  méduses.  «  Nous  étions,  dit  M.  Darwin, 
sur  les  côtes  du  Chili,  à  quelques  lieues  au  nord  de  la  Concep- 
tion :  le  Beagle  traversa  une  plaine  d'eau  trouble  tout  à  fait  sem- 
blable à  celle  dune  rivière  débordée;  la  même  circonstance 
s'offrit  à  un  degré  au  nord  de  Valparaiso,  et  sur  une  plus  grande 
étendue.  Cette  eau,  placée  dans  un  verre,  avait  une  teinte  rou- 
geâtre;  au  microscope,  elle  fourmillait  d'animalcules  qui  se 
lançaient  de  tous  côtés  et  faisaient  quelquefois  explosion.  Ils 
étaient  très-petits,  tout  à  fait  invisibles  à  l'œil  nu,  et  n'occu- 
paient guère  qu'un  millième  de  pouce  carré.  Il  s'en  trouvait  tou- 
jours beaucoup  dans  la  moindre  goutte  du  liquide.  Nous  eûmes 
à  franchir  deux  espaces  semblables  en  un  même  Jour  ;  l'un 
d'eux  avait  plusieurs  milles  carrés.  Quel  nombre  incalculable 
d'animalcules!  A  quelque  distance,  l'eau  paraissait  roussâtre 
comme  celle  d'une  rivière  qui  coule  sur  une  argile  ferrugineuse, 


LE    MICROSCOPE.  277 

tandis  qu'à  l'ombre  du  vaisseau  elle  semblait  de  la  nuance  du 
chocolat.  La  rencontre  de  cette  eau  avec  l'eau  claire  s'opérait  sur 
une  ligne  bien  tranchée.  Depuis  quelques  jours,  le  temps  était 
clair  et  l'Océan  renfermait  une  population  excessive  de  ces  pe- 
tites créatures.  »  Pœppig  fait  mention  d'un  phénomène  à  peu 
près  pareil,  qu'il  observa  auprès  du  cap  Pilares.  Ici,  l'eau  colorée 
en  rougeâlre  occupait  une  longueur  de  vingt-quatre  milles  sur 
sept  de  largeur.  Quand  on  la  regardait  du  haut  d'un  mât,  la  mer 
prenait  une  teinte  rouge  sombre  ;  à  mesure  que  nous  avancions, 
la  nuance  passait  au  pourpre  brillant;  le  sillage  du  navire  était 
d'un  rose  tendre.  Cette  eau  était  parfaitement  transparente  ; 
on  y  voyait  seulement  quelques  points  rouges  décrivant  des 
spirales. 

Jusque  dans  les  noirs  abîmes  de  l'Océan,  à  des  profondeurs 
oîi  l'on  croyait  la  vie  impossible,  à  six  mille  pieds  au-dessous  de 
la  surface  de  ses  eaux,  on  a  trouvé  des  indices  assurés  de  la  pré- 
sence d'animalcules  pendant  le  récent  voyage  désir  James  Ross 
dans  les  régions  antarctiques.  Ce  que  dit  M.  de  Humboldt  sur  la 
diffusion  des  êtres  vivants  rentre  trop  bien  dans  notre  sujet  pour 
que  nous  ne  lïnsérions  pas  ici  :  «  Il  n'est  pas  encore  décidé  si  la 
vie  prédomine  sur  la  terre  ou  dans  les  profondeurs  de  l'Océan.  » 
Ehrenberg  nous  fait  encore  mieux  comprendre,  dans  son  admi- 
rable ouvrage,  toute  l'expansion  de  la  vie  organique,  en  nous  la 
montrant  si  développée  dans  l'Océan  tropical  et  jusqu'au  milieu 
des  glaces  polaires.  A  douze  degrés  du  pôle,  on  a  trouvé  des  po- 
lygastriques  à  tests  siliceux,  et  même  des  coscinadiscées  pour- 
vues de  leurs  ovaires,  vivant  au  milieu  de  masses  glacées. 

Ce  phénomène,  si  frappant  à  toutes  les  latitudes,  devient  ma- 
gnifique sous  les  tropiques.  En  effet,  la  phosphorescence  de  la 
mer  paraît,  en  grande  partie,  due  à  des  animalcules  flottants 
sur  les  eaux  par  myriades  infinies,  et  doués  de  la  propriété  d'é- 
mettre de  la  lumière.  «  Ces  belles  et  calmes  nuits  des  tropiques, 
dit  le  célèbre  voyageur  que  nous  venons  de  citer,  ont4aissé  dans 
mon  esprit  un  souvenir  ineffaçable.  Tandis  qu'au  zénith  la  con- 
stellation d'Argo,  et  la  Croix  du  Sud  au  couchant,  remplissent  de 
eur  doux  éclat  planétaire  l'éther  azuré  des  cieux,  les  dauphins 
décrivent  des  sillons  lumineux  à  travers  les  vagues  écumeuses.  » 
On  a  beaucoup  disputé  sur  la  cause  de  ces  lueurs  étranges.  Les 


278  REVUE   BRITANNIQUE. 

micrographes  et  les  chimistes  semblent  avoir  arrangé  la  chose 
entre  eux  comme  par  une  sorte  de  compromis.  Il  paraît,  en  effet, 
que  le  phénomène  reconnaît  une  double  origine  :  la  décompo- 
sition des  substances  organiques  (sous  l'action  de  l'ozone,  sui- 
vant Schônbein)  et  la  faculté  d'émettre  de  la  lumière,  attribut 
de  plusieurs  animaux  marins.  Cette  faculté  a  été  surtout  dépar- 
tie à  certaines  petites  méduses,  qu'on  rencontre  par  légions, 
ainsi  qu'à  des  infusoires  qui  se  trouvent  partout.  Ehrenberg  par- 
vint à  se  procurer  de  ces  infusoires  lumineux  en  filtrant  une 
grande  quantité  d'eau  de  mer  ;  il  obtint  ainsi  ces  animalcules 
en  abondance.  Placés  sur  le  porte-objet  obscur  du  microscope, 
ces  petits  flambeaux  des  mers  offrent  un  spectacle  plein  d'intérêt. 
Quand  on  les  soumet  à  l'action  d'une  très-petite  quantité  d'a- 
cide, l'irritation  qu'ils  en  ressentent  leur  fait  émettre  un  éclat 
de  lumière  instantané.  «  Lorsqu'on  irrite  le  photocharis,  nous 
dit  Ehrenberg,  il  se  produit  une  étincelle  dans  chacun  de  ses 
cirrhes;  puis  la  lueur  vivante  s'accroît  et  s'étend  sur  le  dos  de 
l'animalcule  néréidiforme  ;  on  dirait  un  fil  de  soufre  brûlant  avec 
une  flamme  jaune  verdàtre.  L'apparition  de  cette  torsade  de  feu 
est  le  produit  d'une  action  vitale  ;  elle  consiste  en  une  série  d'é- 
tincelles instantanées  qui  se  renouvellent  après  un  intervalle  de 
repos.  »  On  a  généralement  attribué  cette  lumière  à  l' électro- 
magnétisme. S'il  en  est  ainsi,  il  faut  que  les  organes  de  ces  in- 
fusoires puissent  acquérir  une  énorme  tension  électrique,  pour 
qu'ils  suffisent  à  produire  une  lueur  si  vive  dans  un  milieu  aussi 
bon  conducteur  de  l'électricité.  Outre  ces  organismes  produc- 
teurs de  lumière,  le  microscope  a  fait  découvrir,  dans  les  eaux 
phosphorescentes,  des  parcelles  déchirées  de  matières  organi- 
ques, débris  probablement  de  méduses  ;  elles  doivent  leur  éclat 
à  la  décomposition  que  subissent  toutes  les  substances  organi- 
ques privées  de  vie.  Après  s'être  baignés  à  Cumana,  dans  le  golfe 
de  Cariaco,  Humboldt  et  ses  compagnons,  marchant  sur  le  ri- 
vage, s'aperçurent  que  leurs  corps  étaient  devenus  lumineux, 
par  l'effet  de  petits  lambeaux  qui  s'étaient  attachés  à  leur  peau, 
et  ils  restèrent  dans  cet  état  pendant  quelques  minutes. 

Les  diatomées  ne  sont  pas  les  seuls  représentants  microsco- 
piques du  règne  végétal  :  certaines  mers  en  sont  la  preuve.  Des 
observations  récentes  ont  donné  lieu  d'attribuer  la  couleur  des 


LE    MICROSCOPE.  279 

eaux  de  la  nier  Rouge  à  la  présence  d'une  multitude  inconceva- 
ble de  petits  végétaux.  On  a  souvent  mis  en  doute  le  fait  de  la 
coloration  de  cette  mer,  et  plusieurs  voyageurs  ont  assuré  que 
rien  ne  justifiait  la  désignation  qu'on  lui  applique.  D'autres, 
cependant,  ont  été  assez  favorisés  pour  être  témoins  du  phéno- 
mène, et  leurs  récits  confirment  la  tradition,  venue  jusqu'à  nous, 
qui  veut  qu'une  coloration  particulière  se  fasse  remarquer  dans 
cette  mer.  Le  docteur  Harvey  a  trouvé  un  moyen  ingénieux  de 
mettre  d'accord  tant  d'assertions  opposées.  Il  pense  que  les  ob- 
servations n'ont  pas  eu  lieu  dans  la  même  saison  ;  si,  en  effet, 
la  coloration  est  due  à  des  substances  végétales,  elle  doit  varier 
avec  les  différentes  époques  de  l'année.  Il  est  certain,  continue  le 
même  écrivain,  que  les  eaux  de  cette  mer  sont  quelquefois  recou- 
vertes dune  écume  rouge,  puisqu'il  en  a  été  apporté  en  Angle- 
terre, et  que  l'examen  en  a  été  fait  au  microscope  par  plusieurs  na- 
turalistes. 31.  Montagne  a  démontré  que  cette  écume  se  compose 
entièrement  de  très-petites  algues,  dont  les  fdamentstrès-ftnssont 
agglomérés  en  petits  paquets.  Ceux-ci  contiennent  des  anneaux 
d'une  matière  rouge  renfermés  dans  des  tubes  déliés.  Pendant  le 
voyage  du  Beafjle,  Darwin  fut  frappé  par  l'apparition  d'une  colo- 
ration en  rouge  brun  qui  se  montra  sur  la  mer.  Un  faible  gros- 
sissement du  microscope  fut  suffisant  pour  faire  voir  que  la  mer 
était  alors  couverte  de  petits  morceaux  de  foin  haché,  dont  les 
extrémités  étaient  déchiquetées.  On  reconnut  ensuite  que  c'é- 
taient de  petites  algues  semblables  à  celles  de  la  mer  Rouge.  Le 
nombre  de  ces  végétaux  des  mers  est  sans  doute  infini,  car  le 
Beagle  en  traversa  plusieurs  bandes,  dont  l'une  avait  plus  de  dix 
mètres  de  largeur  :  à  en  juger  par  l'aspect  boueux  de  la  mer,  la 
longueur  en  était  de  plus  de  deux  milles.  Les  matelots  connais- 
sent ce  phénomène,  qu'ils  appellent  mer  de  sciure  de  bois. 

MM.  E.  Dupont  et  Montagne  ont  vu  la  surface  de  la  mer  Rouge 
couverte  d'une  mince  couche  d'une  substance  fort  atténuée  et 
couleur  de  brique  tirant  sur  l'orange.  Renfermée  dans  une  bou- 
teille, cette  substance  prit  une  teinte  violette,  tandis  que  l'eau 
était  d'un  beau  rose.  Le  phénomène  fut  remarqué  depuis  Cosséir, 
à  la  hauteur  duquel  les  observateurs  se  trouvaient  le  15  mai  au 
matin,  jusqu'à  Tor',  petit  village  arabe,  devant  lequel  ils  étaient 
au  milieu  du  jour  suivant.  Ensuite  la  mer  devint  aussi  bleue 


280  REVUE    BRITANNIQUE. 

qu'auparavant;  ils  avaient  dû  traverser  cette  couche  végétale 
sur  un  espace  de  plus  de  cent  lieues. 

§  in. 

Laissons  désormais  le  domaine  des  eaux  et  celui  de  la  terre  ; 
portons  notre  attention  sur  un  autre  point,  jusqu'ici  assez  mal 
compris,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  d'un  grand  intérêt  :  — la  vie 
règne  aussi  dans  l'air.  Gardons-nous  de  laisser  croire  que  l'air  soit 
un  milieu  où  les  êtres  organisés  puissent  circuler  constamment  : 
il  ne  s'agit  que  du  séjour  momentané  que  quelques-uns  d'entre 
eux  y  peuvent  faire,  et  c'est  bien  assez.  On  n'est  pas  entièrement 
d'accord  sur  les  causes  qui  peuvent  apporter  les  petits  organismes 
dans  l'atmosphère.  Cependant  on  a  tenu  note  d'une  foule  de  cir- 
constances, dans  lesquelles  des  corps  ont  été  élevés  au  milieu  de 
l'air  par  des  forces  excédant  de  beaucoup  celles  qui  sont  néces- 
saires pour  emporter  d'aussi  petites  molécules  que  les  germes 
des  plantes  ou  les  animaux  microscopiques.  Nous  voyons  même 
que  des  poissons,  enlevés  par  des  courants  puissants,  sont  re- 
tombés de  l'atmosphère.  Le  9  mars  1830,  après  une  pluie  abon- 
dante, on  trouva  répandus  sur  les  champs  de  lîle  d'Ula,  en 
Ecosse,  quantité  de  petits  harengs  si  frais,  que  quelques-uns 
vivaient  encore.  Dans  une  ville  de  France  située  à  quelque  di- 
stance de  Paris,  éclata  un  orage  violent;  le  lendemain  matin, 
les  rues  étaient  jonchées  de  poissons  de  différentes  grosseurs.  Ce 
fait  s'expliqua,  lorsqu'on  sut  que  le  vent  avait  mis  à  sec  un  étang 
du  voisinage,  où  il  n'avait  laissé  que  les  plus  gros  poissons.  On  a 
vu  tomber  de  la  poussière,  des  cendres,  des  grenouilles  et  autres 
corps  :  ce  n'est  donc  pas  merveille  si  les  germes  d'où  naîtront 
des  animalcules  et  des  plantes  imperceptibles  sont  continuelle- 
ment en  suspension  autour  de  nous,  prêts  à  se  développer  s'ils 
tombent  en  un  lieu  favorable. 

•Nous  sommes  trop  portés  à  considérer  l'atmosphère  comme  ne 
renfermant  que  de  l'air,  oubliant  que  d'innombrables  molécules 
organiques  y  flottent  de  toutes  parts  ,  les  unes  vivantes,  les  au- 
tres inanimées.  Ecoutons  ce  que  dit  Humboldt  à  ce  sujet  :  «  Les 
vents  emportent  des  légions  d'animalcules  qu'ils  prennent  à  la 
surface  des  eaux.  Suspendus  et  ballottés  dans  les  airs,  ces  petits 
êtres  retombent  entraînés  par  la  rosée  qui  pénètre  leurs  organes 


LE    MICROSCOPE.  281 

et  les  rend  à  la  vie.  La  poussière  météorique  jaune,  dont  on  a 
souvent  observé  la  chute  sur  T Atlantique,  et  qu'il  n'est  pas 
rare  de  voir  portée  vers  l'Orient,  au  nord  de  l'Afrique,  en  Italie 
et  jusqu'au  centre  de  l'Europe;  cette  poussière,  Ehrenberg  a 
montré  qu'elle  se  compose  de  très-petits  organismes  siliceux. 
Peut-être  quelques-uns  flottent-ils  pendant  des  années  dans  les 
hautes  régions  de  l'atmosphère,  attendant  que  les  courants  des- 
cendants, ou  les  vents  étésiens,  les  ramènent  sur  la  terre  pour  y 
reprendre  leur  existence  interrompue.  Avec  les  animalcules  en 
plein  développement,  l'atmosphère  contient  en  germe  une  infi- 
nité de  populations  futures  ;  sans  compter  les  œufs  des  insectes 
et  ces  semences  ailées  que  l'automne  livre  au  souffle  des  vents 
chargés  de  les  disperser  sur  la  terre.  Il  en  est  de  même  du  pol- 
len vivifiant  lancé  par  les  étamines  des  plantes  unisexuelles  ;  em- 
porté par  l'air  ou  par  les  insectes  ailés,  il  traverse  les  mers  et  les 
déserfs  pour  arriver  à  une  fleur  isolée.  De  quelque  côté  que  l'ob- 
servateur tourne  ses  regards,  la  vie  s'offre  à  lui  développée  ou  en 
germe.  »  Y  a-t-il  rien  de  plus  propre  à  nous  convaincre  de  l'exis- 
tence dune  foule  de  germes  partout  présents,  attendant,  pour 
s'éveiller  à  la  vie,  la  réunion  de  circonstances  favorables,  que  de 
voir  un  peu  d'eau  imprégnée  de  matière  organique  se  remplir 
d'êtres  vivants  après  quelque  temps  d'exposition  à  l'air  et  à  la 
lumière? 

Nous  allons  mentionner  quelques-uns  des  phénomènes  les 
remarquables  qui  nous  révèlent  la  présence  d'un  grand  nombre 
de  germes  d'animalcules  et  de  semences  végétales  dans  les  royau- 
mes de  l'air,  où,  sans  cesse  agités  par  les  vents,  ils  voyagent  au- 
tour du  globe.  L'étrange  famille  des  petits  champignons  nous 
ofi're  surtout  des  preuves  que  l'air  est  rempli  d'innombrables  par- 
ticules toutes  prêtes  à  se  développer,  dès  qu'en  touchant  la  terre 
elles  y  auront  rencontré  un  gîte  convenable.  Ne  faut-il  pas,  en 
efi'et,  que  des  germes  de  cette  race  soient  suspendus  de  toute 
part  en  merveilleuse  abondance,  pour  qu'un  morceau  de  fruit, 
une  croûte  de  pain  humide,  un  encrier,  ou  un  reste  de  médica- 
ment abandonné  se  recouvrent,  en  si  peu  de  temps,  d'une  cou- 
che veloutée  qui  végète  avec  une  surprenante  rapidité.  Ces  pro- 
ductions si  dédaignées,  que  proscrit  avec  tant  d'empressement 
la  soigneuse  ménagère,  sont  cependant  pour  le  micrographe  un 


282  REVUE    BRITANNIQUE. 

charmant  sujet  d'observation.  Son  instrument  favori  lui  dévoile 
une  forêt  de  filaments  délicats  entremêlés  dans  toutes  les  direc- 
tions ;  il  voit  avec  surprise  ces  tiges  mignonnes  saccroitre,  se 
multiplier  sous  ses  yeux.  Leur  extrémité  se  gonfle  en  une  boule 
qui ,  bientôt ,  laisse  échapper  dans  l'air  des  semences  légères 
d'une  incroyable  finesse.  Elles  sont  si  nombreuses  que  Fries 
évalue  à  dix  millions  celles  d'un  seul  individu  de  re/ic»^ona  ma- 
rina. Imperceptibles  à  l'œil  nu  lorsqu'elles  sont  isolées,  elles 
simulent  un  nuage  de  fumée  quand  elles  se  répandent  en  grand 
nombre.  Leur  extrême  légèreté  permet  aux  causes  les  plus  fai- 
bles de  les  transporter  ;  les  vapeurs  aqueuses,  et  à  plus  forte  rai- 
son les  courants  d'air,  les  insectes,  etc.,  contribuent  sans  doute 
à  les  disperser.  Comment,  après  cela,  s'étonner  de  leur  ubiquité  ? 
ou  plutôt,  comment  trouver  un  lieu  qui  en  soit  exempt?  Ces 
semences  de  petits  champignons  voltigent  dans  l'air  que  nous 
respirons,  puisqu'on  en  a  trouvé  à  l'état  de  développement  dans 
les  poumons  dun  homme  vivant;  elles  nagent  dans  leau,  car 
les  poissons  qui  ornent  nos  bassins  se  recouvrent  d'un  réseau 
qui  leur  donne  la  mort.  Elles  profitent  de  toutes  les  ouvertures 
pour  pénétrer  dans  le  sein  même  de  la  terre  ;  d'oi^i  viendraient 
sans  cela  les  champignons  lumineux  qui  tapissent  les  houillères 
de  Dresde  ? 

Si  la  présence  dans  l'air  des  sporules  végétales  est  ainsi  dé- 
montrée, celle  des  germes  animaux  n'est  pas  moins  certaine. 
Darwin  nous  dit  que  l'atmosphère  de  Saint-Domingue  manque 
généralement  de  transparence.  Il  en  attribue  la  cause  à  la  chute 
d'une  poussière  impalpable  qui  finit  par  altérer  les  instruments 
d'astronomie.  Le  même  auteur  dit  n'avoir  pas  trouvé  moins  de 
cinquante  observations  de  chutes  de  semblable  poussière  sur  des 
vaisseaux  qui  traversaient  l'Atlantique.  D'après  la  direction  du 
vent  qui  soufflait  lors  de  ces  observations,  d'après  l'époque  où 
elles  ont  eu  lieu,  époque  pendani  laquelle  on  sait  que  le  har- 
mattan élève  des  nuées  de  poussière  dans  les  hautes  régions  de 
l'atmosphère,  il  devient  probable  que  ces  substances  pulvéru- 
lentes partent  principalement  de  l'Afrique.  Elles  se  composent 
en  grande  partie  d'infusoires  et  de  quelques  diatomées.  Toute- 
fois il  est  singulier  que  Ehrcnberg  n'y  ait  pas  pu  découvrir  plu- 
sieurs des  infusoires  propres  à  l'Afrique,  tandis  qu'il  y  a  rencon- 


LE    MICROSCOPE.  283 

tré  deux  espèces  qu'on  ne  connaît  jusqu'ici  que  dans  rAmérique 
du  Sud.  On  dit  que  cette  poussière  tombe  en  si  grande  abon- 
dance qu'il  se  forme  de  la  boue  sur  le  pont  des  vaisseaux.  Les 
passagers  se  plaignent  de  l'importunité  qu'elle  leur  cause  et  de 
la  cuisson  quils  éprouvent  aux  yeux.  On  ajoute  même  que  des 
navires  ont  fait  côte,  au  milieu  de  l'obscurité  produite  par  ce 
brouillard  sec.  On  observa  quelque  chose  de  semblable  à  Gênes, 
le  16  mars  1846.  A  la  suite  dune  tempête,  il  tomba  de  la  pous- 
sière, dont  le  professeur  Pictet  envoya  un  échantillon  à  Ehren- 
berg.  Cet  habile  observateur  la  trouva  identique  à  celle  qu'on 
recueille  à  la  hauteur  des  îles  du  cap  Vert,  et  il  y  compta  plus  de 
quarante  espèces  dinfusoires.  Il  regarde  comme  probable  que 
ces  nuées  pulvérulentes  partent  de  l'Afrique.  Seulement,  ou- 
tre des  infusoires  qui  appartiennent  au  continent,  il  s'y  ren- 
contre plusieurs  organismes  qui  ne  se  présentent  jamais  hors 
des  mers. 

Qu'il  tombe  de  la  neige  colorée,  c'est  chose  admise  depuis 
longtemps  parmi  les  croyances  populaires.  Peut-être  quelques 
personnes,  accoutumées  à  chercher  la  source  de  cette  coloration 
dans  le  règne  végétal,  seront-elles  surprises  de  la  voir  attribuer 
à  la  vie  animale  dans  l'air.  Chacune  de  ces  causes  peut  être  in- 
voquée. Sir  John  Ross  recueillit  de  la  neige  rouge  sur  une  chaîne 
de  montagnes  arctiques  qui  s'élevaient  de  huit  cents  pieds  (244 
mètres)  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Il  s'en  trouvait  aussi  dans 
les  mêmes  parages,  lorsque  sir  W.-E.  Parry  les  visita  en  1827. 
Il  avait  d'abord  remarqué  que  les  traîneaux  laissaient  une  trace 
rouge,  il  vit  ensuite  qu'il  en  était  de  même  de  l'empreinte  des 
pas  et  de  toute  autre  espèce  de  pression  ;  la  nuance  variait  quel- 
quefois. En  mars  1808,  il  tomba  de  la  neige  rose  dans  le  Tyrol 
et  la  Carinthie  ;  il  en  fut  de  même  en  Carniole,  à  Cadore,  Bellune, 
Feltri,  et  cette  neige  s'éleva  jusqu'à  la  hauteur  de  près  de  six 
pieds.  On  a  vu  aussi  de  la  neige  verte  ;  Martins  en  observa  au 
Spitzberg.La  surface  de  cette  neige  ne  présentait  rien  d'extraor- 
dinaire, mais  la  pression  du  pied  déterminait  une  coloration  ;  à 
une  faible  profondeur,  il  semblait  qu'on  eût  imprégné  la  neige 
d'une  décoction  verte.  L'eau  qu'elle  laissait  en  se  fondant  avait 
une  faible  teinte  de  la  même  couleur.  Il  faut  bien  qu'il  y  ait  alors 
dans  la  neige  un  nombre  immense  de  ces  petits  organismes  qu'on 


284  REVUE    BRITANNIQUE. 

s'accorde  à  regarder  comme  la  cause  de  ce  phénomène.  En  effet, 
pour  couvrir  une  surface  d'un  pouce  carré  (25  millimètres  en 
carré),  il  en  faudrait  plus  de  deux  millions  et  demi.  Quelques 
observateurs  ont  attribué  la  cause  de  la  coloration  de  la  neige  à 
un  végétal,  le  protococeus  nivalis,  qu'il  faut  rapporter  à  la  famille 
des  algues.  Quand  on  fait  évaporer  le  liquide  de  la  neige  rouge 
sur  une  plaque  de  verre,  il  reste  des  granules  fort  petits.  Exa- 
minés au  microscope,  ils  furent  d'abord  jugés  de  nature  végé- 
tale. 3Iais  ce  moyen,  au  moins  équivoque,  n'amena  pas  tous  les 
observateurs  à  la  même  conclusion.  Shuttleworth  ayant  recueilli 
de  la  neige  rouge,  au-dessus  du  niveau  des  neiges  perpétuelles, 
y  découvrit  une  infinité  d'animalcules  d'une  grande  petitesse  et 
d"une  remarquable  agilité.  Les  granules  supposés  végétaux  ne 
seraient-ils  pas  les  œufs  d'un  rotifère  couleur  rose?  Suivant  Mar- 
tins,  la  vérité  serait  entre  les  deux  opinions  ;  la  coloration  liti- 
gieuse serait  due  à  de  nombreuses  cellules  végétales  remplies 
d'un  fluide  habité  par  une  multitude  d'infusoires.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  la  cause,  un  fait  nous  est  révélé  qui  est  du  plus  haut  in- 
térêt :  c'est  qu'il  se  trouve  dans  les  hautes  régions  de  l'air  de 
petits  organismes  destinés  à  vivre  dans  des  circonstances  qui 
sembleraient  devoir  rendre  toute  existence  impossible. 

La  présence  des  animalcules  dans  l'atmosphère  s'est  quelque- 
fois manifestée  dune  manière  aussi  étrange  qu'alarmante.  Les 
phénomènes  dont  nous  voulons  parler  ont  dû  frapper  l'imagi- 
nation des  peuples  d'autant  plus  vivement  qu'ils  avaient  lieu 
dans  des  temps  plus  anciens. 

Aussi  les  historiens  n'ont  pas  manqué  de  les  enregistrer.  On 
sait  assez  qu'ils  nous  parlent  de  taches  de  sang  apparues  çà  et  là 
et  désignées  sous  le  nom  de  signacula.  Ce  serait  une  erreur  de 
ne  voir  dans  ces  phénomènes  que  les  illusions  d'une  crédulité 
superstitieuse.  La  preuve  qu'il  n'en  est  pas  ainsi,  c'est  qu'ils  se 
reproduisent  de  nos  jours.  Yoici  ce  que  rapporte  à  ce  sujet  le 
docteur  Merle  d'Aubigné,  dans  un  ouvrage  sur  la  réformation 
récemment  publié  : 

«  Une  femme  se  trouvait  seule  devant  sa  demeure,  située  dans 
le  village  de  Castelen-Schloss  ;  tout  à  coup  un  spectacle  effrayant 
se  présente  à  ses  yeux  :  du  sang  sort  de  la  terre  tout  autour  d'elle. 
Vivement  alarmée,  elle  rentre  dans  sa  chaumière;  mais,  chose 


LE    MICROSCOPE,  285 

horrible,  le  sang  y  dégoutte  de  toute  part;  les  murs,  les  bois  en 
sont  couverts;  il  déborde  d'un  vase  placé  sur  une  tablette,  il  dé- 
coule du  berceau  de  l'enfant.  Saisie  d'épouvante,  la  femme  se 
précipite  vers  le  village  en  criant  au  meurtre.  A  ses  cris  les  vil- 
lageois et  les  moines  d'un  couvent  voisin  s'assemblent  en  tu- 
multe. On  fait  à  peu  près  disparaître  les  taches  de  sang  ;  les 
habitants  commencent  à  se  remettre  de  leur  frayeur,  et  se  dis- 
posent c\  prendre  leur  repas  du  soir  sous  l'abri  des  toits  prolon- 
gés de  leurs  chalets.  Mais  voici  que  du  sang  bouillonne  sur 
l'étang,  tombe  du  toit,  ruisselle  sur  les  murs,  en  un  mot  le  sang 
est  partout.  Le  bailli  de  Schenkenberg,  le  pasteur  de  Dalheim 
arrivent,  s'informent,  examinent  et  font  leur  rapport  à  Berne.  » 

A  coup  sûr  il  y  a  de  l'exagération  dans  ce  récit.  Le  sang  qui 
bouillonne  sur  l'étang,  déborde  du  bassin,  mouille  le  berceau, 
tout  cela  n'est  que  figures  de  rhétorique.  Rien  de  pareil  ne  s'ob- 
serve, en  effet.  On  aura  vu  des  taches  couleur  de  sang  sur  le 
berceau,  sur  l'étang,  sur  le  sol,  mais  voilà  tout.  Evidemment 
l'alarme  fut  grande  et  l'imagination  enfanta  les  merveilles  que 
la  nature  n'offrait  pas.  On  a  généralement  attribué  la  cause  de 
ces  taches  de  sang  au  développement  rapide  et  abondant  d'un 
infusoire  [monas  procligiosa).  Il  est  fâcheux  d'introduire  dans 
l'histoire  des  faits  merveilleux  dénués  de  fondement.  C'est  un 
malheur  que  le  microscope  donne  le  moyen  d'écarter,  en  four- 
nissant l'explication  naturelle  d'un  phénomène  mal  observé. 

Après  nous  être  suffisamment  occupé  de  ce  monde  microsco- 
pique et  mystérieux,  il  nous  reste  à  rechercher  dans  quel  but  il 
peut  avoir  été  créé ,  pour  l'accomplissement  de  quel  dessein 
les  êtres  infiniment  petits  ont  été  placés  partout  avec  une  si 
grande  profusion.  Ici,  nous  devons  l'avouer,  notre  ignorance  est 
grande.  En  attendant  une  explication  tout  à  fait  satisfaisante,  on 
peut  admettre  que  les  petits  animaux  sont  destinés,  ainsi  qu'on 
l'a  dit,  à  faire  disparaître  les  particules  souvent  putrides  que  pro- 
duisent toutes  les  décompositions  de  substances  organiques  ;  ils 
s'en  nourrissent,  les  absorbent  et  les  modifient.  Ainsi  métamor- 
phosés, ces  matériaux  sont  rendus  aptes  à  entrer  de  nouveau 
dans  de  plus  grands  organismes.  C'est  ce  qu'exprime  le  profes- 
seur Owen  dans  ses  leçons  sur  les  animaux  invertébrés  :  «  Con- 
sidérez, dit-il,  le  nombre  incroyable  des  êtres  microscopiques, 


28(î  REVUE    BRITANNIQUE. 

voyez  comme  ils  sont  répandus,  observez  que  leur  insatiable 
voracité  s'exerce  sur  les  molécules  abandonnées  par  les  résidus 
animaux  et  végétaux  qui  se  détruisent.  Sans  doute  nous  devons 
jusqu'à  certain  point  à  leur  action  mystérieuse  et  incessante  la 
salubrité  de  l'atmosphère,  où  ils  empêchent  les  substances  im- 
pures de  pénétrer.  Ils  s'opposent  ainsi  à  la  diminution  graduelle 
de  la  matière  organisée.  En  effet,  lorsque  cette  matière,  dissoute 
ou  suspendue  dans  l'eau,  est  parvenue  à  l'état  d'atténuation  qui 
précède  immédiatement  sa  décomposition  finale  en  gaz  élémen- 
taires, c'est-à-dire  son  retour  à  l'état  inorganique,  les  invisibles 
ouvriers  de  la  nature  se  l'assimilent,  la  retiennent  à  l'état  orga- 
nique, et  la  font  rentrer  dans  les  premiers  degrés  de  la  circula- 
tion vivante.  Après  que  les  molécules  mortes  et  en  voie  de  dé- 
composition sont  devenues  les  matériaux  du  développement  des 
microzoaires,  ceux-ci  sont  la  proie  dinfusoires  plus  grands  et 
d'une  infinité  d'autres  animaux.  Par  un  circuit  peu  étendu,  les 
moyens  d'alimentation  des  plus  grands  animaux  sont  rappelés 
des  confins  extrêmes  de  l'organisation  matérielle.  Dans  l'ensem- 
ble du  système  organique,  ces  imperceptibles  animalcules  peu- 
vent être  comparés  aux  vaisseaux  capillaires  du  microcosme  qui 
constitue  le  corps  animal.  Ils  reçoivent  la  matière  organique  à 
son  état  de  plus  grande  division  et  lorsqu'elle  est  près  de  sortir 
de  l'empire  de  la  vie,  pour  la  ramener,  par  une  route  nouvelle, 
au  point  le  plus  central  et  le  plus  élevé  de  l'ensemble  des  êtres 
animés.  » 

Nous  ne  saurions  mieux  terminer  notre  esquisse  des  usages  et 
de  la  puissance  du  microscope,  qu'en  faisant  connaître  un  ré- 
sultat assez  singulier  que  cet  instrument  a  procuré  au  même  pro- 
fesseur Owen .  Quelques  mots  de  préparation  vont  nous  y  amener. 

Quand  on  coupe  une  dent  quelconque,  on  trouve  que  sa  masse 
intérieure  est  ferme,  osseuse  et  semblable  à  l'ivoire.  Une  sub- 
stance gélatineuse  en  forme  la  base;  des  sels  calcaires  la  rendent 
solide  et  résistante,  après  f  avoir  pénétrée.  C'est  cette  base  con- 
solidée que  M.  Owen  appelle  denline.  Elle  est  revêtue  d'une  cou- 
che beaucoup  plus  dure,  connue  sous  le  nom  d'émail.  La  den- 
tine  est  traversée  par  une  foule  de  tubes  enchevêtrés  dans  toute 
sorte  de  directions.  Or,  la  structure  intime  de  cette  substance 
diffère  assez  d'une  race  à  une  autre  pour  pouvoir  servir  à  carac- 


LE    MICROSCOPE.  28? 

téiiser  l'animal  dont  on  possède  une  dent  ou  seulement  un  très- 
petit  fragQient  de  dent. 

Ces  préliminaires  établis,  nous  allons,  d'après  le  docteur  Car- 
penter,  exposer  le  parti  qu'en  a  tiré  le  célèbre  professeur  Owen. 
Après  avoir  soumis  à  l'examen  microscopique  différentes  fran- 
ches d'une  dent  fossile,  le  savant  naturaliste  reconnut  qu'elle 
avait  appartenu  à  une  espèce  de  paresseux,  aujourd'hui  éteinte, 
et  dépassant  de  beaucoup  en  grandeur  et  en  force  les  espèces 
qui  vivent  actuellement  en  Amérique.  D'après  sa  structure, 'cette 
dent  n'aurait  pu  servir  à  broyer  des  aliments  d'une  certaine  du- 
reté, tels  que  des  racines  ;  mais  elle  aurait  suffi  pour  triturer 
des  feuilles  et  des  rameaux  jeunes  et  succulents,  aliments  ordi- 
naires des  paresseux  qu'on  trouve  présentement  vivants.  Si  la 
faible  taille  de  ces  derniers  leur  permet  de  grimper  sur  les  arbres, 
comment  un  animal  gigantesque  aurait-il  pu  aller  prendre  si 
haut  sa  pâture,  quelles  branches,  quels  arbres  auraient  pu  sup- 
porter un  si  grand  poids?  Notre  habile  professeur  fut  donc  obligé 
de  chercher  de  quelle  autre  manière  son  paresseux  fossile  pou- 
vait se  procurer  sa  nourriture.  La  forme  et  la  puissante  organi- 
sation des  pieds  antérieurs  annonçaient  un  anin^al  fouisseur; 
sans  doute,  il  attaquait  les  arbres  en  dénudant  leurs  racines,  puis, 
appuyant  ses  pieds  de  devant  contre  le  tronc,  ses  pieds  de  der- 
rière et  sa  queue  massive  sur  le  sol,  il  se  servait  de  sa  grande 
taille  et  de  sa  force  énorme  pour  ébranler  l'arbre  et  le  renverser, 
après  quoi  il  était  maître  d'en  dévorer  le  feuillage  et  les  rameaux. 

Voici,  sans  doute,  ce  qu'il  y  a  de  plus  piquant  dans  l'exposé 
que  nous  analysons.  Le  docteur  Buckland  pensait  que  les  méga- 
thérioïdes,  auxquels  appartenait  le  squelette  venu  du  Brésil  *,  se 
nourrissaient  de  racines,  et  il  soutenait  que,  si  l'hypothèse  de 
M.  Owen  était  exacte,  l'animal  qui  aurait  employé  un  procédé 
aussi  hasardeux  aurait  été  souvent  exposé  à  être  atteint  par  la 
chute  de  l'arbre.  M.  Owen  répondait  qu'un  être  aussi  fort  devait 
pouvoir  maîtriser  l'arbre  quïl  avait  ébranlé  et  l'empêcher  de 
tomber  sur  lui;  qu'au  surplus,  doué  de  tables  crâniennes  très- 
fortes  et  séparées  par  des  loges  remplies  d'air,  son  myladon  était 

1  On  peut  consulter  sur  ce  fossile,  appelé  par  M.  Owen  myladon  robiishis,  les 
Annales  des  sciences  naturelles,  2«  série,  XIX  ;  Zoologie,  1843. 

{Note  du  Rédacteur.) 


288  REVUE    BRITANNIQUE. 

organisé  de  manière  à  résister  à  un  choc  violent.  Par  un  hasard 
fort  singulier,  le  second  échantillon  envoyé  de  l'Amérique  du  Sud 
au  Collège  des  chirurgiens  de  Londres  a  offert  un  crâne  portant 
les  traces  d'une  grande  fracture  à  sa  partie  postérieure.  Or,  cette 
fracture  avait  été  réparée  par  les  procédés  ordinaires  dé  la  nature  : 
elle  avait  donc  été  produite  pendant  la  vie  de  l'animal,  et  elle 
avait  dû  être  causée  par  un  accident  tel  que  la  chute  d'un  arbre. 
En  effet,  un  animal  carnassier,  capable  de  porter  un  si  grand 
coup;  eût  infailliblement  dévoré  sa  victime,  et  la  fracture  ne  se 
serait  pas  soudée. 

Dans  une  séance  de  la  Société  microscopique  de  Londres, 
tenue  le  26  avril  1848,  un  mémoire  original  de  M.  Qaecket  ré- 
pondit à  une  question  singulière  proposée  l'année  précédente  par 
sir  Benjamin  Brodie  :  serait-il  possible,  avait  demandé  celui-ci, 
de  déterminer  si  une  peau  exposée  à  Fair  depuis  plusieurs  années 
était  une  peau  d'homme  ou  non?  La  réponse  fut  affirm.ative..., 
avec  cette  condition  qu'il  serait  resté  dans  cette  peau  quelques 
poils  ou  cheveux  humains.  Un  antiquaire,  M.  Albert  Way,  tenait 
beaucoup  à  savoir  ce  qu'il  en  était  de  certains  échantillons  d'une 
peau  qu'on  prétendait  avoir  été  arrachée  à  des  individus  accusés 
de  sacrilège  et  clouée  à  la  porte  d'une  cathédrale.  Le  microscope 
révéla  que  c'était,  en  effet,  la  peau  d'un  crâne,  et  que  le  sacri- 
lège avait  eu  des  cheveux  blonds.  Une  autre  tradition  racontait 
aussi  que,  vers  le  neuvième  siècle,  un  pirate  danois  avait  été 
écorché  tout  vivant  et  que  la  dépouille  de  ce  Marsyas  septentrio- 
nal avait  été  exposée  à  la  porte  de  l'église  d'Essex,  oii  il  en  exis- 
tait encore  des  lambeaux  depuis  neuf  cents  ans.  Ces  lambeaux 
examinés  au  microscope  démontrèrent  également  la  vérité  de 
cette  tradition. 

Cet  instrument  révélateur  n'a  pas  été  appliqué  avec  moins  de 
succès  que  les  réactifs  chimiques  à  la  toxicologie  et  à  la  méde- 
cine légale,  comme  on  peut  s'en  convaincre  dans  les  œuvres  de 
M.  Orfila,  le  fameux  toxicologue  français,  et  dans  les  rapports  de 
M.  Ollivier,  d'Angers. 

Les  naturalistes  n'étaient  pas  d'accord  sur  la  question  de  savoir 
si  ces  jolies  miniatures  doiseaux,  les  colibris  et  les  oiseaux-mou- 
ches, se  nourrissent  d'insectes  ou  du  nectar  des  fleurs.  Le  mi- 
croscope, aidé  de  la  chimie,  a  permis  au  docteur  J.  Davy  de  con- 


LE    MICROSCOPE.  289 

stalev  que  les  insectes  sont  pour  les  colibris  raliment  solide, 
mais  que  le  suc  des  fleurs  est  aussi  leur  boisson  habituelle.  La 
langue  de  roiseau-raouche,  projectile  et  bifide,  a  reçu  cette  con- 
formation précisément  pour  pouvoir  saisir  les  insectes,  mais  lors- 
que cet  organe  s'humecte  d'un  liquide  visqueux  et  miellé,  ses 
propriétés  naturelles  en  sont  doublées.  Dans  tous  les  estomacs 
d" oiseau-mouche  examinés  au  microscope  par  le  docteur  Davy, 
la  présence  d'insectes  (quelques-uns  encore  vivants)  a  confirmé 
l'observation. 

L'utilité  du  microscope  ne  se  borne  pas  à  nous  faire  connaître 
tout  un  monde  vivant  qui,  sans  lui,  serait  à  jamais  resté  ignoré. 
Il  n'est  peut-être  aucune  des  sciences  qu  on  appelle  les  sciences 
naturelles,  —  chimie,  anatomie,  botanique,  etc.,  — qui  ne  lui 
doive  quelques-uns  de  leurs  progrès  les  plus  marqués.  Ce  sont 
les  révélations  du  microscope  qui  ont  surtout  fait  connaître  les 
fibres  et  les  tissus  organiques,  objet  particulier  de  la  physiologie 
végétale.  Quel  autre  moyen  y  aurait-il  d'étudier  la  disposition  et 
la  structure  des  différents  canaux  par  lesquels  circulent,  dans  les 
plantes,  les  sucs  qui  les  nourrissent,  ou  Fair  qu'elles  respirent? 

Comment  voir,  sans  une  puissante  amplification,  les  vaisseaux 
conformés  en  hélice  qu'on  appelle  trachées  ;  les  vaisseaux  ponc- 
tués qui  les  simulent;  les  petites  capacités  qui  composent  le 
tissu  cellulaire,  et  les  grains  de  fécule  qui  s'élaborent  dans  le  sein 
de  ces  globules  polyédriques?  Comment  scruter  la  composition 
des  grains  du  pollen  qui,  sans  doute,  renferment  le  mystère  de 
la  vie  végétale,  et  que  les  étamines  répandent  avec  la  profusion 
que  déploie  la  nature  toutes  les  fois  qu'elle  veut  assurer  la  mul- 
tiplication et  la  perpétuité  de  ses  produits.  Si  l'étude  de  ces  élé- 
ments de  l'organisation  végétale  n'était  pas  une  source  d'utile 
instruction,  ce  serait  encore  un  spectacle  du  plus  haut  intérêt. 
Il  est  bien  probable  que  cette  contemplation  de  la  nature  vue  à 
travers  le  microscope  a  converti  en  étude  sérieuse  et  approfondie 
mainte  .recherche  curieuse  qui  n'avait  d'abord  pour  but  qu'un 
amusement  passager. 

Cet  instrument  peut  aussi  fournir  à  l'économie  domestique 
un  moyen  assuré  de  reconnaître  dans  les  tissus  le  mélange  de 
matières  qu'y  glisse  une  industrie  frauduleuse  ou  ignorante.  Les 
brins  du  coton  apparaissent  sous  formes  de  lamelles  plates,  or- 

8*   SÉRIE.  —  TOMF.   V.  19 


290  REVUE    BRITANNIQUE. 

dinairement  tordues,  à  bords  arrondis  ;  les  filaments  du  lin  sont 
ronds  et  unis;  les  lamelles  aplaties  du  chanvre  sont  marquées 
de  lignes  transversales,  limites  de  ses  locules  élémentaires.  Les 
poils  de  la  laine,  ronds,  transparents  et  ridés,  ne  peuvent  être 
confondus  avec  les  fibres  végétales,  ni  avec  la  soie,  dont  les  fils 
unis  sont  partout  de  la  même  grosseur. 

Grâce  au  microscope,  on  reconnaît  encore  avec  beaucoup  plus 
de-facilité  et  de  promptitude  que  par  les  moyens  chimiques,  et 
avec  une  certitude  au  moins  égale,  l'introduction,  dans  la  farine, 
de  la  fécule  de  pomme  de  terre,  introduction  incapable  de  nuire, 
sans  doute,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  sophistique;  on  peut 
même  la  poursuivre  jusque  dans  le  pain.  Un  œil  exercé,  par  une 
comparaison  suffisante,  parvient  aussi  à  discerner  les  différentes 
sortes  de  fécules.  Lorsque  les  chocolatiers  ont  enfoui  celles 
qu'ils  emploient  dans  le  chaos  de  leur  pâte  brune,  ils  la  croient 
si^bien  cachée  qu'ils  en  nient  l'emploi  avec  une  assurance  digne 
d'une  meilleure  cause.  Mais  ils  ont  compté  sans  le  microscope, 
qui  dévoile  impitoyablement  leur  tromperie;  comme  il  manifeste 
celle  de  certains  marchands  de  cire  qui  ajoutent  à  cette  denrée 
des  quantités  quelquefois  très-grandes  de  fécule.  Et  l'airow- 
root?  et  le  tapioca?  n'est-ce  pas  encore  de  la  fécule  modifiée,  au 
moins  très-souvent?  Déceler  ainsi  les  fraudes,  c'est  tendre  à 
les  prévenir.  Malheureusement,  ce  moyen  démoralisation  n'agit 
qu'indirectement  ;  c'est  celui  de  la  loi  et  de  ses  agents.  Le  pen- 
chant à  la  fraude  n'est  pas  détruit,  mais  il  peut  être  tenu  en 
échec  et  réprimé  de  temps  en  temps. 

On  le  voit  par  l'esquisse  qui  précède,  le  microscope  n'a  pas 
moins  étendu  les  relations  de  l'homme  avec  la  nature  que  le  té- 
lescope ;  il  a  ouvert  à  nos  yeux  imparfaits  tout  un  univers  in- 
connu et  prouve  que  la  vie  est  partout,  dans  l'air,  dans  la  terre, 
dans  les  eaux,  sous  toutes  les  variétés  de  linfluence  atmosphé- 
rique, non-seulement  là  oii  le  soleil  répand  sa  chaleur  fécon- 
dante, mais  encore  là  où  tout  semble  paralysé  par  les  frimas 
de  l'hiver  polaire. 

{Chambers's  Paper  s  for  the  people.) 


HISTOIRE  ANCIENNE.— LITTÉRATURE  CLASSIQUE. 


CICÉRON'. 


Cicéron  est  un  auteur  comparativement  négligé  aujourd'hui. 
Nous  ne  comprenons  plus  que  sir  William  Jones  ait  pu,  au  mi- 
lieu de  ses  immenses  travaux  sur  les  langues  orientales,  trouver 
le  temps  de  le  lire  une  fois  chaque  année  ;  que  des  avocats  et  des 
philosophes  comme  Romilly  et  Mackintosh,  des  jurisconsultes 
comme  Haie,  des  métaphysiciens  comme  David  Hume  l'aient 
pris  pour  maître  et  pour  modèle.  Ses  doctrines  philosophiques 
ont  fait  place  à  des  systèmes  plus  profonds  et  plus  élevés.  Ses 
théories  de  législation  et  de  gouvernement  pâlissent  devant  celles 
de  Bentham  et  de  Mill.  La  révolution  au  sein  de  laquelle  il  as- 
pira à  jouer  le  rôle  de  modérateur  le  cède  en  violence  aux  con- 
vulsions politiques  et  sociales  des  temps  modernes.  Sa  latinité  si 
élégante  n'est  plus  étudiée  que  par  les  hommes  spéciaux.  L'é- 
pithète  de  cicéronien  dont  se  glorifiait  Erasme  a  perdu  pour  nous 
toute  sa  saveur.  Le  culte  du  grand  orateur  latin  est  aussi  ahan- 

1  L'ouvrage  intitulé  :  Vie  et  Lettres  de  Cicéron,  par  le  docteur  Abeken,  traduit 
de  l'allemand  en  anglais  par  Ch.  Merivale  (Londres,  Longnian,  1854),  a  servi  de 
texte  à  l'article  que  nous  publions. 

C'est  une  bonne  fortune  pour  le  grand  orateur  que  son  nom  soit  de  nouveau  livré 
à  une  polémique  (jui,  n'en  déplaise  à  ceux-là  même  qui  médisent  de  lui  comme  s'il 
était  vivant,  ne  fait  que  rajeunir  sa  renommée. 

La  Vie  de  Cicéron,  par  Middleton,  manque  de  critique  et  d'impartialité.  Nous  lui 
préférons  l'ouvrage  du  docteur  Abeiien,  qui  a  paru  il  y  a  une  vingtaine  d'années 
en  Allemagne,  et  que  la  remarquable  traduction  de  l'bistorien  Merivale  vient  de 
faire  connaître  en  Angleterre.  C'est  une  de  ces  monographies  oîi  les  savants  alle- 
mands se  plaisent  à  répandre  les  trésors  de  leur  érudition.  L'auteur  de  cet  article 
s'en  est  servi  pour  esquisser  à  grands  traits  les  principales  circonstances  de  la 
vie  du  célèbre  orateur  romain,  l'une  des  gloires  les  plus  pures  de  l'antiquité. 

{Note  du  Rédacteur.  ) 


292  REVUE   BRITANNIQUE. 

donné  que  les  autels  de  Baal  et  d'Astaroth.  Et  cependant  un  in- 
térêt puissant  s'attache  à  la  vie  de  Cicéron .  La  destinée  le  jeta  au 
milieu  du  drame  politique  le  plus  sanglant  de  l'histoire  romaine. 
En  France,  la  tempête  qui,  après  avoir  renversé  le  trône  et  l'autel 
en  même  temps  que  la  plus  orgueilleuse  et  la  plus  corrompue 
des  aristocraties,  abattit  plus  tard  la  république  aux  pieds  du 
despotisme  militaire,  avait  épuisé  toute  sa  force  dans  une  pé- 
riode de  moins  de  huit  années.  A  Rome,  au  contraire,  la  révo- 
lution qui  transfère  le  gouvernement  du  sénat  et  du  peuple  aux 
Césars  dure  soixante-dix  ans,  éclatant  à  chaque  génération  avec 
une  fureur  nouvelle,  et  elle  ne  s'apaise  que  quand  elle  n'a  plus 
rien  à  dévorer.  Elle  met  fin  à  la  domination  de  cette  oligarchie 
hautaine  qui,  dans  le  cours  de  trois  siècles,  avait  franchi  les 
étroites  limites  d'une  province  d'Italie  et  porté  la  civilisation  à 
l'autre  extrémité  du  monde.  Elle  ouvre  en  même  temps  une  ère 
nouvelle,  car  c'est  alors  qu'inspirée  par  le  génie  de  César,  Rome 
commence  à  prendre,  pour  la  première  fois,  conscience  de  sa 
destinée,  et  qu'elle  incorpore  dans  son  sein  les  peuples  qu'elle 
avait  vaincus.  A  peine  Cicéron  était-il  tombé  sous  le  fer  des 
triumvirs,  qu'un  jeune  poète  déclarait,  aux  applaudissements 
de  ses  contemporains,  qu'un  nouvel  ordre  de  choses  était  né 
pour  l'univers  : 

Novus  rerum  nascitur  ordo. 
Virgile. 

Le  siècle  oii  vécut  Cicéron  n'était  pas  seulement  un  temps  de 
guerres  civiles,  c'était  encore  une  époque  d'épanouissement  in- 
tellectuel. Les  arts  de  la  Grèce  servaient  à  la  pompe  et  au  luxe 
des  Romains  qui  l'avaient  soumise,  mais  ceux-ci,  tout  en  pro- 
clamant la  supériorité  de  leurs  sujets,  aspiraient  à  les  égaler. 
Cicéron  lui-même  nous  apprend  que,  dans  la  génération  qui 
précéda  la  révolution  de  Sylla,  le  Latium  abondait  en  hommes 
lettrés.  Un  patricien  romain  tenait  à  honneur  d'avoir  dans  sa 
maison  au  moins  un  professeur  de  philosophie  grecque,  et  l'on 
peut  voir,  dans  la  partie  historique  du  Bruttis  et  du  De  orotore  *, 
avec  quel  soin  et  avec  quel  succès  les  orateurs  romains  culti- 
vaient la  langue  de  leurs  esclaves.  Aussi,  tout  en  accordant  aux 

•  Voir  la  belle  iraduction  de  M.  Lcclerc. 


tICÉRON.  293 

écrivains  du  siècle  d'Auguste  une  plus  grande  correction  et  un 
plus  grand  art  de  style,  il  faut  reconnaître  chez  Catulle,  chez 
Lucrèce  et  chez  les  autres  contemporains  de  Cicéron,  un  génie 
plus  étendu  et  plus  varié.  Ce  qui  ne  frappe  pas  moins  dans  l'his- 
toire littéraire  de  ce  temps,  c'est  la  réunion,  dans  les  mômes 
personnages,  des  facultés  les  plus  opposées  et  qui  sembleraient 
devoir  s'exclure  les  unes  les  autres.  Sulpicius  Rufus,  ce  fougueux 
partisan  de  Marins,  une  fois  hors  du  forum,  était  ce  que  nous 
appelons  aujourd'hui  un  homme  du  monde  accompli.  Il  aimait 
à  s'entretenir  avec  le  fameux  orateur  Marc  Antoine  et  à  recueillir 
de  sa  bouche  des  préceptes  de  philosophie  et  de  rhétorique. 
Sylla,  fatigué  de  dresser  des  listes  de  proscription,  se  délassait  en 
écrivant  en  grec  les  mémoires  de  son  temps.  Catilina  lui-même, 
au  rapport  de  Salluste,  passait  pour  un  orateur  consommé.  On 
trouve  dans  les  principaux  personnages  du  long  Parlement  d'An- 
gleterre un  mélange  semblable  de  talents  divers.  Hampden,  Pym, 
Saint-John,  Yane,  n'étaient  pas  moins  remarquables  comme 
écrivains  que  comme  hommes  d'Etat.  Les  mêmes  plumes  qui 
rédigèrent  la  Pétition  des  droits  s'exerçaient  avec  succès  à  la 
discussion  des  problèmes  philosophiques  et  des  questions  les 
plus  abstraites  de  la  théologie. 

L'état  des  partis  à  Rome,  du  temps  de  Cicéron,  présentait  plus 
d'un  point  de  ressemblance  avec  l'état  des  partis  à  des  époques 
plus  récentes  de  l'histoire.  L'esprit  de  localité  luttait  énergique- 
ment  contre  les  excès  delà  centralisation.  Le  gouvernement  des 
colonies  romaines  réclamait  une  organisation  nouvelle.  La  classe 
aristocratique  d'oià  se  tiraient  exclusivement  les  magistrats  de 
Rome  et  des  provinces  trahissait  chaque  jour  une  incapacité  de^ 
plus  en  plus  manifeste.  De  tous  côtés  éclataient  des  murmures  sur 
la  manière  dont  se  distribuait  le  commandement  des  légions.  Au 
moment  où  l'empire  passa  entre  les  mains  de  César,  il  s'était 
formé  par  voie  d'accroissement,  résultat  de  conquêtes  succes- 
sives, mais  il  ne  présentait  point  un  corps  compacte,  animé  d'un 
même  esprit.  Le  sénat  avait  bien  enlevé  aux  maisons  royales  de 
Macédoine  ou  de  Syrie,  à  l'oligarchie  marchande  de  Carthage  les 
attributs  de  la  souveraineté,  c'est-à-dire  le  commandement  mi- 
litaire et  le  contrôle  des  revenus  publics,  mais  il  avait  laissé  aux 
provinces  leurs  libertés  municipales  et  leurs  privilèges  agricoles 


294  REVUE   BRITANNIQUE. 

et  commerciaux.  Jamais,  jusqu'au  jour  où  cette  grande  idée 
jaillit  de  la  vaste  intelligence  de  César,  il  n'était  entré  dans  l'es- 
prit d'un  préteur,  d'un  tribun,  d'un  proconsul,  d'un  dictateur 
romain,  que  toutes  les  parties  de  la  république  étaient  comme 
les  membres  d'un  corps  organique  dont  Rome  était  le  cœur, 
d'où  partaient  et  où  aboutissaient  les  veines  et  les  artères  de  la 
vie  provinciale.  Jamais  peuple  ne  s'est  attaché  avec  plus  de  té- 
nacité que  le  peuple  romain  à  la  tradition  et  à  la  coutume.  Il 
opposait  à  tout  changement,  qui  ne  devait  pas  lui  rapporter  un 
avantage  immédiat,  une  résistance  invincible.  Si  parfois  un 
homme  supérieur,  comme  le  dernier  des  Gracches,  comprenait 
qu'il  fallait  que  la  république  abaissât  elle-même  ses  antiques 
barrières,  sous  peine  de  tomber  en  pièces  sous  l'effort  de  ses 
convulsions  intérieures,  il  était  immédiatement  traité  de  nova- 
teur et  de  factieux,  dénoncé  à  la  haine  populaire  et  mis  à  mort. 
Dans  le  temps  où  un  voyageur  bien  monté  pouvait,  du  lever  au 
coucher  du  soleil,  aller  d'une  extrémité  à  l'autre  des  Hmites  de 
la  répubhque,  les  vices  de  la  constitution  ne  s'apercevaient  pas, 
parce  qu'il  é!ait  facile  d'y  remédier.  Mais  lorsque  l'orient  et  l'oc- 
cident des  possessions  romaines  furent  séparés  par  de  vastes  mers 
et  de  hautes  chaînes  de  montagnes,  les  imperfections  de  la  con- 
stitution se  révélèrent  par  la  fréquence  des  commissions  ex- 
traordinaires qu'il  fallait  instituer  dans  les  jours  de  péril.  Trois 
fois  dans  la  vie  de  Cicéron,  le  sénat  et  le  peuple  se  virent  obli- 
gés d'investir  Cnéius  Pompée  de  pouvoirs  temporaires  plus  éten- 
dus que  ceux  de  Louis  XIV  ou  de  Napoléon  F^  La  première  fois, 
une  famine  aussi  terrible  que  celle  qui  décima,  en  1797,  la 
^viile  de  Gênes,  bloquée  par  la  flotte  anglaise,  assiégeait  les  portes 
'mêmes  de  Rome.  La  capitale,  contenant  un  million  d'âmes,  n'a- 
vait plus  que  quinze  jours  de  vivres,  lorsque  la  loi  Gabinienne 
mit  entre  les  mains  de  Pompée  l'administration  de  tous  les 
marchés  de  l'empire.  La  seconde  fois,  la  mer  Méditerranée,  quoi- 
que enfermée  dans  un  cercle  de  provinces  romaines  et  hérissée 
de  forteresses,  était  sillonnée  en  tous  sens,  depuis  les  colonnes 
d'Hercule  jusqu'à  IHellespont,  par  les  pirates  de  la  Cilicie.  Un 
sénateur  romain  ne  pouvait  aller  de  son  palais  à  sa  ferme  de 
Sicile,  sans  courir  le  risque  d'être  pris  et  pendu  par  les  brigands, 
ou  mis  en  vente  sur  les  marchés  de  Tarse  et  d'Anlioche.  Ni  les 


ncÉRON.  295 

préteurs,  ni  les  proconsuls, -avec  les  pouvoirs  ordinaires,  ne  pou- 
vaient purger  l'empire  de  cette  peste.  Tl  fallut  déclarer  Pompée 
maître  absolu  de  tous  les  vaisseaux,  des  ports  et  des  havres  des 
trois  continents.  Enfin,  après  le  meurtre  de  Clodius,  les  dis- 
cordes civiles  se  déchaînèrent  avec  une  telle  fureur  dans  le  sein 
de  la  capitale,  que  les  autorités  établies  étaient  impuissantes  à 
apaiser  les  troubles,  et  que  l'assassinat  et  l'incendie  se  prome- 
naient impunément  dans  les  rues  de  Rome.  Pour  la  troisième 
fois.  Pompée  fut  revêtu  du  commandement  absolu  des  légions, 
de  la  police,  des  tribunaux,  etc.  C'est  à  de  tels  expédients  que 
Rome  fut  conduite  par  son  aveugie  attachement  aux  formes  et 
à  la  lettre  de  sa  constitution  primitive. 

Si  Ton  jette  un  coup  d'œil  sur  les  fastes  consulaires,  on  verra 
que  les  grandes  charges  civiles  et  militaires  étaient  devenues, 
dans  les  derniers  temps  de  la  république,  le  monopole  exclusif 
d'un  petit  nombre  de  familles.  Le  temps  n'était  plus  où  un  ha- 
bitant des  provinces,  de  bonne  maison,  comme  les  Porcius  de 
Tusculum,  pouvait  espérer,  aprèe  quelques  années  de  services 
éminents,  soit  au  barreau,  soit  dans  les  légions,  de  s'élever  à  la 
dignité  de  préteur  ou  de  consul.  Les  temps  étaient  loin  égale- 
ment oi^i  un  roembre  du  sénat  pouvait  se  risquer  à  faire  les  dé- 
penses d'une  élection.  Pour  aspirer  à  l'édilité,  il  fallait  au  moins 
une  centaine  de  mille  livres  ;  mais,  pour  briguer  les  emplois  su- 
périeurs, tels  que  la  préture  et  le  consulat,  il  fallait  quatre  ou 
cinq  fois  cette  somme.  Mais  il  n'était  pas  nécessaire  que  le  can- 
didat possédât  dans  ses  coffres  les  millions  destinés  à  acheter  les 
voix  dans  les  comices.  Lorsque  César  se  présenta  à  la  préture, 
il  n'avait  que  deux  cent  mille  livres.  Aussi  Rome  était-elle  un 
vrai  paradis  pour  les  usuriers.  A  mesure  que  l'ordre  sénatorial 
s'appauvrissait  par  l'exercice  même  des  grandes  charges,  l'ordre 
équestre,  qui  tenait,  comme  on  dit  vulgairement,  les  cordons  de 
la  bourse,  croissait  en  richesse  et  en  importance.  La  pauvreté  de 
l'un,  comme  la  prospérité  de  l'autre,  était  une  source  de  misère 
pour  les  habitants  des  provinces.  Le  sénateur  remboursait  ses 
emprunts  en  pillant  ses  administrés  et,  de  son  côté,  le  cheva- 
Uer  pressurait  les  contribuables,  sans  que  le  sénat,  dont  chaque 
membre  était,  pour  ainsi  dire,  son  débiteur,  osât  réprimer  ses 
exactions.  Jamais  le  monde  n'a  été  témoin  d'une  oppression 


296  REVUE  BRITANNIQUE. 

plus  générale,  plus  systématique,  plus  odieuse  que  celle  que  la 
domination  de  l'oligarchie  romaine  fit  peser  sur  les  provinces  de 
l'empire.  Les  Espagnols  du  seizième  siècle  n'avaient  pas  une 
soif  plus  insatiable  de  Tor,  les  croisés  n'étaient  pas  plus  insensi- 
bles aux  souffrances  des  Sarrasins.  Le  propriétaire  de  la  Floride 
ou  de  la  Géorgie  n'est  pas  plus  exigeant  à  l'égard  des  nègres  qui 
cultivent  ses  'plantations  que  ne  l'étaient  certains  gouverneurs 
romains,  tels  que  Verres  en  Sicile,  Fontéius  à  Narbonne,  ou 
Gabiniusen  Syrie.  Les  débauchés  de  Rome  n'étaient  pas  la  seule 
plaie  des  provinces.  Appius  Claudius,  que  Cicéron  désigne  comme 
un  homme  respectable,  rompit  avec  lui,  parce  que  le  grand  ora- 
teur avait  refusé  de  l'aider  à  pressurer  ses  fermiers  de  la  Cilicie. 
Marcus  Brutus  lui-même  était  connu  pour  sa  rapacité.  Le  mono- 
pole des  grandes  charges  dans  les  mains  de  l'oligarchie  avait 
d'autres  conséquences  que  la  ruine  des  sujets  de  la  république. 
Des  généraux  affaiblis  par  l'âge  compromettaient  les  intérêts  et 
la  sûreté  de  l'Etat.  Le  vieil  usurier  Crassus  perdit  une  magni- 
fique armée  en  Orient,  et  ce  qui  explique  les  revers  des  guerres 
de  Jugurtha  et  de  Sertorius,  c'est  qu'elles  étaient  conduites  par 
des  hommes  qui,  n'ayant  plus  la  vigueur  nécessaire  pour  com- 
mander, en  avaient  encore  assez  cependant  pour  piller  et  sacri- 
fier à  leur  avarice  le  salut  des  légions  et  l'honneur  de  la  patrie. 

La  série  des  lettres  de  Cicéron  commence  à  la  quarante-troi- 
sième année  de  son  âge,  et  continue  presque  sans  interruption 
jusqu'à  une  époque  très-rapprochée  de  sa  mort.  Il  y  a  tout  lieu  de 
croire  qu'il  correspondit  jusqu'à  la  fin  avec  ses  amis  intimes, 
et  qu'Octave  ou  ses  partisans  détruisirent  ses  dernières  lettres 
comme  contenant  arcana  imperii,  l'histoire  secrète  des  intrigues 
qui  conduisirent  à  la  formation  du  second  triumvirat.  Il  est  pos- 
sible aussi  qu'il  se  soit  décidé  lui-même  à  anéantir  la  partie  de  sa 
correspondance  qui  se  rapporte  aux  premières  années  de  sa  vie, 
parce  qu'elle  renfermait  sur  les  hommes  et  sur  les  choses  des 
opinions  et  des  jugements  en  contradiction  avec  les  sentiments 
qu'il  professa  dans  la  dernière  partie  de  sa  carrière.  On  a  peine 
à  concevoir  que  Cicéron,  aussi  prompt  à  écrire  qu'à  parler,  ait 
passé  son  âge  mùr  sans  communiquer  à  Atticus  et  aux  chefs  de 
Tordre  équestre  ses  vues  sur  la  politique  du  sénat  et  ses  plans 
pour  la  combattre.    Mais,  sauf  ces  lacunes,  nous  possédons 


CICÉRON.  297 

dans  la  correspondance  de  Cicéron  la  collection  de  mémoires  la 
plus  complète  qui  existe  sur  une  période  de  l'histoire.  Dans  ses 
discours,  Cicéron  a  nécessairement  exagéré  les  vices  de  ses  ad- 
versaires et  les  vertus  de  ses  clients.  Dans  les  admirables  pré- 
faces de  ses  ouvrages  philosophiques,  il  flatte  une  foule  de  gens 
qu'il  dédaignait,  s'il  ne  les  méprisait  pas.  Mais  dans  ses  lettres, 
et  surtout  dans  celles  à  Atticus,  il  s'exprime  avec  une  liberté 
complète,  avec  un  abandon  sans  réserve,  non-seulement  sur  les 
autres,  mais  encore,  autant  que  sa  vanité  le  lui  permettait,  sur 
son  compte  personnel.  Lorsque  son  amour-propre  a  été  blessé, 
il  ne  cache  pas  la  blessure  ;  lorsque  sa  jalousie  est  éveillée,  il 
n'en  dissimule  ni  l'objet  ni  la  source.  Il  se  complaît  dans  ses 
bons  mots,  il  ne  rougit  d'avouer  ni  ses  défaillances,  ni  ses  tris- 
tesses, ni  ses  pleurs.  Il  charge  avec  une  égale  simphcité  Atticus 
de  lui  acheter  des  statues,  des  livres,  des  tableaux,  ou  de  passer 
des  baux  en  son  nom  avec  ses  fermiers.  En  un  mot,  il  est  aussi 
expansif  que  peut  l'être  un  homme  d'une  vanité  aussi  irritable  ; 
car  c'est  le  propre  de  cette  faiblesse  d'avoir  des  secrets  même 
pour  soi.  Les  lettres  de  Cicéron  ne  nous  font  pas  pénétrer  dans 
l'intimité  de  l'auteur  seul;  elles  nous  introduisent  dans  l'assem- 
blée du  sénat,  dans  l'intérieur  de  ces  palais  aristocratiques  qui 
dominaient  le  forum,  ou  des  maisons  de  campagne  qui  cou- 
vraient les  collines  d'Albe  et  de  Tusculum.  Elles  nous  font  as- 
sister, pour  ainsi  dire,  à  la  répétition  famihère  de  ce  grand 
drame  oii  les  sénateurs  jouaient  les  rôles  principaux  ;  elles  nous 
montrent  ces  orateurs  qui,  le  matin,  s'étaient  dénoncés  les  uns 
les  autres  comme  des  traîtres  dignes  de  la  roche  Tarpéienne,  se 
rencontrant  le  soir  à  la  même  table,  et  discutant  avec  calme  et 
gravité  ces  éternels  problèmes  du  destin,  du  libre  arbitre,  de 
l'existence  des  dieux.  Herculanum  et  Pompéi  ne  nous  livrent 
pas  d'une  manière  plus  vive  le  secret  de  la  vie  privée  des  Ro- 
mains. 

On  ne  peut  trop  apprécier  la  valeur  de  ces  lettres,  quand  on 
considère  le  petit  nombre  et  la  partialité  des  documents  qui 
nous  restent  sur  l'histoire  de  la  décadence  et  de  la  chute  de  la 
république.  La  Conspiration  de  Catilina  par  Salluste  et  la  Guerre 
deJugurtha  du  même  auteur  ne  sont  guère  que  des  pamphlets 
et  d'amères  satires  politiques.  Salluste  n'y  attaque  pas  seule- 


298  REVUE     BRITANNIQUE. 

ment  loligarchie,  il  cherche  encore  à  se  justifier  lui-même. 
Au  fond,  il  veut  prouver  qu'il  a  été  diffamé  pour  des  crimes  que 
la  noblesse  commettait  chaque  jour  sans  pudeur.  Quant  aux 
Décades  de  Tite-Live,  la  portion  qui  en  a  péri  est  précisément 
celle  qui  intéressait  le  plus  ses  contemporains  et  la  postérité.  Sur 
la  période  des  rois,  Tite-Live  en  savait  autant  qu'on  en  pouvait 
savoir  d'une  époque  dont  les  monuments  historiques,  ainsi  que 
la  langue  même  dans  laquelle  ils  étaient  écrits,  avaient  disparu 
depuis  longtemps.  Pour  les  deux  premiers  siècles  de  la  répu- 
blique, il  n'avait  sous  les  yeux  que  les  maigres  annales  des 
pontifes,  les  collections  arides  et  tronquées  des  Fastes,  les 
mensonges  des  panégyriques  ou  des  papiers  de  famille  des 
patriciens.  Dans  les  grandes  guerres  puniques,  il  marche  sur 
un  terrain  plus  ferme  ;  mais  il  ne  s'appuie  que  sur  Fabius  Pic- 
tor  et  Polybe,  car  l'illustre  historien  n'estimait  les  témoignages 
historiques  qu'autant  qu'ils  lui  permettaient  de  se  livrer  à  son 
goût  pour  les  fleurs  de  rhétorique.  Mais,  depuis  le  jour  où  les 
Gracches  inaugurèrent  la  grande  révolution  du  tribunat  jus- 
qu'au moment  où  cette  révolution  fut  consommée  par  la  victoire 
d'Auguste  à  Actium,  Tite-Live  possédait  des  éléments  d'infor- 
mation plus  complets  et  plus  sûrs.  Il  était  devenu  de  mode  à 
Rome  de  composer  et  de  publier  des  mémoires.  Les  Romains 
s'étaient  mis  à  rivaliser  avec  les  Grecs  dans  le  genre  historique, 
et,  d'après  les  fragments  qui  sont  parvenus  jusqu'à  nous  des 
anciens  annalistes,  on  voit  qu'ils  enregistraient  souvent  avec  un 
soin  extrême,  sinon  toujours  avec  impartialité,  les  causes  et  les 
progrès,  les  caractères  et  les  phases  de  cette  lutte  prolongée. 
Bien  que  les  archives  du  Capitole  eussent  été  consumées  par 
1  incendie  en  l'an  83  avant  J.-C,  il  circulait  dans  Rome  de 
nombreuses  copies  des  histoires  de  Claudius ,  de  Valérius  et 
de  Sisenna.  Parmi  les  trésors  de  la  bibliothèque  Palatine,  rassem- 
blés après  les  guerres  civiles,  se  trouvaient  des  masses  de  docu- 
ments recueillis  dans  les  bibliothèques  particulières  des  pro- 
scrits. Tite-Live  y  avait  un  accès  toujours  ouvert.  Les  sources 
vivantes  de  renseignements  ne  lui  manquaient  pas  d'ailleurs.  Les 
personnages  avec  lesquels  il  conversait  étaient  les  petits-fils  de 
ces  Romains  qui  avaient  été  témoins  du  meurtre  des  Gracches  et 
de  Drusus,  qui  avaient  entendu  lire  le  décret  de  bannissement 


r.icÉRON.  299 

deMarius,  qui  avaient  vu  publier  la  première  liste  de  proscrip- 
tion de  Sylla,  qui  avaient  applaudi  ou  sifflé  Sulpicius  et  Cotta, 
Philippe  et  Licinius  Crassus  au  forum  ou  au  sénat.  L'histoire 
n"a  pas  fait  de  perte  plus  irréparable  que  celle  des  dernières 
Décades  de  Tite-Live. 

Les  lettres  de  Cicéron  sont  le  seul  équivalent  qui  nous  reste 
de  ces  documents  contemporains,  si  utiles  au  chroniqueur.  La 
période  qu  elles  embrassent  va  de  68  à  43  avant  J.-C.  Pendant 
ce  quart  de  siècle,  Cicéron  fut  en  relation  avec  tous  les  person- 
nages importants  de  Rome.  Mais,  comme  ces  lettres  ne  coïnci- 
dent pas  avec  son  début  dans  la  vie  publique,  il  faut  passer  ra- 
pidement en  revue  les  principales  circonstances  qui  signalèrent 
sa  jeunesse  et  ses  premiers  pas  sur  la  scène  politique. 

Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  le  cours  de  ses  études,  car  son 
éducation  dura,  à  proprement  parler,  toute  sa  vie.  Même  dans 
la  maturité  de  Tâge,  il  apprenait  encore,  estimant  que  l'orateur 
ne  devait  être  étranger  à  aucune  branche  des  connaissances  hu- 
maines. Quelques  mots  cependant  sur  son  éducation  sont  né- 
cessaires pour  éclairer  à  la  fois  son  temps  et  son  caractère.  Bo- 
lingbroke,  Chesterfield,  Dryden,  Pope,  étaient  moins  Anglais 
que  Français  dans  leurs  goûts  ;  de  même  Cicéron  et  ses  con- 
temporains étaient  plus  Grecs  que  Romains.  Ils  admiraient  dans 
Scévola  la  science  du  jurisconsulte,  ils  applaudissaient  à  l'élo- 
quence simple  d'Antoine  ;  mais  leurs  véritables  maîtres  et  leurs 
modèles  sont  les  Grecs  Archias,  Diodote  et  Posidonius.  Et  en 
vérité,  avec  lidée  qu'ils  se  faisaient  de  la  perfection  de  l'o- 
rateur, il  leur  était  difficile  de  ne  puiser  qu'aux  seules  sources 
de  l'éloquence  latine.  La  langue  latine  n'avait  point  encore  dé- 
pouillé sa  rudesse  primitive,  et  c'est  à  Cicéron  et  à  ses  con- 
temporains, Lucrèce,  Catulle,  qu'elle  doit  cette  régularité  que 
développèrent  au  plus  haut  degré  les  écrivains  du  siècle  d'Au- 
guste. Exigeant  que  l'orateur  fût  versé  dans  tous  les  arts  et  dans 
toutes  ies  sciences,  ils  n'avaient  d'autre  alternative,  pour  arri- 
ver à  l'idéal  de  l'éloquence,  que  de  se  faire  Grecs  eux-mêmes. 
Ils  souriaient  avec  dédain  à  l'arrogance,  à  la  vanité ,  à  l'esprit 
sophistique  de  leurs  maîtres,  et,  pour  les  mieux  soumettre,  ils 
alimentaient  avec  un  odieux  machiavélisme  les  dissensions  in- 
testines qui  travaillaient  et  déchiraient  la  Grèce.  Mais,  dans  le 


300  REVUE   BRITANNIQUE. 

domaine  des  arts,  des  sciences,  delà  rhétorique,  ils  ne  pouvaient 
faire  un  pas  sans  le  secours  de  leurs  esclaves.  Dans  toute  la  car- 
rière de  Cicéron ,  cette  influence  de  son  éducation  grecque  est 
visible.  Nous  ne  prétendons  pas  que  cette  éducation  ait  fait  de 
lui  un  plus  mauvais  citoyen,  mais  assurément  elle  a  rétréci  son 
horizon  politique.  Le  préjugé  le  plus  enraciné  chez  les  Grecs 
était,  on  lésait,  l'exclusivisme  (qu'on  nous  passe  ce  terme  peu 
classique),  et,  dans  ces  petites  républiques,  ce  sentiment  tenait 
lieu  de  patriotisme  et  de  nationalité.  Ceux  qui  faisaient  partie 
de  la  cité  se  considéraient  comme  appartenant  à  une  race  supé- 
rieure. Etendre  leurs  privilèges,  c'était,  à  leurs  yeux,  les  pro- 
faner. Athènes  eût  mieux  résisté  à  Philippe  et  à  son  fils  Alexan- 
dre si  elle  eût  fait  participer  à  ses  franchises  Corinthe  et  Mégare. 
Mais  les  descendants  de  Mégaclès  et  de  Cimon  auraient  cru  s'a- 
vihr  en  mélangeant  leur  sang  avec  celui  de  la  race  dorienne. 
De  même,  Cicéron  ne  comprit  jamais  que  la  politique  de  Rome 
ne  devait  pas  être  la  même  au  huitième  siècle  de  son  ère  que 
dans  les  premiers  temps  delà  république.  Pour  lui,  la  capitale 
du  monde  civilisé  n'avait  pas  cessé  d'être  un  municipe  italien, 
qui  avait  droit  aux  hommages  du  genre  humain,  mais  qui  n'é- 
tait nullement  tenu  de  communiquer  ses  privilèges  aux  nations 
vaincues.  Sur  les  bancs  du  sénat,  Cicéron  évitait  avec  dédain 
le  contact  des  nobles  de  la  Gaule  et  de  lEspagne.  Il  éprouvait 
pour  les  étrangers  une  véritable  aversion  et  regardait  comme  un 
acte  de  parricide  la  révolution  accomplie  par  César,  et  qui  in- 
corpora dans  la  cité  les  sujets  de  l'empire.  Cet  attrait  qu'il  res- 
sentait pour  le  génie  grec  n'était  pas  moins  sensible  dans  ses 
études  philosophiques  et  littéraires.  Après  ses  triomphes  ora- 
toires, ce  qu'il  recherchait  le  plus,  c'était  la  gloire  d'initier  ses 
concitoyens  aux  sublimes  spéculations  métaphysiques  et  mo- 
rales des  diverses  écoles  de  la  Grèce.  Il  écrivit  des  traités  cé- 
lèbres sur  les  problèmes  abstraits  de  la  politique  et  du  droit, 
mais  il  descendit  rarement  jusqu'à  discuter  les  questions  prati- 
ques de  son  temps.  Refondre  les  éléments  du  gouvernement, 
rendre  la  vigueur  aux  communes  en  infusant  dans  leurs  veines 
un  sang  nouveau,  débarrasser  la  cité  de  sa  population  pauvre, 
donner  aux  provinces  une  meilleure  administration,  amalgamer 
les  parties  de  l'empire  en  un  tout  organique,  tous  ces  problèmes, 


CICÉRON.  301 

dont  la  solution  était  d'un  intérêt  vital  pour  la  république,  Ci- 
céron  ne  s'en  doute  pas.  Chef  du  sénat,  il  pensait  comme  un 
conservateur  aristocrate  d'Athènes,  et  il  rêvait  les  moyens  de 
ramener  la  constitution  de  la  république  à  sa  forme  primitive, 
au  temps  des  Camille  et  des  Appius  Cœcus. 

Cicéron  entra  au  barreau  au  moment  où  Rome  tombait 
abattue  et  sanglante  aux  pieds  de  la  réaction  aristocratique.  Le 
nom  de  Sylla  glaçait  d'effroi  tous  les  cœurs  en  Italie.  Avec  un 
pouvoir  supérieur  à  celui  des  anciens  décemvirs,  le  dictateur 
réunissait  dans  sa  personne  toutes  les  magistratures  de  la  ré- 
publique. Les  consuls  et  les  tribuns  n'existaient  plus  que  de 
nom  ;  le  sénat  était  muet,  le  forum  désert.  Les  Latins  et  les  Ita- 
liens avaient  cessé  d'affluer  à  Rome  les  jours  de  marché.  Des 
provinces  situées  au  delà  de  la  mer,  les  unes  étaient  en  guerre 
ouverte  contre  la  république,  les  autres  espéraient,  à  force  de 
soumission,  détourner  de  leurs  têtes  le  sort  des  Samnites  et  des 
Etrusques.  Un  seul  homme  tenait  Rome  dans  le  silence  et  dans 
l'esclavage,  et  si,  dans  cette  crise  terrible,  il  valait  mieux  être 
noble  que  plébéien,  il  était  plus  sûr  encore  de  figurer  au  nom- 
bre des  affranchis  de  la  gens  Cornélia  que  dans  l'ordre  des  patri- 
ciens. Il  y  avait  à  Rome  deux  voies  ouvertes  à  l'ambition  de  la 
jeunesse  :  l'art  militaire  et  le  barreau.  Après  les  généraux  qui 
gagnaient  des  batailles,  ceux  que  les  Romains  honoraient  le 
plus,  c'étaient  les  orateurs  qui  gagnaient  des  causes.  Mais,  à 
l'époque  dont  nous  parlons,  ni  l'orateur  ni  le  soldat  ne  pou- 
vaient parvenir  s'ils  ne  s'étaient  d'abord  assuré  le  patronage  de 
Sylla.  Le  premier  n'avait  même  aucun  moyen  de  se  distinguer. 
Le  sénat  ratifiait,  sans  les  discuter,  les  actes  du  dictateur,  et 
l'orateur  imprudent  qui  aurait  harangué  le  peuple  se  serait  ex- 
posé aux  peines  portées  par  la  loi  Cornélia  De  Majestate.  Rien 
ne  pouvait  donc  être  moins  favorable  à  Cicéron,  rien  ne  pouvait 
moins  faire  présager  la  destinée  qui  l'attendait  que  l'état  de 
Rome  au  moment  oix  il  parut  au  barreau. 

Le  jeunre  orateur  signala  son  début  par  un  trait  de  hardiesse. 
Il  s'attaqua  à  Sylla  lui-même.  Il  n'avait  alors  que  vingt-six  ans, 
et,  nous  l'avons  dit,  la  fortune  de  quiconque  aspirait  à  se  faire  un 
nom  dans  l'Etat  dépendait  de  l'intérêt  ou  du  caprice  du  dicta- 
teur. C'est  alors  que  Cicéron  entreprit  de  défendre  Sextus  Roscius 


302  REVUE    BRITANNIQUE. 

d'Amérie  contre  le  puissant  affranchi  de  Sylla,  Lucius  Cornélius 
Chrysogonus.  Les  avocats  plus  âgés  avaient  refusé  de  se  charger 
de  cette  cause,  par  crainte  de  l'influence  du  plaignant  et  du  res- 
sentiment du  patron.  Bien  que  l'affaire  fût  d'une  nature  toute 
privée,  le  jeune  orateur  se  lança  audacieusement  dans  les  per- 
sonnalités et  dans  les  allusions  politiques.  Il  exprima  le  regret 
que  les  nombreuses  occupations  de  Sylla  le  condamnassent  à 
n'entendre  et  à  ne  voir  que  par  les  oreilles  et  les  yeux  de  gens 
qui  avaient  intérêt  à  tromper  sa  bonne  foi.  Puis  il  s'éleva  à  des 
considérations  d'un  ordre  supérieur  :  il  déplora  la  malheureuse 
condition  des  temps,  la  dureté  du  gouvernement,  l'abaissement 
ou  la  dispersion  du  parti  populaire,  la  dégradation  de  la  répu- 
blique, la  détresse  et  la  diminution  de  tant  de  nobles  familles. 
La  franchise  téméraire  de  ce  langage  était  faite  pour  irriter  le 
dictateur.  Le  verdict  des  juges,  rendu  en  faveur  de  Roscius,  au 
bruit  des  applaudissements  populaires,  devait  justement  l'alar- 
mer. Déjà  un  enfant,  César,  l'avait  offensé  ;  mais  le  dictateur 
s'était  laissé  fléchir  et  l'avait  épargné.  Une  autre  fois,  il  avait  es- 
suyé un  refus  de  la  part  de  Cnéius  Pompée,  mais  il  n'avait  voulu 
voir  en  lui  qu'un  partisan  zélé  et  un  soldat  heureux.  Maintenant 
il  rencontrait  sur  son  chemin  un  jeune  homme  inconnu,  d'une 
naissance  obscure,  sans  appui,  sans  relations  de  famille,  sans 
crédit,  soit  dans  l'armée,  soit  dans  le  peuple.  Pour  échapper  au 
danger  qui  le  menaçait,  Cicéron  saisit  le  prétexte  de  sa  santé 
pour  aller  voyager  à  l'étranger.  Dans  sa  vieillesse,  il  aimait  à 
rappeler  ce  trait  de  courage  de  sa  jeunesse,  à  revenir  sur  son 
premier  succès  oratoire,  obtenu  dans  la  cause  de  Roscius  d'A- 
mérie  contra  SijUœ  dominantis  opes,  contre  la  fortune  de  Sylla 
au  comble  de  sa  puissance. 

Mais  cette  puissance  du  dictateur  s'éteignit  avec  sa  vie.  Sylla 
ne  laissa  en  mourant  aucun  héritier  pour  succéder  à  son  autorité 
comme  à  son  nom.  Le  plus  heureux  et  le  plus  distingué  de  ses 
partisans,  Cnéius  Pompée,  était  un  bon  soldat,  mais  un  homme 
d'Etat  médiocre,  encore  moins  capable  d'organiser  un  parti  et 
de  développer  une  révolution.  Il  avait  de  l'ambition,  mais  il 
manquait  de  cette  vigueur  de  caractère  qui  anime  et  soutient 
l'ambition.  Dans  les  beaux  temps  de  la  république,  il  aurait  pu 
être  le  premier  citoyen  de  Rome,  comme  Scipion  l'Africain,  et, 


r.icÉRON.  303 

sous  Trajan,  le  premier  ministre  de  l'empire,  comme  Cornélius 
Palma.  Mais,  dans  une  période  de  révolutions  comme  celle  où 
s'écoula  la  vie  entière  de  Cicéron,  Pompée  fut  précisément  l'un 
de  ces  hommes  qui  précipitent  la  crise  destinée  à  les  engloutir. 
La  constitution  fondée  par  Sylla  ne  lui  survécut  pas  ;  son  œuvre 
périt  tout  entière,  faute  d'un  personnage  doué  du  génie  néces- 
saire pour  la  continuer. 

La  pensée  du  dictateur  avait  été  d'abattre  le  parti  démocra- 
tique et,  dans  ce  but,  il  avait  augmenté  la  puissance  du  sénat 
et  avait  restitué  à  ce  corps  l'autorité  judiciaire.  La  première 
brèche  importante  faite  à  sa  constitution  fut  le  rétablissement 
partiel  du  tribunat  par  Pompée.  Cette  mesure  était-elle  sage? 
Cicéron  la  blâme  dans  son  dialogue  Des  Lois.  Selon  lui,  cette 
concession  ouvrit  la  porte  à  tous  les  maux  qui  fondirent  dans 
la  suite  sur  la  république.  Il  est  probable  toutefois  qu'au  mo- 
ment même  oii  elle  fut  accordée  Cicéron  laccueillit  avec  joie 
comme  tous  les  amis  de  la  liberté,  car  elle  rendait  au  forum  la  vie 
et  au  peuple  la  parole.  Mais  c'est  sur  la  grande  question  des 
jiulicia,  de  l'administration  de  la  justice,  que  le  jeune  et  am- 
bitieux orateur  en  vint  pour  la  première  fois  aux  prises  avec 
l'aristocratie. 

Tant  que  l'ordre  intermédiaire,  celui  des  chevaliers,  fut  exclu 
du  gouvernement  par  la  constitution  de  Sylla,  il  n'y  avait  pour 
un  homme  nouveau  comme  Cicéron  aucun  moyen  de  parvenir 
aux  honneurs.  Les  chevaliers  avaient  abusé  du  pouvoir  que  leur 
avait  conféré  la  loi  Sempronia.  Du  temps  qu'ils  administraient 
la  justice,  il  était  impossible  aux  sénateurs  d'obtenir  un  verdict 
équitable  et  même  de  faire  entendre  leurs  plaintes.  Ceux-ci,  de- 
venus à  leur  tour  maîtres  absolus  de  l'autorité  judiciaire,  ren- 
dirent avec  usure  à  l'ordre  équestre  les  vexations  qu'il  leur  avait 
fait  endurer.  S'il  arrivait  à  un  chevalier,  en  sa  qualité  de  fermier 
des  revenus,  de  manquer  à  une  seule  des  obligations  de  son 
contrat,  si  une  disette  dans  les  provinces  l'avait  empêché  de 
fournir  la  quantité  de  blé  à  laquelle  il  s'était  engagé,  si  les  pi- 
rates avaient  intercepté  ses  vaisseaux,  si  la  peste  avait  diminué 
le  nombre  des  contribuables,  il  était  personnellement  responsa- 
ble des  pertes  ou  du  déficit.  Toute  réclamation  de  sa  part  était 
inutile,  ses  juges  le  condamnaient  impitoyablement,  et  ses  en- 


304  REVUE    BRITANNIQUE. 

nemis  excitaient  sous  main  les  habitants  des  provinces  à  lui  in- 
tenter des  actions  sous  un  prétexte  ou  sous  un  autre.  Jamais  les 
sujets  de  Rome  n'avaient  été  si  durement  traités  que  par  les 
hommes  auxquels  Sylla  avait  confié  le  pouvoir  exécutif.  Se  plai- 
gnaient-ils des  chevaliers,  ils  étaient  sûrs  d'obtenir  le  redresse- 
ment de  leurs  griefs .  Mais  s'il  s'agissait  des  sénateurs,  c'était  autre 
chose.  A  aucune  époque,  la  corruption  de  la  justice  n'avait  été 
aussi  scandaleuse  que  sous  la  période  de  l'administration  sénato- 
riale. Le  noble  romain,  sur  son  siège  déjuge,  joignait  l'inso- 
lence de  Jefîeries  à  la  cruauté  de  Fouquier-Tinville.  Il  n'était 
accessible  qu'à  une  sorte  d'argument,  l'argent,  et  le  défendeur, 
consul  ou  préteur,  avait  eu  soin  d'enlever  d'avance  par  ses  exac- 
tions cette  ressource  au  malheureux  plaignant.  Les  sujets  de 
Rome  ne  souffraient  pas  moins  dans  leur  personne  que  dans 
leur  bourse.  Leurs  fils,  leurs  filles  étaient  enlevés  pour  être  en- 
fermés dans  le  harem  du  préteur,  et  le  père  qui  avait  l'impru- 
dence de  les  réclamer  était  livré  aux  mains  des  licteurs  pour 
être  frappé  de  verges  ou  empalé.  Une  haine  profonde  contre  la 
tyrannie  sénatoriale  couvait  sourdement  dans  tout  le  monde 
romain  et  jusque  dans  la  capitale  elle-même.  Les  chevaliers 
éprouvaient  pour  les  sénateurs  les  sentiments  qu'avaient  nourris 
à  l'égard  de  Coriolan  et  du  décemvir  Appius  Claudius  les  plé- 
béiens des  premiers  temps. 

Le  célèbre  procès  de  Verres,  accusé  d'avoir  malversé  en  Sicile, 
précipita  la  crise,  et  tout  le  corps  de  la  noblesse  fut  condamné 
dans  la  personne  de  son  préteur.  La  condamnation  de  Verres  fit 
de  Cicéron  le  champion  des  chevaliers,  et,  dans  les  trois  années 
qui  suivirent,  il  fut  regardé  comme  le  plus  redoutable  adversaire 
de  l'oligarchie.  L'habileté,  l'énergie,  la  patience  qu'il  déploya 
dans  la  conduite  de  cette  cause  se  comprendront  mieux  par  une 
brève  analyse  de  Taffaire  et  de  la  question  générale  qui  y  était 
engagée. 

Le  procès  de  Verres  était  une  lutte  purement  politique.  Il  s'a- 
gissait de  savoir  à  qui  des  sénateurs  ou  des  chevaliers  reste- 
raient les  jndicia.  «  Acquittez  Verres,  dit  Cicéron  aux  premiers 
et  votre  ruine  est  certaine.  Condamnez-le,  et  vous  conservez  les 
pouvoirs  que  vous  tenez  de  la  loi  Cornélia.  L'occasion  est  favo- 
rable pour  reconquérir  votre  crédit  auprès  du  peuple  romain  et 


CICÉRON.  305 

des  sujets  de  Rome.  L'acciisé  qui  est  à  cette  barre  n'appartient 
à  aucune  des  grandes  familles  de  la  république.  Pour  sauver 
Verres,  ni  lesMétellus,  ni  les  Scaurus,  ni  les  Scipion  n'ont  be- 
soin de  prendre  des  habits  de  deuil,  ou  de  toucher  les  mains 
calleuses  de  nos  plébéiens.  Le  père  de  Verres  était,  nous  le  sa- 
vons tous,  un  vil  agent  d'intrigues  électorales.  Quant  à  son  grand- 
père,  c'était  peut-être  un  esclave  de  Cornélius  ou  de  Cécilius,  mis 
en  liberté  par  son  maître.  Les  témoignages  que  je  produis  contre 
votre  préteur  sont  écrasants.  Le  peuple,  les  chevaliers  et  les  ha- 
bitants des  provinces  attendent  de  vous  une  victime  considé- 
rable. En  voici  une  aux  pieds  de  l'autel.  Sacrifiez-la.  Du  verdict 
que  vous  allez  rendre  dépend  le  maintien  ou  la  ruine  de  la  con- 
stitution de  Sylla.  »  Cet  appel  était  trop  pressant,  les  preuves 
réunies  par  Cicéron  contre  Verres  trop  puissantes,  le  cri  de  l'o- 
pinion publique  trop  impérieux,  pour  que  l'aristocratie  romaine 
put  s'aveugler  sur  les  conséquences  de  ^on  obstination.  A'errès 
fut  exilé.  De  tous  les  triomphes  oratoires  et  politiques  de  Cicé- 
ron, celui-là  fut  peut-être  le  plus  honorable.  Il  avait  arraché  la 
victoire  à  des  hommes  qui  possédaient  tout  le  pouvoir  et  dispo- 
saient de  tout  le  patronage  de  l'Etat.  Il  avait  fait  rendre  justice 
à  la  plus  ancienne  et  à  la  plus  importante  province  de  l'empire. 
Dans  la  conduite  du  procès,  il  ne  viola  aucune  loi,  comme  il  le 
fit  malheureusement  plus  tard  dans  la  conjuration  de  Catilina. 
Il  est  possible  qu'il  ait  exagéré  les  vices  de  Verres,  mais  il  lui 
était  difficile  d'exagérer  ceux  de  l'administration  provinciale. 
L'intérêt  excité  par  cette  cause  célèbre  ne  resta  pas  enfermé  dans 
les  murailles  de  Rome.  La  ^'umidie  et  la  Macédoine,  l'Espagne 
et  la  Sjrie  ne  se  préoccupèrent  que  médiocrement  du  succès  ou 
de  la  défaite  de  Catilina.  Pour  les  provinces,  les  lois  Cornéhennes 
n'étaient  guère  qu'un  nom,  et  la  renaissance  du  parti  populaire 
leur  était  aussi  indifférente  qu'un  changement  dans  le  collège 
des  augures.  Mais  la  condamnation  d  un  préteur  appartenante 
l'ordre  sénatorial,  du  protégé  de  leurs  oppresseurs,  d'un  homme 
qui  avaitosé  dire  en  public  que,  lors  même  qu'il  serait  obligé 
d'abandonner  les  deux  tiers  des  dépouilles  qu'il  avait  enlevées, 
il  lui  en  resterait  encore  assez  pour  passer  le  reste  de  ses  jours 
dans  l'opulence,  cette  condamnation  était  pour  chaque  ville, 
pour  chaque  province  de  l'empire,  comme  un  triomphe  person- 

8*   SK.niF. — TOMF   V.  20 


306  REVUE   BRITANNIQUE. 

nel.  Tous  les  yeux  se  tournèrent  sur  J'avocat  des  Siciliens;  et, 
de  rOronte  au  Tage  et  à  la  Garonne,  le  nom  de  Marcus  Tullius 
vola  de  bouche  en  bouche.  Heureux  le  grand  orateur  s'il  eût 
persévéré  dans  la  ligne  de  conduite  qu'il  avait  suivie  jusqu'a- 
lors! Comme  chef  de  Tordre  équestre,  sa  voie  était  toute  tra- 
cée. S'il  eût  su  résister  à  la  séduisante  amorce  du  consulat , 
s'il  fût  resté  sourd  aux  sollicitations  de  l'oligarchie,  il  eût  pu 
être  l'instrument  glorieux  de  la  régénération  de  la  république. 
Mais  des  montagnes  de  préjugés  se  dressaient  entre  lui  et  César, 
et  chacun  d'eux  joua  son  rôle  dans  le  grand  drame  révolution- 
naire, en  s' éloignant  systématiquement  de  l'homme  qui  aurait 
pu  être  son  allié  le  plus  utile  et  le  plus  puissant. 

Une  aristocratie  a  deux  ennemis  à  redouter  :  l'opinion  publi- 
que au  dehors  et  ses  propres  divisions  au  dedans.  Les  patriciens 
de  Rome  avaient,  d'une  part,  à  repousser  les  attaques  ouvertes 
des  partisans  de  3Iarius,  et,  de  l'autre,  ils  étaient  minés  secrè- 
tement par  quelques  membres  de  leur  ordre  qui  convoitaient 
l'autorité  de  Sylla,  sans  respecter  le  système  fondé  par  l'illustre 
dictateur.  N'ayant  dans  leur  sein  aucun  homme  capable,  et  ef- 
frayés des  projets  de  Catilina,  ils  s'abaissèrent  jusqu'à  accepter 
le  secours  de  cet  homme  nouveau  qui  venait  de  leur  faire  subir 
une  si  éclatante  défaite. 

La  conjuration  de  Catilina  est  l'une  des  énigmes  les  plus  obs- 
cures et  les  plus  attachantes  de  l'histoire  de  l'antiquité.  Il  est 
impossible  sans  doute  de  découvrir  le  secret  que,  dans  l'affaire 
de  l'empoisonnement  de  sir  Thomas  Overbury,  le  duc  de  Somer- 
set tint  suspendu  comme  une  épée  de  Damoclès  sur  la  tête  du 
roi  Jacques;  mais,  après  tout,  cela  nous  intéresse  peu.  De 
même,  il  est  très-probable  que  l'on  ne  saura  jamais  quel  est 
l'auteur  des  lettres  deJunius;  mais  le  monde  ne  retirerait  aucun 
profit  de  cette  découverte.  Un  mystère  impénétrable  cache  les 
noms  des  instigateurs  du  complot  de  Titus  Oates  ;  mais  qu'im- 
porte? Quel  est  l'individu  qui  coupa  les  franges  des  rideaux  du 
Luxembourg  et  les  jeta  sur  la  table  où  soupait  Louis  XV,  occa- 
sionnant ainsi  à  Sa  Majesté  Très-Chrétienne  une  nuit  d'insomnie 
et  une  indigestion? Qu'était-ce  que  le  Masque  de  Fer?  Pierre 
Waldeck  était-il  véritablement  le  duc  d'York?  Aucune  grande 
question  sociale  n'est  engagée  dans  ces  problèmes  historiques, 


CICÉRON.  307 

et  il  ny  a  point  là,  en  vérité,  de  quoi  nous  préoccuper  d'une 
manière  sérieuse.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  conjuration 
de  Catilina.  Elle  est  racontée  avec  une  vive  imagination  par  Sal- 
lusto;  elle  est,  pour  ainsi  dire,  disséquée  dans  tous  ses  détails 
par  Cicéron  ;  elle  a  exercé  la  sagacité  des  commentateurs  de  tous 
les  temps,  et  cependant  on  n'a  pu  encore  arriver  à  expliquer 
d'une  manière  satisfaisante,  ni  son  but,  ni  son  origine,  ni  ses 
éléments,  ni  ses  ramifications,  ni  son  plan.  Ce  que  Ton  sait,  c'est 
que  le  chef  de  cette  conspiration  appartenait  à  la  noblesse  et 
était  doué  de  rares  talents.  Ce  qui  n'est  pas  moins  certain,  c'est 
qu'il  comptait  parmi  ses  partisans  des  hommes  qui  avaient  un 
enjeu  considérable  dans  la  répubhque.  Quant  à  ses  projets,  on 
en  connaissait  l'existence  bien  avant  d'avoir  pris  des  mesures 
pour  en  empêcher  ou  en  arrêter  l'exécution.  Un  outrage  intolé- 
rable et  une  réparation  injurieuse  poussèrent  Marino  Faliero  à 
tenter  le  renversement  de  l'oligarchie  vénitienne;  mais  il  ne  pa- 
raît pas  qu'il  se  soit  jamais  proposé  de  brûler  l'arsenal  ou  même 
de  massacrer  le  Conseil  des  Dix.  Les  Pazzi  attentèrent  à  la  vie 
des  Médicis,  mais  nous  ne  voyons  pas  qu'ils  aient  jamais  eu 
l'idée  de  décimer  les  corporations  de  Florence  ou  d'ouvrir  les 
portes  de  la  ville,  soit  aux  Français,  soit  aux  Espagnols.  Ce  que 
l'on  connaît  de  la  conspiration  de  Catilina,  c'est  que  ses  rami- 
fications s'étendaient  au  loin,  qu'elle  avait  pour  objet  de  détruire 
les  institutions  existantes,  et  qu'au  nombre  de  ses  instruments 
et  de  ses  complices  avoués  ou  secrets  elle  comptait  les  person- 
nages les  plus  riches  et  les  plus  influents  de  Rome.  Mais  quel  but 
poursuivait-elle?  Etait-ce  une  révolution  ou  une  réaction?  Avait- 
elle  un  sens  politique  ou  social?  S'appuyait-elle  sur  l'oligarchie 
ou  sur  la  multitude?  Ce  sont  là  des  questions  que  les  documents 
historiques  que  nous  possédons  ne  nous  ont  jamais  permis  d'é- 
claircir,  et  que  probablement  l'avenir  ne  parviendra  jamais  à 
résoudre.  Mais,  quels  qu'aient  été  l'origine  et  le  but  de  cette 
conspiration,  elle  exerça  sur  la  carrière  de  Cicéron  une  influence 
décisive.  Elle  marque  à  la  fois  le  plus  haut  point  de  sa  grandeur 
et  le  commencement  de  ses  malheurs.  C'est  la  faveur  populaire 
qui  jusqu'alors  l'avait  soutenu;  mais,  s'il  ne  se  fût  pas  rendu 
tout  à  la  fois  utile  et  formidable  à  l'oligarchie,  la  faveur  popu- 
laire, dans  cette  crise  de  la  conjuration  de  Catilina,  lui  eût  servi 


308  REVUE    BRITANNIQUE. 

de  peu.  Par  sa  position  de  chef  de  Tordre  équestre,  de  la  classe 
moyenne,  Cicéron  était  devenu  un  objet  de  soupçon  pour  la 
faction  aristocratique.  Depuis  le  meurtre  deCaïus  Gracchus  et  de 
Livius  Drusus,  les  chevaliers  n'avaient  point  eu  de  représentant 
aussi  capable  que  le  jeune  orateur  d'Arpinum.  Dans  les  anciens 
temps  de  la  république,  le  sénat  formait  un  corps  compacte  qui, 
par  son  union,  brisait  l'effort  de  l'opposition  plébéienne.  Mais, 
à  l'époque  où  nous  sommes,  il  était  affaibli  par  ses  divisions  in- 
testines, et  la  conjuration  de  Catilina  était  venue  jeter  dans  son 
sein  un  nouvel  élément  de  discorde.  De  plus,  Pompée  lui  inspi- 
rait des  inquiétudes  sérieuses.  Pour  le  moment,  Pompée  était 
occupé  à  son  expédition  d'Orient;  mais  était-il  possible  que  cet 
heureux  capitaine,  Yimperotor  qui  avait  obtenu  à  vingt-cinq  ans 
les  honneurs  du  triomphe,  le  seul  homme  presque  qui,  dans  le 
monde  romain,  eût  résisté  impunément  à  Sylla,  vînt,  aussitôt  la 
paix  rétablie,  s'asseoir  modestement  au  milieu  de  ses  collègues, 
et  descendît  du  commandement  supérieur  des  armées  pour 
se  contenter  d'être  l'égal  de  ceux  dont  il  pouvait  être  le  maître? 
Pour  parer  à  ce  danger,  le  sénat  cherchait  en  vain  un  chef  dans 
ses  rangs.  Aucun  de  ses  membres,  jeunes  ou  vieux,  n'était  à  la 
hauteur  des  circonstances.  César  était  alors  hvré  tout  entier  à  ses 
débauches,  et  d'ailleurs  il  effrayait  l'oligarchie  par  des  accès 
d'opposition  qui  laissaient  percer  de  hardis  desseins  ultérieurs, 
une  immense  et  lointaine  ambition.  Mais,  parmi  les  cheva- 
liers, se  trouvait  un  homme  qui,  bien  qu'il  eût  blessé  l'orgueil 
du  patriciat  par  la  condamnation  de  Verres,  et  mis  en  péril  son 
pouvoir  judiciaire  en  dénonçant  sa  vénalité,  pouvait  cepen- 
dant devenir  son  allié  temporaire,  et  qu'il  briserait  comme  un 
instrument  inutile,  dès  qu'il  n'en  aurait  plus  besoin.  Le  calcul 
de  l'oligarchie  ne  manquait  ni  d'habileté,  ni  de  justesse.  Cicéron 
était  un  parvenu  et,  par  conséquent,  un  homme  sans  appui.  Ce 
n'était  point  un  partisan  exagéré  de  Marius,  car  il  avait  refusé 
le  tribunat,  qui  ne  lui  aurait  rapporté  que  des  fatigues  et  des  en- 
nemis. Quoique  Italien  de  naissance,  il  ne  s'était  jamais  identifié 
avec  le  parti  du  mouvement  dans  les  provinces.  Le  seul  per- 
sonnage pour  lequel  il  professât  une  vive  sympathie,  et  dont  il 
cherchât  à  se  concilier  les  bonnes  grâces,  était  alors  engagé  au 
fond  des  montagnes  de  l'Arménie.  Quant  à  la  puissance  de  son 


ClC.ÉKON.  309 

éloquence,  on  n'en  pouvait  douter.  Vn  jour,  il  avait  arraché  des 
larmes  à  un  rhéteur  grec  qui  voyait  avec  douleur  la  couronne 
de  lart  oratoire  passer  du  front  de  sa  patrie  sur  la  tête  de  Rome. 
Les  citoyens  qui  avaient  atteint  l'âge  d'homme  avant  l'explosion 
de  la  guerre  civile  le  regardaient  comme  un  nouveau  Drusus,  et 
le  comparaient  aux  grands  orateurs  Antoine  et  Sulpicius.  Il 
jouissait  donc  d'une  influence  considérable  et,  déplus,  il  dispo- 
sait d'une  popularité  qui  manquait  au  sénat.  Enfin,  il  était  re- 
connu par  les  chevaliers  comme  leur  champion  naturel.  Des 
quartiers  les  plus  éloignés  de  Rome,  et  même  des  villes  voisines, 
les  populations  affluaient  dans  le  forum  pour  entendre  Marcus 
Tullius  Cicéron. 

Salué,  par  la  reconnaissance  de  ses  concitoyens,  du  titre  de 
Père  de  la  patrie,  consul,  assis  sur  la  chaise  d'ivoire  de  Scipion 
l'Africain,  sans  avoir,  comme  Paul-Emile  ou  Flaminius,  annexé 
des  provinces  au  territoire  de  la  république,  Tullius  était  arrivé 
au  faîte  des  honneurs.  Mais,  au  milieu  de  sa  gloire,  il  ne  tarda 
pas  à  voir  l'instabilité  et  la  faiblesse  de  sa  position.  Il  se  sentait 
isolé,  et  par  conséquent  impuissant.  Chef  de  l'Etat,  il  n'avait,  en 
réalité,  aucun  parti  pour  se  soutenir.  Il  avait  écrasé,  il  est  vrai, 
une  formidable  conspiration  ;  mais  il  n'avait  pu  en  triompher 
qu'en  portant  à  la  loi  une  atteinte  profonde.  Il  avait  servi  l'oli- 
garchie, sans  se  l'attacher.  Il  s'était  séparé  des  chevaliers,  sans 
réussir  à  se  faire  reconnaître  et  adopter  pour  chef,  d'une  ma- 
nière durable,  par  lepatriciat.  Toute  la  suite  de  sa  vie  politique 
trahit  le  malaise  et  l'angoisse  que  lui  causait  le  sentiment  d'une 
situation  fausse  et  précaire.  Il  faisait  profession  de  regarder 
l'union  de  tous  les  ordres  comme  le  seul  moyen  de  sauver  l'Etat 
de  l'abîme  où  ses  divisions  menaçaient  de  l'engloutir,  et,  en 
réalité,  il  ne  visait  lui-même  qu'à  une  chose,  à  s'assurer  de 
l'appui  de  Pompée,  en  se  rendant  nécessaire  à  ce  général.  Mais 
il  ne  fit  qu'exciter  sa  jalousie,  et  le  reste  de  son  existence  fut 
empoisonné  par  les  humiliations  qu'il  eut  à  subir  en  poursui- 
vant un  patronage  qui  lui  échappa  toujours. 

Nous  ne  déroulerons  pas  ici  toutes  les  phases  de  la  vie  de  Ci- 
céron, ses  efforts  pour  ressaisir  son  crédit,  sa  lutte  avec  Clodius, 
son  éloignement  systématique  de  César,  qu'il  ne  comprit  point, 
son  exil,  son  retour  triomphal,  dont  la  joie  fut  si  courte,  ses  in- 


310  REVUE    BRITANNIQUE. 

certitudes,  ses  continuelles  hésitations,  son  impuissance  en  face 
d'adversaires  armés,  son  attachement  hors  de  saison  au  passé, 
sa  modération  sans  cesse  dépassée  par  les  factions,  ses  élans 
d'énergie  mal  soutenus.  Dans  les  dernières  convulsions  de  la  ré- 
publique expirante,  il  ne  fut  plus  guère  qu'un  ornement.  Ce 
n'est  que  sur  la  fin  de  sa  vie,  à  l'époque  de  la  formation  du  se- 
cond triumvirat,  qu'il  recouvra,  non  la  puissance  des  beaux 
jours  de  son  consulat,  mais  toute  sa  majesté,  lorsqu'il  se  posa 
en  champion  des  lois  contre  les  chefs  de  trente  légions.  Telle 
est,  en  effet,  la  position  de  Torateur  qui  n'a  d'autre  arme  que 
son  éloquence  dans  un  Etat  déchiré  par  les  factions,  et  à  la  veille 
d'une  grande  révolution  politique.  Telle  fut  celle  de  Démosthène 
au  moment  oii  le  système  fédéral  des  républiques  grecques  se 
mourait  d'épuisement,  et  où  tout  tendait  à  la  centralisation  ;  de 
Burke,  quand  il  essaya  de  se  mettre  en  travers  du  courant  révo- 
lutionnaire; des  Girondins,  poussant,  sans  le  vouloir  et  sans  le 
savoir,  la  France  au-devant  du  despotisme  militaire  ;  des  avo- 
cats du  bill  de  réforme  en  Angleterre,  que  ces  âmes  généreuses 
regardaient  comme  la  dernière  expression  du  progrès  politique. 
L'orateur  donne  l'impulsion,  mais  le  flot  dont  il  a  rompu  les 
digues  le  laisse  loin  derrière  lui.  Il  exagère  aux  autres,  comme 
à  lui-même,  l'importance  de  l'œuvre  qu'il  travaille  à  faire  réus- 
sir, mais  il  ignore  oii  s'arrêtera  le  mouvement  qu'il  a  imprimé. 
Le  matin,  il  pousse  les  masses  ;  au  milieu  du  jour,  il  cherche  à 
les  retenir,  et  les  ombres  du  soir  sont  à  peine  tombées,  qu'il 
voit  une  génération  nouvelle  engagée  dans  des  luttes  terribles 
sur  des  questions  qu'il  considère  comme  dangereuses,  ou  même 
quil  traite  de  folies  et  de  chimères. 

Il  est  toutefois  une  période  dans  la  vie  de  Cicéron  sur  laquelle 
nous  voulons  nous  arrêter  un  instant,  parce  qu'elle  mit  en  lu- 
mière les  qualités  les  plus  heureuses  et  les  plus  louables  de  son 
caractère.  Nous  éprouvons  comme  un  remords  à  avoir  mis  en 
question  la  sagesse  et  la  fermeté  politique  du  grand  orateur. 
Dans  la  splendeur  de  la  république,  avant  que  Thabitude  de  la 
guerre  eût  démoralisé  les  citoyens,  avant  qu'une  corruption 
grossière  eût  sapé  les  fondements  de  la  république,  Cicéron  eût 
été  l'un  de  ces  illustres  consulaires  que  Cinéas  comparait  à  une 
assemblée  de  rois.  Il  eût  consacré  ses  instincts  élevés  et  gêné- 


CICÉRON .  311 

reuxà  combattre,  avec  la  vigilance  d'un  Fabius  ou  d'un  Caton, 
les  influences  perverses  qui  auraient  pu  miner  sourdement  ou 
attaquer  au  grand  jour  la  constitution.  Ce  fut  son  malheur  d'être 
appelé  à  vivre  parmi  des  hommes  qui  s'accordaient  pour  dé- 
truire TEtat,  mais  qui  ne  s'entendaient  plus  pour  partager  ses 
dépouilles.  Seul,  sans  entourage,  Cicéron  combattit  dans  Tarène 
avec  les  alliés  et  les  armes  qu'il  put  trouver  à  cette  époque.  Mais 
ce  n'est  que  quand  il  fut  loin  de  Rome,  et  dans  une  position 
qu'il  regardait  comme  un  exil  pire  que  la  mort,  qu'il  eut  l'occa- 
sion de  déployer  toute  sa  probité  politique  et  toute  son  honnê- 
teté morale.  Nommé  proconsul  en  Cilicie ,  Cicéron  entra  en 
fonctions  le  dernier  jour  de  juillet  de  l'an  50  avant  J.-C,  et  en 
sortit  l'avant-dernier  du  même  mois  de  l'année  suivante.  Cette 
année  lui  sembla  la  plus  pénible  de  sa  vie.  Le  chagrin  qu'il 
avait  ressenti  dan^  son  exil  avait  été  plus  profond,  mais  son  ex- 
pulsion avait  été  si  violente,  elle  avait  eu  lieu  avec  un  tel  mé- 
pris des  formes  légales,  qu'il  pouvait  compter  sur  une  réaction 
soudaine  en  sa  faveur,  ce  qui  arriva  en  effet.  Mais  son  adminis- 
tration en  Cilicie  devait,  aux  termes  d'une  loi  inexorable,  durer 
une  année  au  moins,  et,  pendant  tout  ce  temps,  il  fut  sans  cesse 
poursuivi  par  la  crainte  devoir  ses  pouvoirs  prolongés.  Il  s'ef- 
força, par  de  vives  et  incessantes  sollicitations,  de  détourner  ce 
qu'il  considérait  comme  une  véritable  calamité,  et  ce  qui  aug- 
mentait son  désir  de  quitter  sa  province,  c'était  cette  singuUère 
idée  que  son  intervention  pouvait  empêcher,  ou  du  moins  re- 
tarder l'explosion  des  hostilités  entre  César  et  Pompée.  Mais  cette 
illusion  s'évanouit  à  mesure  qu'il  approcha  des   rivages  de 
l'Italie  ;  car,  à  chaque  port  qu'il  toucha,  il  apprit  que  la  rupture 
entre  ces  deux  personnages  devenait  de  plus  en  plus  imminente. 
C'est  pourtant  sur  son  administration  proconsulaire  que  repose 
l'un  de  ses  plus  beaux  titres  à  l'admiration  de  la  postérité.  Ses 
fonctions,  il  est  vrai,  n'étaient  pas  bien  difficiles,  puisqu'il 
n'avait  qu'à  administrer  la  justice  et  à  réprimer  les  maraudages 
des  Isauriens  et  des  Parthes.  Mais,  en  quittant  la  province,  il 
emporta  le  respect  et  l'amour  de  ses  administrés,  qui  ne  com- 
prenaient pas  qu'un  proconsul  pût  sortir  de  charge  sans  avoir 
commis  chez  eux  quelque  meurtre  légal,  outragé  la  sainteté  de 
leurs  foyers  domestiques,  épuisé  leurs  marchés,  pillé  leurs  tem- 


312  REVUE     BRITANNIQUE. 

pies.  Ce  qui  ne  leur  sembla  pas  moins  merveilleux,  ce  fut  la  con- 
duite de  son  entourage.  Cicéron  exerça  sur  les  fonctionnaires 
placés  sous  ses  ordres  une  surveillance  sévère.  Maint  passage 
de  ses  lettres  prouve  quelle  peine  il  eut  à  les  contenir.  Quelques 
années  auparavant,  il  avait  tracé,  pour  son  frère  Quintus,  le 
tableau  des  devoirs  d'un  bon  proconsul.  On  avait  hautement 
applaudi  à  ce  traité,  mais  on  ne  le  regardait  que  comme  une 
spécieuse  théorie.  Bien  des  philosophes  romains  déclamaient 
éloquemment  sur  la  vertu  et  sur  le  souverain  bien,  qui,  dans 
leur  administration  au  dehors,  se  conduisaient  comme  des  loups 
dans  une  bergerie.  Les  œuvres  philosophiques  et  morales  de  Ci- 
céron manquent  quelquefois  de  force  et  souvent  d'originalité, 
mais  elles  abondent  en  vues  supérieures  sur  les  devoirs  so- 
ciaux, et  il  est  doux  de  voir  que,  dans  un  siècle  de  cruauté 
et  de  rapacité  sans  égales,  l'auteur  mettait  en  pratique  ce  qu'il 
enseignait. 

Nous  voudrions  pouvoir  dire  quelques  mots  sur  la  valeur  de 
Cicéron,  considéré  comme  philosophe,  mais  il  faut  nous  arrê- 
ter, car  l'examen  de  ses  œuvres  métaphysiques  et  morales  nous 
entraînerait  trop  loin.  Nous  ne  terminerons  pas  cette  rapide  es- 
quisse de  sa  vie  sans  parler  de  son  immense  activité  littéraire, 
et  de  cet  héroïsme  vraiment  admirable  avec  lequel,  au  milieu 
des  occupations  les  plus  diverses  et  des  circonstances  les  plus 
pénibles,  il  composa  ses  différents  traités.  La  république,  qu'il 
croyait  avoir  sauvée,  n'existait  plus  depuis  longtemps.  Nomina- 
lement, les  anciennes  magistratures  avaient  survécu,  mais  elles 
étaient  suspendues  de  fait  par  une  dictature  permanente.  Le 
maître  du  monde  romain.  César,  était  au  plus  haut  degré  hu- 
main, libéral  et  sage  ;  mais,  aux  yeux  de  Cicéron,  attaché  de 
cœur  aux  formes  du  passé,  il  ne  représentait  point  la  majesté 
légale  du  sénat  et  du  peuple.  Tullius  regardait  son  rôle  d'homme 
d'Etat  et  de  sénateur  comme  terminé.  La  toge  avait  fait  place  à 
lépée,  et  si,  parfois  encore,  il  prenait  la  parole  pour  défendre 
un  accusé,  ses  discours  ne  faisaient  plus  qu'une  rare  et  timide 
allusion  aux  affaires  poHtiques.  «  Les  hommes  ignorent,  dit 
Bacon,  ce  que  c'est  que  la  solitude,  et  jusqu'où  elle  s'étend.  » 
Cicéron  l'apprit  à  ses  dépens.  Bien  que  César  le  comblât  de 
prévenances,  bien  que  l'entourage  du  dictateur  lui  rendît,  en 


ru.ERUN.  313 

général,  les  témoignages  de  respect  qui  lui  étaient  dus,  le  répu- 
blicain se  sentait  gêné,  et  comme  étranger,  dans  la  société  de 
gens  qui  avaient  renversé  la  république,  et  le  silence  et  la  re- 
traite de  ses  maisons  de  campagne  lui  devenaient  plus  chers  que 
jamais.  La  sensibilité  du  cœur  est  si  rare  parmi  les  hommes  po- 
litiques de  Rome,  qu  on  ne  lira  pas  sans  intérêt  certains  passa- 
ges des  lettres  de  Cicéron,  qui  nous  rappellent  en  même  temps 
la  manière  dont  il  employait  ses  loisirs. 

Au  commencement  de  Tan  44  avant  J.-C,  il  écrit  à  son  ami 
Marcus  Varron,  dont  les  idées  étaient  conformes  aux  siennes  : 

«  Sachez  que  depuis  mon  retour  à  Rome,  je  me  suis  récon- 
ciUé  avec  mes  anciens  amis,  c'est-à-dire  avec  mes  livres.  A  la 
vérité,  si  je  les  avais  quittés,  ce  n'est  pas  que  je  fusse  irrité 
contre  eux,  mais  Je  ne  pouvais  les  voir  sans  une  espèce  de  con- 
fusion. Il  me  semblait  que  je  n'avais  pas  suivi  assez  fidèlement 
leurs  préceptes,  lorsque  je  m'étais  engagé  dans  des  affaires  tu- 
multueuses avec  des  compagnons  infidèles.  3Iais  ils  me  pardon- 
nent ;  ils  me  rappellent  à  leur  ancien  commerce  ;  ils  me  disent 
que  vous  avez  été  plus  sage  que  moi  de  ne  pas  les  abandonner. 
A  présent  que  je  suis  rentré  en  grâce  avec  eux,  je  crois  devoir 
espérer  que  si  j'ai  le  bonheur  de  vous  voir,  il  me  sera  facile  de 
supporter  et  les  maux  qui  nous  pressent  et  ceux  dont  nous 
sommes  menacés.  »  [Lettre  I,  à  Varron.) 

«  Que  nos  études  nous  réunissent  et  nous  consolent.  Après 
avoir  fait  l'agrément  de  notre  vie,  elles  en  seront  aujourd'hui 
le  soutien.  Nous  ne  manquerons  point  à  ceux  qui  viendront 
nous  employer,  je  ne  dis  pas  comme  architectes,  mais  comme 
ouvriers,  pour  rebâtir  la  république,  et  nous  nous  présenterons 
même  avec  empressement.  Si  personne  n'accepte  nos  services, 
nous  ne  laisserons  pas  de  composer  et  de  lire  des  traités  de 
politique,  et,  si  nous  ne  pouvons  servir  l'Etat  dans  le  sénat  et 
dans  le  forum,  nous  le  servirons,  à  l'exemple  des  philosophes  de 
l'antiquité,  en  nous  adonnant  à  l'étude  des  lois  sur  lesquelles 
reposent  les  sociétés  civiles.  »  [Lettre  H.) 

«  Pour  moi,  j'estime  les  jours  que  vous  passez  à  Tusculum 
autant  que  l'espace  entier  de  la  vie,  et  je  renoncerais  de  bon 
cœur  à  toutes  les  richesses  du  monde  pour  obtenir  la  liberté  de 
mener  une  vie  si  délicieuse,  sans  avoir  à  craindre  qu'elle  fût 


314  REVUE  BRITANNIQUE. 

troublée  par  la  violeuce.  Je  Timite,  du  moins,  autant  que  pos- 
sible, et  je  cherche  mon  bonheur  et  mon  repos  dans  l'étude.  » 

[Lettre  VI.) 
Ce  ne  sont  point  là  dévalues  spéculations,  car  c'est  dans  cette 
année,  la  première  où  il  lui  eût  été  donné  depuis  longtemps 
de  goûter  un  peu  de  loisir,  qu'il  commença  le  De  Finlbus,  et 
qu'il  acheva  son  Orateur  et  ses  Partitions  oratoires.  Il  se  com- 
parait lui-même  à  Denys  le  tyran,  qui,  chassé  de  ses  Etats,  se  fit 
maître  d'école  à  Corinthe.  Son  application  au  travail  ne  se  ra- 
lentit pas  au  temps  de  ses  plus  vifs  chagrins  domestiques.  La 
mort  de  sa  fille  Tullia  était  encore  toute  récente  lorsqu'il  publia 
presque  coup  sur  coup  les  Tasculanes  et  les  Académiques ,  le 
Deoratore,  le  Brutus,  et  enfin  les  déhcieux  traités  De  Senectute, 
DeÀmicitiâ  et  De  Officiis.  Dans  sa  douleur,  l'amour  delà  solitude 
et  de  la  nature  le  soutenait.  «  Dès  le  matin,  écrit-il  à  Atticus,  je 
cours  m'ensevelir  dans  un  bois  sauvage  et  retiré,  et  je  n'en  sors 
que  le  soir.  Dans  cette  solitude,  je  puis  me  livrer  en  paix  à  mes 
études,  bien  que  plus  d'une  fois  je  sois  interrompu  par  mes 
larmes.  «  Sans  les  éclaircissements  que  nous  fournissent  les 
lettres  de  Cicéron,  l'histoire  de  Rome,  à  cette  époque,  ne  nous 
offrirait  qu'une  succession  monotone  de  guerres,  de  discordes 
civiles,  de  révolutions.  Les  émotions  si  pures  et  si  honnêtes  qu'il 
éprouve  et  qu'il  décrit  avec  tant  de  simplicité  et  de  charme 
nous  consolent  de  ce  spectacle  de  passions  grossières  et  de  cri- 
mes odieux.  En  Usant  ces  effusions  touchantes  d'une  âme  qui 
se  dévoile  à  vous  sans  réserve,  on  se  sent  disposé  à  plus  de 
respect  et  damour  pour  l'homme  qui  s'y  abandonne.  Comme 
pohtique,  Cicéron  s'est  trompé.  Comme  philosophe,  il  a  manqué 
de  sagacité,  en  ce  qui  touche  du  moins  la  métaphysique.  Mais 
ses  lettres,  surtout  celles  d'Atticus,  révèlent  un  homme  en  qui 
les  passions  politiques  n'ont  ni  refroidi  ni  émoussé  la  faculté 
d'aimer.  Dans  un  siècle  de  libertinage  universel,  le  foyer  de 
Cicéron  est  sans  tache.  Le  père,  l'ami,  le  frère  sont  admirables 
en  lui.  Sa  sollicitude  inquiète  pour  son  fils  Marcus  fut  trompée. 
11  voulait  en  faire  un  homme  d'Etat  philosophe,  mais  Marcus  ne 
fut  jamais  qu'un  homme  de  plaisir  et  d'intrigues.  La  douleur 
que  lui  causa  la  mort  de  sa  fille  Tullia  paraît  excessive,  môme  à 
des  générations  plus  habituées  que  les  Romains  à  la  pompe  des 


ricÉRoN.  315 

épitaphes  et  des  tombeaux.  Dans  les  premiers  mois  de  son  deuil, 
il  fit  vœu  d'élever  à  la  mémoire  de  Tullia  un  temple  dans  un 
bois  solitaire.  11  donna  Tordre  à  Atticus  de  fouiller  Tltalie  et  la 
firèce  pour  trouver  un  architecte,  et  d'hypothéquer  mèm^,  s'il 
le  fallait,  une  de  ses  propriétés  pour  acheter  le  marbre  de  Chio. 
Comme  tous  les  hommes  qui  joignent  à  une  grande  moralité 
une  sensibilité  vive,  Cicéron  subit  profondément  l'influence  des 
femmes.  >'ous  ne  connaissons  presque  rien  de  sa  fille  Tullia, 
mais  il  est  à  croire  qu'elle  était  digne  de  l'amour  et  des  regrets 
d'un  tel  père.  L'histoire  romaine  abonde  en  traits  de  dévouement 
filial  et  paternel,  mais  elle  ne  nous  offre  rien  de  comparable  à  la 
tendresse  de  Cicéron  pour  sa  fille.  Ce  n'est  point,  comme  dans 
l'épisode  d'Agamemnon  et  diphigénie,  une  obéissance  toute 
passive,  d'une  part ,  et  une  injustice  révoltante,  de  l'autre. 
Dans  l'affection  qui  unit  Cicéron  et  Tullia,  c'est  une  soumission 
qui  Va  rien  de  servile,  un  amour  qui  bannit  la  crainte,  une 
confiance  sans  réserve,  un  dévouement  oii  ne  perce  aucune  idée 
de  sacrifice.  On  admire,  en  un  mot,  deux  nobles  natures  liées 
l'une  à  l'autre  par  le  choix  du  cœur  autant  que  par  le  hasard  de 
la  naissance. 

Résumons  en  peu  de  mots  notre  opinion  sur  Cicéron. 

De  tous  les  personnages  de  l'antiquité,  Cicéron  est,  sans  con- 
tredit, celui  que  nous  connaissons  le  plus  intimement,  grâce  à 
sa  correspondance  qui  nous  initie  à  ses  pensées,  à  ses  senti- 
ments, au  secret  de  ses  actions.  En  politique,  il  poussa  la  fai- 
blesse jusqu'au  crime,  puisqu'il  méconnut  les  vrais  intérêts  de 
son  pays,  et  qn'il  consentit  à  servir  d'instrument  à  des  hommes 
dont  il  méprisait  le  caractère,  et  dont  il  avait  les  projets  en  hor- 
reur. On  ne  peut  le  proclamer  indifférent  à  l'argent,  s'il  est  vrai 
qu'il  chercha  à  séduire  sa  pupille  Publilia  pour  s'emparer  de  son 
douaire  et  qu'il  flatta  Dolabella  pour  que  celui-ci  lui  fît  remise 
d'une  dette.  On  ne  peut  l'absoudre  d'une  coupable  vanité,  s'il  est 
vrai  qu'il  supplia  Luccéius  de  farder  et  d'exagérer  les  actes  de 
son  fameux  consulat.  L'accusateur  de  Verres  défendit  Fontéius, 
le  courtisan  de  Pompée  prononça  le  panégyrique  de  César.  Par  sa 
propre  bouche,  Cicéron  est  donc  convaincu  de  vanité,  de  jalousie, 
de  versatilité,  d'égoïsme,  de  timidité.  Mais,  ces  réserves  admises, 
Cicéron  gagne  plus  qu'il  ne  perd  par  les  aveux  qu'il  nous  fait 


316  REVUE  BRITANNIQUE. 

dans  sa  correspondance.  Quel  est  le  personnage  politique  qui 
sortirait  victorieux  comme  lui  de  l'épreuve  à  laquelle  le  grand 
orateur  s'est  soumis  lui-même?  Ses  lettres,  publiées  par  accident, 
sans,sa  participation,  n'étaient  point  destinées  à  voir  le  jour,  et 
c'est  par  elles  que  nous  apprenons  ce  que  nous  chercherions 
en  vain  dans  les  maigres  histoires  de  Salluste  et  d'Appien,  dans 
les  fragments  pleins  de  partialité  de  Dion  Cassius,  ou  même  dans 
les  pages  bienveillantes  que  lui  a  consacrées  son  biographe 
Plutarque.  Aucun  d'eux  ne  nous  dit  quelle  fut  la  profondeur  de 
sa  tendresse  paternelle,  la  pureté  de  sa  vie  domestique,  son 
exquise  urbanité,  sa  soif  de  connaissances,  ses  hautes  aspira- 
tions, son  amour  pour  la  vérité,  l'équité  et  la  raison.  Son  rôle 
politique  même  commande  une  certaine  estime.  La  destinée  le 
fit  naître  au  milieu  d'hommes  cruels  et  violents.  Il  n'avait  d'autre 
arme  que  son  éloquence,  d'autre  bouclier  que  la  protection  de 
quelques  personnages  puissants .  Il  se  trompa  en  préférant  Pompée 
à  César,  l'homme  creux  et  sans  foi  à  l'homme  aux  idées  larges, 
au  cœur  généreux.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  avait  été 
témoin  de  la  jeunesse  irrégulière  de  César,  et  qu'il  était  habitué 
à  associer  dans  sa  pensée  le  nom  de  Pompée  avec  l'image  même 
delà  république.  Bien  des  qualités  compensent  les  fautes  qu'il 
a  commises.  Si,  dans  sa  lutte  contre  Clodius,  il  manqua  de 
courage,  la  hardiesse  avec  laquelle  il  brava  les  fureurs  d'Antoine 
mérite  nos  éloges.  Si,  dans  son  exil,  il  manqua  de  dignité,  il 
faut  se  souvenir  que,  loin  de  Rome,  la  vie  n'avait  plus  pour  lui 
de  charme  ni  de  but.  Sa  vanité  nous  fatigue,  mais  rappelons- 
nous  qu'il  était  obligé  de  défendre  lui-même  chacune  de  ses 
mesures,  chacun  de  ses  actes,  car  il  n'avait  ni  partisans  ni 
clientèle  héréditaire,  ni  ancêtres.  Enfin,  et  ceci  doit  racheter 
les  erreurs  ou  les  défauts  qu'on  lui  reproche,  nul  de  ses  rivaux, 
nul  pamphlétaire  contemporain  ne  Fa  accusé  de  cruauté  ou  de 
corruption;  aucune  supplication,  aucune  faiblesse  indigne  de 
lui  n'obscurcit  ses  derniers  moments.  Si  la  mort  du  grand  ora- 
teur d'Athènes  a  quelque  chose  qui  convient  mieux  à  la  scène 
tragique,  il  y  a,  dans  l'altitude  de  Cicéron  tendant  la  tête  à  ses 
assassins,  je  ne  sais  quoi  de  plus  touchant,  de  plus  auguste,  de 
plus  conforme  aux  préceptes  de  la  philosophie.  Le  nom  de  Ci- 
céron était  rarement  prononcé  à  la  cour  d'Auguste  ;  mais  la  pos- 


CICÉRON.  317 

térité  Ta  consacré  dans  le  Panthéon  des  gloires  littéraires  du 
genre  humain.  Sous  l'empire,  Tullius  fut  le  modèle  du  plus 
éloquent  des  Pères  latins  et  du  plus  distingué  des  avocats  du 
paganisme  expirant.  Au  moyen  âge,  une  copie  de  ses  discours 
ou  de  ses  traités  de  rhétorique  était  comptée  au  nombre  des 
trésors  les  plus  précieux  d'un  monastère,  et,  à  la  renaissance 
des  lettres,  il  disputa  le  premier  rang,  dans  Tadmiration  de 
l'Europe  régénérée  par  l'antiquité  classique,  au  poète  divin  de 
Mantoue...,  à  Virgile  lui-même. 

{Westminster  Review.) 


POESIE. 


Ce  que  dit  la  brise  du  matin. 

k  wind  came  up  out  of  the  sea 

And  said  :  0  misls,  make  room  for  me. 

(  LOSGFELLOW  1.) 

La  brise  du  matin  aux  vapeurs  de  la  plage 

Dit  :  cr  Évanouissez- vous  pour  m'ouvrir  un  passage.  » 

Sur  rOcéan  les  flots,  sur  la  terre  les  bois. 
S'inclinent  sous  ce  souffle^  écoutent  cette  vuix. 

Elle  dit  au  nocher  :  «  Regarde,  les  étoiles 

Ont  pâli,  la  nuit  fuit,  pars,  livre-moi  tes  voiles,  » 

A  la  cloche  d'airain  qui  frémit  dans  sa  tour 
Elle  dit  :  «  Du  soleil  annonce  le  retour.  » 

Elle  dit  aux  oiseaux,  sous  le  berceau  rustique  : 
«  Éveillez-vous,  chantez  votre  joyeux  cantique.  » 

Au  laboureur  actif  elle  dit  :  «  Ton  sillon 
Te  réclame,  doré  déjà  par  un  rayon.  » 

Mais  elle  dit  aux  morts,  attendant  leur  aurore  : 

«  Dans  le  champ  du  repos  attendez...,  pas  encore  !  » 

'  Celle  pièce  est  imitée  de  Daybreak,  une  de  celles  que  le  poëte  américain  Long- 
fellow  vient  de  publier  récemment  à  Londres  et  à  Kew-York,  sous  le  titre  de  : 
Miks  standish  and  olher  poems.  Le  compositeur  anglais  Balfe  vient  de  la  mettre 
en  musique. 


COLONISATION. -STATISTIQUE  PIHORESQUE. 


INOUVEALIX  DOCLMENTS  SUR  LES  PAYS  DE  L'OR. 


I. 

La  Californie, 


La  période  décennale  qui  vient  de  s'écouler  marquera  comme 
une  des  plus  importantes  dans  l'histoire  de  la  colonisation .  Pen- 
dant cette  période,  la  population  du  Canada  s'est  accrue  d'un 
tiers  ;  celle  des  colonies  australiennes  s'est  élevée,  de  300,000 
ou  400,000  âmes,  à  près  d'un  million  :  la  seule  province  de  Vic- 
toria, qui  existait  à  peine  en  1847,  a  maintenant  un  revenu 
annuel  de  3  millions  sterling  (75  millions  de  francs).  Une  fu- 
ture Grande-Bretagne  a  été  fondée  et  organisée  dans  la  Nou- 
velle-Zélande. Trois  nouveaux  Etats,  dont  la  Californie  est  le 
plus  considérable,  et  sept  ou  huit  territoires,  ont  été  ajoutés  à 
l'Union  nord-américaine,  par  occupation  ou  par  conquête  sur 
le  Mexique.  Le  monde  commercial  s'est  enrichi  de  trois  grands 
marchés  :  —  deux  sur  les  bords  de  l'océan  Pacifique,  dont  les 
noms  sont  déjà  aussi  familiers  à  nos  oreilles  que  ceux  de  Ham- 
bourg et  d'Amsterdam;  —  le  troisième,  sur  les  grands  lacs 
d'Amérique,  et  qui,  bien  que  moins  connu  en  Europe,  est  peut- 
être  la  création  la  plus  remarquable  des  trois  :  ce;,  sont  San- 
Francis'co,  Melbourne  et  Chicago.  Aucune  de  ces  trois  villes 
n'est  mentionnée  dans  l'édition  de  1849  du  Dictionnaire  de 
géographie  de  Mac  CuUoch.  Ajoutons  enfin  que  cette  même 
période  décennale  a  jeté  un  chemin  de  fer  à  travers  l'isthme 
de  Panama,  et  à  peu  près  achevé  celui  de  l'isthme  de  Suez, 


320  REVUE     BRITANNIQUE. 

qu'elle  a  établi  des  communications,  par  le  moyen  delà  vapeur, 
sur  toutes  les  grandes  routes  océaniques  du  globe,  à  l'exception 
du  Pacifique ,  et  couvert  le  continent  et  les  mers  d'Europe  du 
réseau  du  télégraphe  électrique. 

Ce  sont  là  certainement  de  prodigieux  travaux ,  accomplis 
dans  un  espace  de  temps  égal  au  septième  de  la  vie  ordinaire  de 
l'homme  ;  et  il  est  peu  probable  qu'on  les  voie  se  renouveler 
sur  la  même  échelle,  à  moins  que  des  circonstances  semblables, 
tout  à  fait  indépendantes  de  la  volonté  de  l'homme,  ne  viennent 
à  se  reproduire  ;  —  nous  voulons  parler  de  la  destruction  des 
moyens  de  subsistance  de  toute  une  nation  ^  et  de  la  découverte 
simultanée  de  vastes  dépôts  aurifères  sur  deux  points  différents 
de  la  surface  du  globe.  L'émigration,  celle  des  Iles  Britanni- 
ques du  moins,  a  déjà  beaucoup  diminué  ;  mais  l'impulsion 
colonisatrice  donnée  à  la  population  européenne  continuera 
longtemps  encore  à  produire  ses  effets,  et,  de  toutes  les  parties 
de  la  terre  qui  ne  sont  pas  encore  entièrement  occupées,  il  n'en 
est  peut-être  pas  qui  offre  un  plus  beau  champ  à  la  civilisation 
chrétienne  que  la  région  nord-ouest  de  l'Amérique,  depuis  la 
frontière  du  Mexique  jusqu'aux  limites  des  possessions  russes. 

Il  paraissait  peu  probable  qu'une  partie  très-considérable  de 
l'immigration  qui  devait  peupler  ces  contrées  s'y  portât  des 
Etats  riverains  de  l'Atlantique  à  travers  le  continent  américain  : 
la  distance  à  franchir  était  trop  grande,  le  voyage  trop  pénible 
aussi,  malgré  le  nouvel  élément  introduit  dans  les  calculs  par 
la  découverte  de  l'or,  et  la  rage  épidémique  à  laquelle  cette  dé- 
couverte donna  lieu  dans  les  folles  années  1849-1851  ;  les  faits 
ont  confirmé  cette  conjecture,  et  on  n'évalue  pas  à  plus  d'un 
sixième  de  la  population  blanche  de  la  Californie  le  nombre  de 
ceux  qui  y  ont  pénétré  par  cette  voie,  tandis  que  des  milliers 
d'individus  qui  ont  tenté  de  prendre  la  même  route  ont  semé 
leurs  ossements  dans  les  vastes  solitudes  des  Prairies,  ou  dans 
les  gorges  des  Montagnes  Rocheuses.  L'étrange  établissement  de 
la  république  des  Mormons,  à  moitié  chemin  entre  la  frontière 
du  Kansas  et  celle  do  la  Californie,  a,  par  suite  des  circonstances 
politiques,  gêné  plutôt  que  facilité  les  communications  ;  et  la 
grande  masse  de  l'immigration  est  parvenue  à  San-Francisco 

<  L'Irlande. 


NOUVEAUX    DOCUMENTS   SUR   LES   PAYS   DE   L  OR.  321 

par  mer,  dans  les  premières  années  qui  ont  suivi  la  découverte 
de  Tor,  et  principalement  à  l'aide  des  magniliques  cUppers,  aux- 
quels les  Américains  ne  tardèrent  pas  à  faire  doubler  le  cap 
Horn.  On  a  pu  dire  que  la  création  de  San-Francisco  était  due 
aux  clippers.  La  nécessité  de  transporter  rapidement  des  mar- 
chandises sur  un  marché  si  éloigné  et  si  exposé  à  être  encom- 
bré força  bientôt  les  armateurs  intéressés  au  commerce  di  'a 
CaUfornie  à  inventer  de  nouveaux  modèles  de  bâtiments,  d'une 
marche  supérieure.  Ces  beaux  clippers  mettent  environ  quatre 
mois  à  parcourir  les  côtes  des  deux  Amériques  *. 

Mais,  depuis  l'achèvement  du  chemin  de  fera  travers  l'isthme 
de  Panama,  c'est  cette  route  qui  a  été  adoptée  de  préférence  par 
les  voyageurs.  En  efTet,  la  région  impraticable  qui  occupe  le 
centre  de  l'Amérique  du  Nord  n'a  guère  moins  de  trois  cent, 
cinquante  lieues  de  largeur  moyenne  :  c'est  une  barrière  formée 
de  plusieurs  chaînes  de  montagnes,  alternant  avec  des  plaines 
sablonneuses  ou  rocheuses,  manquant  d'eau  dans  l'été,  et  où 
l'hiver  est  extrêmement  rigoureux. 

La  topographie  de  l'Etat  américain  de  Californie,  dont  l'éten- 
due superficielle  égale  à  peu  près  celle  de  la  France,  est  extrê- 
mement simple.  C'est  d'abord  une  longue  vallée,  bornée  à  l'est 
parla  Sierra  Nevada,  à  l'ouest  par  une  chaîne  de  hauteurs  de 
peu  d'élévation,  et  communiquant  avec  les  placers  par  l'unique 
issue  du  port  de  San-Francisco,  désignée,  par  ses  modernes 
habitants,  sous  le  nom  pittoresque  de  «  la  Porte  d'or  ;  »  en  se- 
cond lieu,  le  versant  maritime  de  ces  hauteurs. 

La  région  comprise  entre  ces  limites  paraît  être,  toute  exagé- 
ration à  part,  une  des  contrées  les  plus  agréables  de  la  terre. 
Elle  présente  toutes  les  variétés  d'aspect,  depuis  les  montagnes 
couvertes  de  neige  jusqu'aux  larges  vallées  pastorales  ;  seule- 
ment elle  manque  un  peu  de  vastes  plaines.  Son  climat,  au 
point  de  vue  du  bien-être  et  de  l'agrément  de  l'homme,  est  un 
des  plus  beaux  que  l'on  connaisse.  Sa  température  rappelle  celle 
de  l'Italie  ;  'mais  son  ciel  est  plus  serein  et  plus  sec,  l'air  in- 
finiment plus  pur.  Elle  tient  un  heureux  milieu  entre  l'aridité 
du  Mexique  et  le  chmat  pluvieux  de  l'Amérique  du  nord-ouest. 

1  The  Annals  of  California,  by  F.  Soulé,  J.-li.  Gibson  and  J.  Nisbet,  in-S». 
New-York,  1854. 

8'   SÉRIE.  —  TOME    V.  21 


322  REVUE    BRITANNIQUE. 

«  L'année,  dit  M.  Seyd*,  se  partage  en  saison  sèche  et  saison 
pluvieuse.  La  saison  sèche  comprend  la  plus  grande  partie  du 
printemps,  tout  l'été,  et  une  grande  partie  de  l'automne.  Dans 
le  voisinage  de  la  côte,  la  chaleur  est  tempérée  par  les  brises 
qui  viennent  de  la  mer  :  dans  l'intérieur,  elle  est  quelquefois 
forte  pendant  la  journée,  mais  vers  le  soir  l'air  se  rafraîchit,  et 
on  peut,  pendant  la  nuit,  supporter  une  légère  couverture.  La 
saison  des  pluies,  qui  n'est  cependant  rien  moins  qu'une  saison 
de  pluie  perpétuelle,  commence  ordinairement  vers  la  fin  de 
novembre,  et  dure  jusqu'au  mois  d'avril,  La  température  s'a- 
baisse très-rarement  au-dessous  de  zéro,  et  on  ne  voit  guère  la 
neige  que  sur  les  montagnes,  oi^i  elle  tombe  en  abondance  et 
ahraenje  les  cours  d'eau  pendant  l'été. 

«  Les  orages  sont  à  peu  près  inconnus  en  Californie,  particu- 
lièrement dans  le  nord,  et  on  n'a  jamais  entendu  le  tonnerre  à 
San-Francisco.  De  légères  secousses  de  tremblements  de  terre  se 
font  quelquefois  sentir,  mais  elles  n'ont  jamais  eu  de  suites  fâ- 
cheuses  L'air  de  la  Californie  est  d'une  transparence  extraor. 

dinaire,  et  la  lune  y  brille  d'un  éclat  si  vif,  qu'on  peut  facilement 
lire  un  livre  d'une  impression  ordinaire.  » 

Sans  partager  tout  à  fait  l'enthousiasme  de  M.  Seyd,  qui  est 
un  agent  d'émigration,  nous  croyons  qu'en  somme  il  n'a  pas 
beaucoup  surfait  les  avantages  réels  du  chmat  de  la  Californie. 
Cependant  la  sécheresse  de  l'été  est  fatigante  pour  les  Européens, 
et  San-Francisco  lui-même,  placé  dans  une  sorte  d'entonnoir 
qui  recueille  les  vents  de  la  mer  et  les  transmet  à  Tintérieur,  ne 
paraît  pas  être,  sous  ce  rapport,  une  localité  très-attrayante. 

«  Si  l'hiver  n'est  pas  extraordinairement  pluvieux ,  dit 
Mrs.  Farnham  S  qui  n'est  pas  prévenue  en  faveur  du  pays,  on 
y  jouit  d'une  température  agréable.  Dans  le  cas  contraire,  on 
est  inondé,  et  la  saison  pluvieuse  ne  cesse  que  pour  faire  place 
à  ce  qu'on  appelle  abusivement  l'été,  —  saison  si  froide,  qu'on 
est  obligé  de  se  couvrir  plus  qu'au  mois  de  janvier;  si  humide, 
à  cause  des  brouillards,  qu'on  est  pénétré  jusqu'à  la  moelle  des 
os;  si  venteuse,  qu'une  promenade  dehors,  dans  l'après-midi, 
est  une  lutte  perpétuelle.  Vos  yeux  sont  aveuglés,  vos  dents  aga- 

1  California  and  its  Resources,  by  E.  Seyil,  in-S».  London,  1858. 

*  Califurnia  Indours  and  Oui,  hy  Eli/.a  Farnham,  in-S".  New-Yurk,  1856. 


NOUVEAUX   DOCUMENTS  SUR   LES    PAYS    DE    l'oR.  323 

cées,  et  vous  êtes  telleiuent  tourmenté  par  le  sable  qui  pénètre 
à  travers  vos  vctcments,  qu'il  est  indispensable,  pour  se  remet- 
tre, do  commencer  par  prendre  un  bain  chaud,  luxe  qu'on  ne 
peut  se  procurer  chez  soi,  attendu  que  Teau  est  très-rare  et,  en 
général,  de  très-mauvaise  qualité.  » 

Il  est  une  particularité  remarquable  du  climat,  que  nous  de- 
vons mentionner  ;  c'est  l'absencede  propriétés  de  décomposition. 
Les  maladies  occasionnées  par  le  mauvais  air,  les  fièvres  lentes 
ou  intermittentes  paraissent  y  être  à  peu  près  inconnues.  Ce  fut 
une  circonstance  heureuse  pour  San-Francisco  que,  pendant  sa 
fièvre  d'or,  il  fut  préservé  des  autres  épidémies.  Les  malheureux 
émigrants  périssaient  par  milliers,  de  fatigue  plutôt  que  de  ma- 
ladie, et  leurs  cadavres  jonchaient  pour  ainsi  dire  les  rues. 

«  On  ne  se  donnait  pas  la  peine  de  faire  des  frais  de  cercueils 
ni  de  linceuls,  et  on  n'avait  pas  le  temps  d'aller  à  un  demi-raille 
de  distance  pour  rendre  les  derniers  devoirs  aux  restes  d'un 
étranger.  Un  trou  peu  profond,  creusé  dans  le  premier  terrain 
vacant,  faisait  l'affaire  tout  aussi  bien  que  le  plus  somptueux 
mausolée.  Plus  tard,  en  nivelant  les  rues,  en  forant  des  puits, 
en  creusant  des  fondements  de  maisons,  on  a  retrouvé  des  quan- 
tités d'ossements  d'individus  qui  avaient  été  enterrés  de  cette 
manière.  »  {Annales  de  San-Francisco.) 

Et  cependant  aucune  Némésis  vengeresse  ne  punit  de  la  peste 
ce  mépris  sauvage  des  derniers  devoirs  de  l'humanité  :  les  ca- 
davres se  trouvaient  transformés  en  momies  par  la  seule  action 
de  la  nature. 

Les  meilleures  parties  de  la  Californie  paraissent  singulière- 
ment bien  adaptées,  sous  le  rapport  du  sol,  comme  sous  celui 
du  climat,  à  l'agriculture  des  régions  tempérées.  Si  nous  devions 
en  croire  les  Annales  Californiennes,  toutes  les  productions  de  la 
terre,  naturelles  ou  cultivées,  depuis  le  chou  jusqu'au  pin,  fe- 
raient pâlir  les  productions  correspondantes  de  l'Orient  épuisé  ; 
mais  il  faut  faire  la  part  de  l'imagination  américaine.  A  la 
«  Foire  d'agriculture  »  qui  eut  Ueu  à  Sacramento,  en  1855,  fi- 
guraient, entre  autres  prodiges,  une  betterave  pesant  soixante- 
treize  livres;  une  carotte  pesant  dix  livres,  et  mesurant  trois 
pieds  trois  pouces  de  longuetir  ;  —  «  il  y  en  avait,  sur  la  même 
plate-bande,  cinquante  delà  même  taille;  »—  une  tige  de  blé,  de 


324  REVUE    BRITANNIQUE. 

vingt  et  un  pieds  neuf  pouces  de  hauteur  ;  une  pomme  mesurant 
quinze  pouces  et  demi  en  tous  sens  1  Quoi  qu'il  en  soit  des  pom- 
mes et  des  betteraves,  il  ne  saurait  y  avoir  de  doute  raisonnable 
sur  les  dimensions  énormes  qu'atteignent,  dans  certaines  loca- 
lités, les  arbres  des  forêts.  Généralement  parlant,  la  Californie, 
excepté  vers- le  nord,  ne  paraît  pas  être  un  pays  très-boisé,  sur- 
tout lorsqu'on  la  compare  avec  la  côte  des  Etats-Unis,  qui  re- 
garde l'Atlantique.  Le  caractère  rare  de  la  végétation  mexicaine 
se  prolonge  à  bien  des  degrés  au  nord.  Mais  quelques  parties  de 
la  lisière  des  deux  Sierras  sont  couvertes  de  forêts  d'une  incom- 
parable grandeur,  où  différentes  espèces  de  pins  gigantesques 
croissent  et  meurent,  génération  après  génération,  dans  des  so- 
litudes où  n'a  pas  encore  pénétré  la  hache  de  l'Yankee.  Sur  le 
i^ancho  du  capitaine  Graham,  à  une  soixantaine  de  milles  au 
sud  de  San-Francisco,  et  non  loin  de  la  côte,  se  trouve,  dit 
Mrs.  Farnham,  «  une  forêt  dont  les  arbres  présentent  des  di- 
mensions énormes.  De  tous  côtés  se  dressent  d'immenses  troncs, 
dont  la  hauteur  se  compte  par  centaines  de  pieds,  et  dont  le 
diamètre,  à  hauteur  d'homme,  a  de  dix  à  douze,  quinze  et  dix- 
huit  pieds.  L'un  d'eux,  connu  sous  le  nom  du  Gros-Arbre,  a 
trois  cents  pieds  d'élévation,  et  près  de  dix-neuf  de  diamètre,  à 
six  pieds  de  terre.  Cependant,  les  personnes  mêmes  qui  le  cher- 
chent passent  quelquefois  à  côté  sans  le  voir,  tant  il  est  peu 
remarquable  au  milieu  de  ses  orgueilleux  voisins  :  ces  arbres 
sont  une  espèce  de  cèdre,  —  le  bois  rouge  du  pays,  qu'on  em- 
ploie principalement  comme  bois  de  charpente.  » 
,  La  fameuse  forêt  de  Wellinglonia  giganlea,  d'où  provient 
l'échantillon  d'écorce  qu'on  peut  voir  encore,  si  nous  ne  nous 
trompons,  au  Palais  de  Cristal,  se  trouve,  si  l'on  en  croit  M.  Seyd, 
dans  le  comté  de  Calaveras,  sur  le  versant  oriental  de  la  Sierra 
î^evada,  et  à  peu  près  sous  la  latitude  de  San-Francisco.  «  Le  Pa- 
triarche de  la  Forêt  (arbre  tombé,  dont  le  même  auteur  nous 
donne  un  dessin  lithographie)  a  cinquante  pieds  de  diamètre  à  sa 
base,  et  on  suppose  que  sa  hauteur  devait  être  de  plus  de  cinq 
cents  pieds  1  »  c'est-à-dire  bien  supérieure  à  celle  du  dôme  de 
Saint-Paul*.  Mais  la  supériorité  de  la  Californie  ne  se  borne  pas 

'  Il  résulte  de  coraraunicalions  récemment  adressées  à  la  Société  impériale  d'agri- 
culture, par  un  voyageur  digne  de  foi  et  qui  s'est  rendu  exprès  sur  les  lieux  pour 


NOUVEAUX   DOCUMENTS   SUR    LES   PAYS   DE    l'oR.  325 

au  règne  végétal  :  ses  chutes  d'eau  et  ses  précipices  l'emportent 
également,  nous  diton,  sur  toutes  les  autres  curiosités  analogues 
de  l'ancien  monde  et  du  nouveau.  Dans  la  vallée  Yoharaite, 
comté  de  Mariposa,  une  rivière  aussi  large  que  la  Tamise,  à 
Richmond,  se  précipite  d'une  hauteur  perpendiculaire  de  deux 
raille  cent  pieds,  la  hauteur  totale  de  la  chute  étant  de  trois  mille 
cent  pieds  ! 

Telle  était  la  magnifique  contrée  sur  laquelle  quelques  mis- 
sionnaires espagnols  maintinrent  pendant  deux  siècles  leur  pai- 
sible et  somnolente  théocratie,  jusqu'à  l'arrivée  des  Américains. 
«  Y  eut-il  jamais,  dit  Mrs.  Farnham,  une  population  aussi  heu- 
reuse que  celle  qui  habitait  ces  contrées?  Le  zèle  des  mission- 
naires jésuites  avait  depuis  longtemps  planté  la  croix  sous  ces 
beaux  cieux.  Les  Indiens  avaient  été  transformés  par  eux  d'en- 
nemis sauvages  en  serviteurs  utiles  et  soumis.  Comme  ils  jouis- 
saient de  la  richesse  d'un  sol  qui  répondait  à  leurs  travaux  avec 
une  profusion  qu'on  ne  rencontre  peut-être  dans  aucun  autre 
pays  habité  par  la  race  blanche!  Leurs  troupeaux  se  multi- 
pliaient d'eux-mêmes,  et  leurs  grains,  une  fois  semés,  n'avaient 
pas  besoin  d'être  renouvelés  tous  les  ans.  Leurs  chevaux  étaient 
rapides,  et  si  nombreux  qu'on  pouvait  les  détruire  impunément. 
Leur  plus  grand  luxe  était  le  repos,  et  l'ambition  leur  était  in- 
connue comme  peuple.  Ils  naissaient,  vivaient  et  mouraient 
dans  un  cercle  paisible  de  jouissances.  » 

On  doit  ajouter,  cependant,  que  l'état  chronique  de  révolution 
dans  lequel  était  plongé  le  3Iexique,  et  la  menace  de  sécularisa- 
tion continuellement  suspendue  sur  leur  tête,  avaient  rendu  les 
Pères  très-insoucieux  de  l'administration  de  leurs  propriétés, 
qui  étaient  fort  dilapidées  à  l'époque  de  l'irruption  des  Améri- 
cains. Leur  plus  haut  degré  de  prospérité  semble  avoir  été 
vers  1824  :  à  partir  de  ce  moment,  leur  opulence  et  leur  civili- 
sation rétrogradèrent,  et  il  est  probable  que  le  peu  d'hommes 
énergiques  et  industrieux  qui  pouvaient  se  trouver  disséminés 

vérifier  le  faii,  que  ces  arbres,  découverts  en  1856  par  des  chasseurs,  exisleul  réel- 
lement. Ils  couvrent,  au  nombre  de  quatre-vingt-douze,  un  espace  d'une  soixan- 
taine d'hectares.  Le  Patriarche  de  la  Forêt  gît  sur  le  sol.  Les  observations  faites 
sur  le  tronc  de  l'un  d'eux  ont  prouvé  qu'il  devait  avoir  quatre  mille  ans  au  moins, 
le  nombre  des  couches  concenlriques  étant  de  plus  de  six  mille. 

[Note  de  la  Rédaclion.) 


326  REVUE     BRITANNIQUE. 

dans  ce  pays  d'indolence  virent  sans  répugnance,  sinon  avec  sa- 
tisfaction, l'arrivée  des  Anglo-Saxons  qui  allaient  sitôt  s'empa- 
rer de  leur  pays  «  pour  le  plus  grand  bien  de  tous  '.  » 

Les  annales  de  la  flibusterie  ne  présentent  qu'un  médiocre 
intérêt,  malgré  les  efforts  qu'ont  faits  les  Américains  pour  en 
relever  la  dignité,  en  les  revêtant  de  couleurs  romanesques. 
Nous  passerons  donc  très-rapidement  sur  les  détails  de  l'an- 
nexion graduelle  de  la  Californie  ;  sur  la  tentative  «  prématurée  « 
du  brave  commodore  Jones,  qui,  en  1842,  au  milieu  d'une 
profonde  paix,  arbora  les  couleurs  de  l'Union,  à  Monterey,  et 
dut.  de  l'aveu  des  Américains  eux-mêmes,  baisser  pavillon  et 
rendre  la  ville  à  ses  possesseurs  légitimes,  en  s'excusant  de  son 
mieux  pour  l'étrangeté  de  ce  procédé;  sur  les  exploits  du  colo- 
nel John  C.  Frémont,  qui  s'est  distingué  depuis  sur  un  plus 
vaste  théâtre  ;  sur  les  «  mesures  hardies  et  énergiques  adoptées 
en  1845,  et  mises  à  exécution  par  le  commodore  Robert  Stock- 
ton,  »  qui  est  évidemment  le  héros  des  annahstes  américains. 
Les  hostilités  privées  de  ces  messieurs  contre  la  population 
créole  devinrent  des  actes  nationaux,  et  ils  se  virent  eux-mêmes 
transformés,  peut-être  un  peu  contre  leur  gré,  de  boucaniers 
en  guerriers  légitimes,  par  la  déclaration  de  guerre  de  1846  en- 
tre les  Etats-Unis  et  le  Mexique.  Stockton,  à  la  tête  de  trois  cents 
matelots  et  soldats  de  marine,  s'avança  hardiment  dans  l'intérieur 
du  pays  pour  attaquer  le  général  mexicain  Castro,  posté  à  la  mis- 
sion de  Los-Angeles,  avec  un  effectif  deux  fois  plus  considérable, 
rien  qu'en  cavalerie,  et  sept  pièces  de  canon.  Le  général  expédia 
un  courrier  au  commodore  pour  le  prévenir  que  s'il  marchait  sur 
la  ville,  il  y  trouverait  le  tombeau  de  sa  troupe.  «  En  ce  cas, 
répondit  le  commodore,  dites  au  général  de  se  préparer  à  faire 
sonner  l'enterrement  demain  malin,  à  huit  heures,  car  j'y  serai 


'  Si  quelques-uns  de  nos  lecteurs  désirent  avoir  des  notions  précises  et  com- 
plètes, non-seulement  sur  les  missions  espagnoles,  mais  sur  tout  ce  qui  concerne 
la  Californie  à  l'époque  de  l'invasion  américaine,  nous  ne  pouvons  mieu.v  faire  que 
de  les  renvoyer  à  l'excellent  ouvrage  d'un  de  nos  compatriotes,  observateur  aussi 
exact  qu'intelligent,  qui  a  été  le  premier  explorateur  de  ces  contrées  et  qui  en  a 
parfaitement  compris  l'avenir  politique  :  fîœploration  du  territoire  del'Orégon,  des 
Californies  et  de  la  mer  Vermeille,  exécutée  pendant  les  années  1840.  1841  et  i842, 
l)ar  M.  Duflol  de  Mofras,  attaché  à  la  légation  de  France  à  Mexico,  publiée  par  ordre 
du  roi,  2  vol.  avec  allas.  Paris,  Arlhus  Bertrand,  \Mi.      {Sutc  de  la  liédaclion.) 


NOUVEAUX  DOCUMENTS  SUR  LES  PAYS  DE  LOR.-    327 

à  cette  heure-là.  »  Il  tint  parole;  mais,  dans  rinlervalle,  Castro 
avait  décampé  et  pris  la  fuite  avec  sa  cavalerie. 

L'autorité  de  la  fédération  mexicaine  sévapora  en  fumée.  La 
Californie  fut  annexée  aux  Etats-Unis,  comme  territoire;  et, 
après  avoir  étouiïé  une  ilisurrcction  désespérée  des  malheureux 
créoles,  qui,  comme  il  arrive  ordinairement,  retrouvèrent  leur 
courage  lorsqu'il  était  trop  tard,  les  Américains  consolidèrent 
leur  domination  par  la  paix  de  1848,  et  le  titre  illégitime  du  fli- 
bustier disparut  dans  le  droit  reconnu  du  vainqueur. 

A  la  fin  des  hostilités,  la  Californie  était  supposée  contenir  de 
douze  à  quinze  mille  habitants  blancs,  —  créoles,  Yankees,  ma- 
telots déserteurs,  aventuriers  de  tous  pays,  et  un  certain  nombre 
de  mormons,  avant-coureurs  de  la  grande  émigration  de  cette 
communauté  vers  l'occident. 

A  cette  époque  existait,  sur  l'emplacement  de  la  future  ville 
de  San-Francisco,  non  loin  delà  mission  de  ce  nom,  un  petit 
village  espagnol,  appelé  Yerba-Buena,  qui  s'était  formé  tout  près 
de  la  Porte  d'or,  sur  le  point  de  la  baie  le  plus  favorable  pour 
l'établissement  d'un  port.  En  1836,  un  Américain,  nommé  Ja- 
cob-Primer  Leese,  s'y  était  établi  comme  commerçant,  et,  après 
de  nombreuses  difficultés  avec  les  autorités  californiennes,  avait 
fini  par  obtenir  un  lot  de  terrain  sur  lequel  il  construisit  une 
maison,  rebâtie  depuis,  mais  qui  se  trouve  à  peu  près  au  centre 
de  la  ville  actuelle.  Il  épousa,  peu  de  temps  après,  la  sœur  du 
général  Vallejo,  l'un  des  rares  indigènes  qui  eurent  le  bon  esprit 
de  prendre  part  aux  spéculations  des  Américains,  qui  commen- 
çaient déjà  à  accaparer  des  terres.  De  cette  union  naquit,  en 
1838,  Rosalie  Leese,  la  première  Américaine  née  à  Yerba-Buena, 
l'Eve  de  San-Francisco,  qui,  si  elle  vit  toujours,  doit  conséquem- 
ment  avoir  atteint  l'âge  patriarcal  de  vingt  ans.  En  1847,  la  po- 
pulation d'Yerba-Buena  était  d'environ  450  âmes  :  c'est  au 
commencement  de  cette  même  année  que  (la  ville  étant  alors 
occupée  par  les  Américains  en  guerre  avec  le  Mexique)  son  nom 
fut  chdngé  par  ordonnance  en  celui  de  San-Francisco ^ 

'  11  ne  tenait  qu'à  la  France,  peu  de  temps  avant  l'occupation  américaine,  d  ac- 
quérir, moyennant  une  somme  tout  à  fait  insignifiante,  la  possession  de  la  baie  de 
San-Francisco,  Tune  des  plus  belles  du  monde.  La  proposition  en  fut  faite  et  les 
moyens  en  furent  indiqués,  mais  le  gouvernement  de  Louis-Philippe  était  alors 
absorbé  par  d'autres  préoccupations,  {Noie  de  la  Rédaclion.) 


328  REVUE   BRITANNIQUE. 

Par  une  singulière  coïncidence,  ce  fut  au  mois  de  janvier  1848, 
au  moment  où  les  Américains  prenaient  possession  définitive 
du  pays,  qu'eut  lieu,  sur  la  terre  du  capitaine  Sutter,  à  soixante 
milles  environ  à  l'est  de  la  ville  actuelle  de  Sacramento  et  sur 
la  branche  sud  du  Rio  de  los  Americanos,  la  découverte  de  l'or, 
qui  devait,  dans  l'espace  de  cinq  années,  transformer  ce  modeste 
village  en  un  des  grands  marchés  du  monde. 

Ce  fut  un  nommé  3ïarshall,  qui  s'était  engagé  à  construire  une 
scierie  pour  le  compte  de  Sutter,  qui  découvrit  le  premier  les 
parcelles  du  brillant  métal  dans  la  vase  du  ruisseau  sur  lequel 
il  travaillait.  Tout  tremblant  d'émotion,  il  courut  raconter 
au  capitaine  Sutter  ce  qu'il  avait  vu.  Le  capitaine  crut  d'abord 
qu'il  était  fou,  et  il  avoua  plus  tard  que,  tout  en  recevant  cette, 
étrange  confidence,  il  avait  l'œil  sur  sa  carabine.  Cependant 
tous  ses  doutes  furent  dissipés  lorsque  Marshall  eut  jeté  sur  la 
table  une  once  ou  deux  de  ces  brillantes  paillettes.  Ils  convin- 
rent de  tenir  la  chose  secrète  et  de  partager  entre  eux  les  fruits 
de  cette  récolte  d'or.  Mais,  comme  ils  se  livraient  ensemble  à 
cette  recherche,  leurs  mouvements,  leurs  gestes  de  satisfaction, 
leurs  exclamations  étouffées,  attirèrent  l'attention  d'un  ouvrier 
mormon  qui  travaillait  dans  le  voisinage.  Il  les  épia  et  en  sut 
bientôt  autant  qu'eux. 

Marshall  n'échappa  pas  au  sort  qui  attend  les  auteurs  de  dé- 
couvertes, sans  en  excepter  les  hommes  qui  ont  rendu  de  bien 
plus  grands  services  que  lui  à  l'humanité.  Après  avoir  ajouté  des 
milliards  à  la  richesse  métallique  du  monde,  bien  que  l'existence 
de  l'or  en  Californie  eût  été  signalée  avant  lui,  il  est  maintenant 
réduit  à  la  misère.  Le  général  Sutter,  Suisse  d'origine,  homme 
à  projets,  et  propriétaire  primitif  du  terrain  sur  lequel  s'élève  la 
ville  de  Sacramento,  réside  actuellement  sur  ses  terres  ovl\\  vit 
heureux  et  s'occupe  d'agriculture. 

Mais  la  voie  était  ouverte,  et,  en  1848,  commença  ce  prodi- 
gieux mouvement  d'émigration  vers  le  nouvel  Eldorado,  mou- 
vement qui  a  été  suivi  et,  sous  certains  rapports,  surpassé  par 
des  événements  semblables  en  Australie,  mais  qui  n'en  restera 
pas  moins  un  des  phénomènes  les  plus  curieux  de  l'histoire  mo- 
derne. 

"  Le  cercle  d'excitation  alla  sans  cesse  s'agrandissant,  sans 


NOUVEAUX   DOCUMENTS   SUR    LES   PAYS   DE   L  OR.  329 

rien  perdre  de  son  intensité.  Ce  furent  d'abord  les  Mexicains  des 
provinces  les  plus  proches,  puis  ceux  des  provinces  plus  éloi- 
gnées, qui  se  portèrent  en  foule  vers  la  Californie.  La  population 
à  demi  sauvage,  indolente  et  pourtant  aventureuse  de  la  Sonora, 
y  arriva  du  sud  par  milliers,'  tandis  que,  du  côté  du  nord,  l'O- 
régon  y  envoyait,  en  nombre  presque  égal,  ses  robustes  habitants. 
Les  îles  Sandwich  suivirent  l'exemple,  avec  leur  bizarre  mélange 
de  race  blanche  et  de  race  de  couleur.  Vinrent  ensuite  les  habi- 
tants du  Pérou  et  du  Chili,  en  telle  abondance,  que  les  navires 
suffisaient  à  peine  à  leur  transport.  Bientôt  la  Chine  expédia  ses 
enfants  industrieux,  —  faibles,  il  est  vrai,  de  corps  et  d'esprit, 
mais  persévérants  et  capables  d'obtenir  de  grands  résultats  par 
leur  esprit  d'association.  L'Australie  fournit  également  son  con- 
tingent d'habiles  aventuriers,  dont  une  notable  portion  avait  eu 
des  démêlés  avec  la  justice.  L'épidémie  ne  tarda  pas  à  gagner 
les  Etats-Unis,  qui  renferment  toujours  une  population  flottante 
et  excitable;  et  des  armées,  pour  nous  servir  d'un  terme  mo- 
déré, s'organisèrent  aussitôt  pour  aller  en  Californie  prendre 
part  à  la  récolte  de  l'or.  L'année  1848  fut  perdue  pour  levoyage 
par  terre  ;  mais,  dès  le  commencement  de  l'année  1849,  de  nom- 
breuses caravanes  étaient  en  marche  pour  franchir,  par  diffé- 
rents passages,  les  3Iontagnes  Rocheuses.  Les  fatigues  et  la  mort 
exercèrent  de  cruels  ravages  parmi  ces  malheureux,  qui  jonchè- 
rent les  routes  de  leurs  cadavres,  sans  que  leur  exemple  pût  ar- 
rêter ceux  qui  les  suivaient.  En  avant!  en  avant  !  au  pays  de 
l'or!  semblait  être  le  mot  d'ordre  universel.  Des  flottes,  doublant 
le  cap  Horn,  apportaient  à  San-Francisco  leurs  cargaisons  hu- 
maines ;  tandis  que  des  milliers  d'autres  individus,  traversant  le 
Mexique,  ou  franchissant  l'isthme  de  Panama,  se  dirigeaient 
vers  la  Porte  d'or  par  d'autres  navires  établis  à  cet  efl'et  sur  l'o- 
céan Pacifique.  Plus  tard,  mais  avec  un  peu  moins  d'intensité, 
cette  fièvre  de  l'or  produisit  en  Europe  des  résultats  analogues. 
Combien  de  jeunes  gens  en  Grande-Bretagne,  en  France,  en  Al- 
lemagne,' —  oisifs  ou  dissipés  pour  la  plupart,  —  brisant  tous 
les  liens  qui  pouvaient  les  attacher  à  leur  pays,  s'embarquèrent 
pour  la  Californie,  dans  l'espoir  de  faire  fortune  ou  de  mourir  à 
la  peine!  Ce  concours  extraordinaire  de  circonstances  réunit 
bientôt  une  population  d'un  quart  de  million  d'individus,  des 


330  REVUE   BRITANNIQUE. 

plus  intelligents,  des  plus  braves,  et  en  même  temps  des  plus 
insouciants,  peut-être  même  des  plus  dangereux  qui  aient  ja- 
mais été  rassemblés  sur  un  même  point  du  globe.  »  (Annals.) 

Le  produit  de  For  en  Californie  s'éleva,  en  1851,  à  9  millions 
sterling;  à  13  millions  en  1852  :  depuis  lors,  l'accroissement  a 
été  lent,  car  on  n'a  recueilli,  en  1856,  que  15,400,000  liv.  st. 
(385  millions  de  francs).  En  somme,  la  Californie  a  ajouté  à  la 
circulation  métallique  une  centaine  de  millions  sterling  (2  mil- 
liards et  demi  de  francs).  On  ignore  encore  jusqu'à  quel  point 
les  perfectionnements  introduits  dans  les  procédés  de  broiement 
du  quartz  auront  pour  effet  de  contre-balancer  la  diminution 
évidente  du  produit  des  dépôts  supertlciels,  qui  n'ont  jamais  été 
aussi  riches  que  ceux  de  l'Australie  ;  mais  nous  croyons  que 
cinq  ou  six  Compagnies  anglaises,  formées  pour  l'exploitation  de 
ces  procédés,  ont  déjà  succombé  ou  sont  fort  malades,  tandis 
que  des  spéculateurs  américains,  établis  sur  les  lieux,  y  trou- 
vent encore,  dit-on,  un  bénéfice  fort  raisonnable. 

Nous  ne  devons  pas  oublier  de  mentionner  que  la  découverte 
plus  récente  d'une  autre  substance  métallique,  plus  précieuse 
encore  par  sa  rareté,  le  vif-argent,  semble  devoir  être  pour  la 
Californie  une  source  de  prospérité  plus  permanente  que  ses 
terrains  aurifères  eux-mêmes.  La  découverte  de  ces  mines  a  déjà 
fait  baisser  le  prix  du  mercure,  et  donné  une  telle  impulsion  à 
la  production  de  l'argent  au  Mexique  et  dans  l'Amérique  duSud, 
qu'il  est  peu  probable  que  l'on  voie  se  réaliser  de  sitôt  les  pro- 
nostics assez  généralement  accueillis  depuis  quelques  années  sur 
un  changement  éventuel,  mais  prochain,  dans  la  valeur  relative 
de  l'or  et  de  l'argent. 

Les  districts  aurifères  exploités  ont  été  jusqu'à  présent  bornés 
exclusivement  au  bassin  de  la  rivière  Sacramento,  dont  San- 
Francisco  commande  le  débouché  naturel.  Tout  le  commerce 
maritime  de  ces  régions  se  trouve  donc  concentré  sur  ce  point 
unique.  A  la  fin  do  1849,  San-Francisco  comptait  20,000  habi- 
tants; en  1853,  près  de  50,000,  dont  5,000  Allemands,  5,000 
Français,  3,000  Espagnols  américains  et  3,000  Chinois.  Depuis 
lors,  l'accroissement  de  la  population  a  été  lent. 

Quel  étrange  spectacle  présenta  San-Francisco  pendant  ces 
quatre  années  où  se  pressèrent  les  événements  ordinaires  d'un 


NOUVEAUX    DOCUMENTS    SUR    LES   l'AYS    DE    LOK.  331 

quart  Je  siècle  !  Une  grande  ville  sortait  de  terre,  et  des  quartiers 
entiers  en  étaient  quatre  fois  rebâtis,  après  avoir  été  détruits  par 
lo  feu;  SCS  institutions  s'organisaient,  il  était  pourvu  à  ses  besoins 
nuinicipaux,  et  ion  dépensait  pour  sa  construction  une  somme  de 
travail,  physique  et  intellectuel,  égale  à  celle  qu'on  a  pu  dépen- 
ser, dans  le  cours  de  bien  des  siècles,  pour  perpétuer  l'existence 
monotone  de  quelque  antique  cité  dltalic  ou  d'Allemagne;  — 
tout  cela  au  milieu  de  l'excitation  produite  par  les  terrains  au- 
rifères du  voisinage  qui  épuisaient  et  renouvelaient  sans  cesse 
la  population,  et  avec  des  articles  de  première  nécessité  à  des 
prix  qui,  seuls,  auraient  semblé  suffisants  pour  rendre  impos- 
sible l'emploi  de  ce  travail  continu. 

Chaque  semaine  voyait  partir  pour  les  mines  des  milliers  d'in- 
dividus et  revenir  quelques  centaines  d'aventuriers  heureux,  qui 
se  hâtaient  de  dissiper  le  fruit  de  leurs  labeurs  dans  les  jouissances 
effrénées  de  ce  luxe,  parasite  de  la  richesse,  qui  s'était  établi  dans 
les  rues  de  la  capitale  naissante.  Le  port  était  encombré  de  na- 
vires qui  pourrissaient,  inutiles,  faute  de  matelots  ;  les  équipages 
étaient  aux  mines,  et  le  retour  d'un  bâtiment  n'avait  guère  d'in- 
térêt que  pour  les  armateurs,  la  Californie  n'ayant  que  quelques 
onces  de  poudre  d'or  à  envoyer  en  échange  de  cargaisons  de 
marchandises  encombrantes.  Ce  n'était  qu'avec  une  peine  ex- 
trême et  à  grands  frais  qu'on  se  procurait  des  bras  ou  des  do- 
mestiques; mais  la  persévérance  avec  laquelle  les  colons  luttè- 
rent contre  les  embarras  dune  pareille  situation  fut  héroïque. 

«  Lorsque,  plus  tard,  les  immigrants  commencèrent  à  arriver 
en  grand  nombre,  on  put  se  procurer  des  bras,  mais  toujours  à 
la  condition  de  les  payer  extrêmement  cher.  Des  gens  revenus 
des  mines,  d'autres  qui  avaient  eu  la  prudence  de  n'y  point  al- 
ler, s'engageaient  volontiers,  moyennant  des  salaires  qui  va- 
riaient de  12  à  30  dollars  (60  à  150  francs)  par  jour,  conditions 
auxquelles  la  plupart  des  capitahstes  hésitaient  à  se  lancer  dans 
de  grandes  entreprises.  Mais  cette  hésitation  fut  de  courte  du- 
rée; et  tous  les  bras  furent  bientôt  en  réquisition,  à  quelque 
prix  que  ce  fût.  L'émigration  d'un  grand  Etat  arrivait  tout  à 
coup,  et  rien  n'avait  été  préparé  pour  la  recevoir.  11  fallut  me- 
surer des  terrains,  niveler  des  rues,  aplanir  des  collines,  combler 
des  trous  et  des  lagunes,  planter  des  pilotis  dans  la  baie,  se  pro- 


332  REVUE    BRITANNIQUE. 

curer  du  bois,  des  briques,  du  plâtre,  et  tous  les  autres  maté- 
riaux de  construction  ;  bâtir  des  maisons  et  les  meubler,  établir 
de  vastes  magasins,  construire  des  quais  d'un  grand  développe- 
ment, décharger  et  recharger  d'immenses  quantités  de  marchan- 
dises, et  pourvoir  à  raille  autres  besoins  également  urgents. 
Longtemps  avant  que  tout  cela  fût  achevé,  les  collines  de  sable 
et  les  terrains  arides  qui  entourent  la  ville  s'étaient  couverts  de 
tentes  et  d'abris  de  toute  forme  et  de  toute  espèce  ;  la  baie  était 
animée  par  une  multitude  de  navires  et  de  petites  embarcations 
qui  se  croisaient  en  tous  sens,  portant  des  passagers  et  des  mar- 
chandises ;  les  rues  encore  informes,  qui  n'offraient  tantôt  que 
des  monceaux  de  sable  et  de  poussière,  tantôt  que  des  abîmes 
de  boue,  où  s'engloutissaient  les  chevaux  et  les  voitures,  four- 
millaient d'êtres  humains,  venus  de  tous  les  coins  de  l'univers 
et  parlant  toutes  les  langues  ;  —  toute  cette  population  en  mou- 
vement, affairée,  occupée  à  vendre  et  à  acheter  des  terrains  à 
bâtir,  des  cargaisons  de  marchandises  assorties,  de  la  poudre 
d'or  par  centaines  de  livres,  des  fermes  de  plusieurs  lieues  car- 
rées d'étendue,  avec  leurs  milliers  de  têtes  de  bétail,  des  lots  de 
terre  dans  des  villes  projetées  et  qui  n'existaient  que  sur  le  pa- 
pier, en  un  mot,  spéculant  et  jouant  sur  tout  ce  qui  pouvait 
faire  l'objet  d'un  trafic  quelconque.  Et  toiU  le  monde  gagnait 
de  l'argent,  tout  le  monde  faisait  fortune.  Tout  ce  bruit  et  ce 
mouvement  frappaient  d'étonnement  et  d'une  sorte  de  stupeur 
l'immigrant  nouvellement  débarqué,  et  lui  donnaient  une  pro- 
digieuse idée  de  l'exubérance  de  vitalité,  d'énergie,  d'activité, 
qui  régnaient  dans  cet  endroit  ;  il  ne  pouvait  songer,  sans  un 
sentiment  de  profonde  appréhension,  à  la  lutte  terrible  dans  la- 
quelle il  allait  bientôt  se  trouver  engagé. 

«  Des  salons  de  jeu,  étincelants  comme  des  palais  de  fées,  et 
qui  semblaient,  par  magie,  sortir  tout  à  coup  du  sol,  envahirent 
presque  toute  la  Plaza  et  les  rues  du  voisinage.  Les  boissons 
enivrantes  y  joignaient  leurs  attraits  aux  charmes  d'une  musi- 
que plus  bruyante  que  mélodieuse,  et  tout  respirait  une  gaieté 
fiévreuse,  un  fol  entraînement,  dans  ces  tripots,  où  des  fortunes 
se  gagnaient  et  se  perdaient  en  un  clin  d'œil  sur  le  tapis  vert. 
Tout  le  monde  jouait  alors,  depuis  le  ministre  de  la  religion,  à 
la  cravate  blanche  empesée,  jusqu'au  nègre  qui  gagnait  1  dollar 


NOUVEAUX  DOCUMENTS  SUR  LES  PAYS  DE  l'oR.     333 

à  cirer  les  bottes  de  son  maître.  On  n'avait  pas  le  loisir  de  son- 
ger à  ce  qu'on  faisait,  et  on  ne  laissait  pas  au  cerveau  échauffé 
le  temps  de  se  refroidir,  tant  qu'il  restait  dans  la  poche  une  pièce 
de  monnaie  ou  un  pou  de  poudre  d'or.  Aussi  ces  salons  étaient- 
ils  remplis,  nuit  et  jour,  d'une  foule  de  voyageurs  impatients, 
qui  ne  pouvaient  se  rassasier  d'émotions  ni  se  débarrasser  trop 
vite  de  leurs  monceaux  d'or. 

«  Jamais,  peut-être,  le  monde  n'avait  vu  un  pareil  spectacle, 
et  il  est  probable  que  des  générations  passeront  avant  que  rien 
de  semblable  se  reproduise.  »  (Annals.) 

La  population  était  presque  entièrement  composée  de  mâles 
adultes,  et  ce  fait  en  dit  assez  par  lui-même.  Les  quelques  mal- 
heureuses créatures  qu'attiraient  à  San-Francisco  les  besoins  des 
maisons  de  jeu  et  autres  lieux  publics  o\i  la  folle  profusion  des 
mines  trouvait  un  débouché  étaient  empruntées  au  Mexique,  aux 
races  métisses  de  l'intérieur,  aux  Kanacs  des  îles  Sandwich  ;  beau- 
coup étaient  Chinoises,  et  c'étaient  les  plus  dégradées  de  toutes  ; 
quelques-unes  de  ces  aventurières,  d'une  classe  plus  relevée,  ap- 
partenaient à  des  pays  plus  civilisés.  Une  gravure  que  nous  avons 
sous  les  yeux  et  qui  est  intitulée  «  les  Beautés  de  San-Francisco, 
la  Céleste,  la  Senora  et  la  Madame,  «représente  ces  dames  telles 
qu'on  pouvait  les  voir  en  1853,  se  livrant  en  commun  à  leurs 
exercices  péripatétiques  ;  et  l'on  ne  peut  se  défendre  d'un  senti- 
ment de  compassion  en  songeant  à  la  misère  et  au  désespoir  qui 
se  cachaient  sous  ces  brillantes  toilettes,  dont  le  rapprochement 
a  quelque  chose  d'étrange.  La  seule  vue  d'une  femme  attrayante, 
le  seul  son  de  sa  voix  étaient  alors  des  jouissances  pour  les- 
quelles le  mineur  imprudent  était  toujours  prêt  à  sacrifier  une 
partie  de  son  trésor.  Le  léger  privilège  d'adresser  quelques  mots 
de  conversation  à  une  femme  était  fort  recherché  et  se  payait 
quelquefois  généreusement.  Aussi,  les  propriétaires  des  restau- 
rants, des  salons,  et  surtout  des  maisons  de  jeu,  trouvaient-ils 
un  très-grand  avantage  à  avoir  une  demoiselle  de  comptoir  pas- 
sable ;  et  plus  d'une  de  ces  demoiselles  ne  tarda  pas  à  faire  for- 
tune pour  son  propre  compte,  soit  par  un  riche  mariage,  soit 
par  des  spéculations  heureuses. 

Ce  fut  à  la  suite  de  profondes  méditations  sur  ce  fâcheux  état 
de  choses  que  Mrs.  Farnham,  dont  nous  avons  déjà  cité  le  livre, 


334  REVUE    BRITANNIQUE. 

résolut  d'entreprendre  un  voyage  à  San-Francisco,  et  fit  paraître 
à  New-York  un  prospectus  dans  lequel  elle  exposait  les  inconvé- 
nients de  toute  nature  résultant  pour  l'humanité  de  l'absence  de 
femmes  en  Californie.  Elle  proposait,  en  conséquence,  de  partir 
à  la  tête  d'une  compagnie  de  femmes  ;  le  nombre  en  était  fixé  de 
cent  à  cent  trente,  ce  qui  permettrait  de  fréter  un  bâtiment  spécia- 
lement affecté  à  leur  usage  ;  les  personnesqui  voudraient  prendre 
part  à  l'expédition  devaient  n'avoir  pas  moins  de  vingt-cinq  ans, 
fournir  des  certificats  de  bonnes  mœurs,  de  capacité,  etc.,  et 
verser  une  somme  de  250  dollars  (1 ,250  francs).  On  ne  manquera 
pas  d'admirer  cette  morale  sévère  qui  avait  résolu  de  n'infliger 
aux  Californiens  ,  soupirant  après  des  compagnes  ,  que  des 
femmes  «  n'ayant  pas  moins  de  vingt-cinq  ans.  »  Pour  que  cette 
cargaison  de  demoiselles  de  moyen  âge  et  d'un  caractère  dé- 
cidé fût  entourée  de  tous  les  soins  convenables,  Mrs.  Farnham 
proposait  d'adjoindre  à  l'expédition  six  ou  huit  hommes  mariés 
respectables,  accompagnés  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants. 
Nous  sommes  fâché  de  dire  que  ce  projet,  qui  avait  obtenu  l'ap- 
probation de  plusieurs  personnes  distinguées,  et  entre  autres 
de  Mrs.  Sedgwick,  avorta.  La  nécessité  imposée  aux  candidats 
de  se  déclarer  âgées  de  plus  de  vingt-cinq  ans  fut-elle  pour 
quelque  chose  dans  ce  résultat?  C'est  ce  que  nous  ne  saurions 
dire  ;  mais  on  ne  put  trouver,  dans  les  conditions  susmention- 
nées, que  trois  dames  qui  consentissent  à  exercer  sur  les  céli- 
bataires de  San-Francisco  «  leur  influence  conservatrice,  »  pour 
nous  servir  des  termes  mêmes  du  programme.  On  apprendra 
avec  plaisir  que  «  deux  de  ces  dames  sont  revenues  avec  le 
moyen  de  vivre  dans  l'aisance  pour  le  reste  de  leurs  jours,  et 
une  réputation  intacte;  »  la  troisième  vivait  dans  la  famille  de 
Mrs.  Farnham  à  l'époque  oii  elle  écrivait. 

On  se  prévaut  ordinairement  de  ce  que  la  ville  de  San-Fran- 
cisco et  lEtat  dont  elle  est  la  capitale  ont  pu  traverser  cette  pre- 
mière période  d'anarchie  et  prendre  la  forme  de  communautés 
assez  régulières,  —  on  s'en  prévaut,  disons-nous,  pour  exalter 
le  caractère  de  la  race  américaine  qui  sait  toujours  se  suffire  h 
elle-même.  Cet  éloge  est,  jusqu'à  un  certain  point,  mérité.  Les 
Américains  sont  doués,  sans  contredit,  d'une  merveilleuse  apti- 
tude pour  «  aller  de  l'avant  »  en  dépit  des  obstacles,  —  pour 


NOITN'EAUX    DOCUMENTS    SUR    LES   PAYS    DE   LOR.  335 

construire  une  machine  provisoire  qui,  en  l'absence  d'une  or- 
ganisation régulière,  fonctionnera  grossièrement,  mais  d'une 
maniôre  suffisante.  Cependant,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que, 
dans  CCS  dernières  années,  ils  ont  déplorablement  échoué  dans 
leurs  efforts  pour  organiser  leur  système  politique  sur  une  base 
solide  et  rationnelle.  La  démocratie  poussée  jusqu'à  ses  dernières 
limites,  telle  que  nous  la  voyons  aujourd'hui,  paraît  avoir  deux 
besoins  insatiables  :  —  l'un,  celui  de  l'excitation  incessante  des 
élections  à  toutes  les  charges;  —  l'autre,  celui  de  faire  conti- 
nuellement de  l'opposition,  d'insulter  et  d'avilir  les  autorités 
qui  sont  le  produit  de  ses  propres  élections. 

La  Californie,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  fut  constituée  en 
territoire  en  1848,  en  Etat  avant  la  fin  de  1849.  Dans  l'inter- 
valle, le  pays  fut  naturellement  administré,  conformément  à  la 
constitution  de  l'Union,  par  les  autorités  nommées  par  le  gou- 
vernement central  ;  mais  il  paraît  que  le  gouverneur  Riley  et  ses 
subordonnés  s'abstinrent  prudemment  de  prendre  une  part  très- 
active  aux  affaires  ;  on  prétend  même  que  ce  gouverneur,  recon- 
naissant l'impossibilité  de  maintenir  un  état-major  officiel,  alla 
lui-même  faire  un  tour  aux  mines  pendant  une  partie  de  sa  ma- 
gistrature. 3Iais  dès  que  l'Etat  fut  entré  dans  la  plénitude  de  ses 
droits,  sa  constitution  locale  fut  mise  en  complète  activité.  Tous 
les  fonctionnaires,  dans  l'ordre  administratif  comme  dans  l'ordre 
judiciaire,  sont  élus  par  le  peuple,  pour  un  terme  plus  ou  moins 
long,  depuis  le  gouverneur  jusqu'au  contrôleur,  au  trésorier  et 
à  l'inspecteur  général,  et  depuis  le  président  de  la  Cour  suprême 
jusqu'aux  allorneys  de  district  et  aux  coroncrs;  et  le  système  de 
rotation  est  ingénieusement  organisé  de  manière  à  procurer  aux 
citoyens  l'agréable  excitation  d'élections  qui  ont  lieu  en  tout 
temps  et  sur  tous  les  points  de  l'Etat.  Ajoutons  que  les  élections 
municipales  de  San-Francisco  ont  présenté  dès  l'origine  plus 
d'intérêt,  plus  d'importance  et  en  même  temps  plus  de  corrup- 
tion organisée  que  celles  même  des  hautes  charges  de  l'Etat. 
Ceux  qui  connaissent  la  manière  dont  fonctionnent  ces  institu- 
tions comprendront  sans  peine  les  résultats  d'un  pareil  système. 

«  Ln  symptôme  fâcheux  et  alarmant  que  l'on  a  toujours  ob- 
servé en  Californie,  dit  Mrs.  Farnham,  c'est  l'élection  aux  emplois 
publics  d'hommes  tarés.  Je  sais  bien,  et  je  l'avoue  avec  honte, 


336  REVUE   BRITANNIQUE. 

qu'on  peut  dire  que  cela  est  vrai  des  autres  Etats  de  l'Union  aussi 
bien  que  de  la  Californie.  Cependant  les  résultats  ne  sont  pas  les 
mêmes.  Les  choix  de  cette  nature  sont  plus  dangereux  en  Cali- 
fornie que  dans  les  Etats  plus  anciens,  parce  qu'il  n'existe  en 
Californie  aucun  contrôle  pratique  sur  les  actes  des  fonction- 
naires. Malgré  les  nombreux  méfaits,  les  crimes  même  dont  ils 
se  rendent  journellement  coupables  et  qui  excitent  l'indignation 
de  tous  les  honnêtes  gens,  on  n'a  pas  encore  d'exemple  de  pu- 
nition infligée  à  l'un  d'eux.  On  dit  souvent  des  candidats  élus 
dans  les  autres  Etats  que,  dans  nos  choix,  nous  ne  tenons  aucun 
compte  de  l'aptitude  ou  du  mérite  des  individus,  et  ce  n'est  que 
trop  vrai;  mais,  en  Californie,  on  voit  souvent  que  lincapacité 
grossière  et  honteuse  est  le  plus  sûr  moyen  de  succès.  On  dirait 
qu'il  y  a  parti  pris  de  choisir,  parmi  les  matériaux  offerts,  ce 
qu'il  y  a  de  pire.  Il  en  est,  du  reste,  de  ces  élections  ce  qu'il  en 
est  de  celles  des  membres  du  Congrès  et  de  quelques-uns  des 
plus  hauts  fonctionnaires  de  l'Union.  A  quelque  degré  de  l'é- 
chelle qu'on  s'arrête,  il  est  infiniment  plus  probable  que  celui 
qui  occupe  un  emploi  public  le  déshonorera  qu'il  ne  lui  fera 
honneur.  » 

Ces  maux  sont  aggravés,  sans  aucun  doute,  par  les  moyens 
scandaleux  qu'on  emploie  pour  fausser  les  résultats  des  scrutins; 
mais  leur  principe  réel  est  dans  l'aveuglement  politique  de  la 
grande  majorité  des  électeurs.  Si  ces  abus  eussent  été  restreints 
à  l'élection  des  législateurs,  ou  même  des  fonctionnaires  exé- 
cutifs, le  mal  eût  été  relativement  peu  considérable.  Dans  les 
sociétés  purement  démocratiques,  la  presse  publique,  quelle  que 
puisse  être  sa  tendance  dans  les  autres  communautés,  prend  né- 
cessairement un  certain  caractère  conservateur  et  aide  à  tenir, 
jusqu'à  un  certain  point,  en  respect  les  plus  mauvais  échantil- 
lons de  fonctionnaires  électifs  de  ces  classes.  Ils  sont  méprisés,  il 
est  vrai,  —  ce  qui  est  déjà  regrettable  au  point  de  vue  public, 
—  mais  leur  pouvoir  de  faire  le  mal  est  restreint  dans  certaines 
limites.  Lorsque  la  corruption,  au  contraire,  envahit  jusqu'aux 
sièges  de  la  magistrature  et  s'y  établit  en  permanence,  l'avenir 
de  la  communauté  est  vraiment  sombre.  S'il  faut  en  croire  le 
témoignage  des  écrivains  américains  eux-mêmes,  il  n'y  aurait 
pas  en  Californie  un  seul  tribunal,  à  peine  un  seul  juge,  dont  le 


NOUVEAUX  DOCUMENTS  SUR  LES  PAYS  DE  LOU.     337 

caractère  inspire  le  moindre  respect.  C'est  là  un  mal  contre  le- 
quellopinion  publique  est  aussi  impuissante  que  toute  autorité 
extérieure.  Dans  TUnion,  comme  en  Angleterre,  tout  le  méca- 
nisme, régulier  ou  irrégulier,  du  gouvernement  aboutit  à  «  réunir 
douze  hommes  sur  un  banc  ;  »  et  si  ces  douze  hommes  sont  ha- 
bituellement mal  dirigés,  si  les  instructions  qu  ils  reçoivent 
émanent  dune  source  corrompue,  il  n'y  a  pas  de  puissance  au 
monde  qui  soit  capable  d'arrêter  le  mal,  —  si  ce  n'est  la  loi  mar- 
tiale du  roi  populace,  communément  appelée  la